Croissance.Vingt ans après son miracle économique, l’Inde perd du terrain face à son rival chinois. La corruption prospère et les investisseurs retirent leurs avoirs. Le pays saura-t-il redémarrer après les élections parlementaires du printemps prochain?
Wieland Wagner
Début novembre, l’Inde a tiré sa première fusée interplanétaire en direction de Mars. Ce jour-là a représenté l’une des rares occasions où la troisième puissance économique asiatique a pu faire étalage de sa modernité. Tout a marché comme une horloge suisse et, au sol, le chef de mission jubilait: «Rien ne nous est impossible!» Dans neuf mois, le pays au 1,2 milliard d’habitants entend fêter son succès: sa sonde atteindra la banlieue de la planète rouge et en fera plusieurs fois le tour. Si le projet réussit, l’Inde serait ainsi la quatrième puissance spatiale à toucher Mars, derrière les Américains, les Russes et les Européens. Mais surtout devant le grand rival chinois.
Cette mission martienne n’est qu’un cache-sexe masquant le fait que, sur Terre, pas grand-chose ne fonctionne comme prévu. La compétition avec la Chine pour l’hégémonie en Asie – décrite par les auteurs occidentaux comme le duel entre le dragon et l’éléphant – a fait long feu au profit de Pékin. Alors que le miracle économique indien a été célébré pendant vingt ans, il décline aujourd’hui. La croissance, naguère autour des 10%, a été divisée par deux. Ce qui signifie que l’économie indienne ne croîtrait plus qu’à la moitié du rythme de l’atelier chinois. Il est vrai que, en ces temps, le Céleste Empire marque aussi le pas, mais tellement moins que l’Inde, confrontée au défi de tirer son peuple de la pauvreté: un tiers des Indiens vivent avec moins de 1,25 dollar par jour. Ce bilan décevant se reflète aussi dans la perte de valeur de la devise: depuis le début 2013, la roupie a dévissé de 12% face au dollar. Ce qui a eu pour conséquence une hausse du prix des biens importés, en particulier le pétrole. L’appétit d’or noir indien est d’ailleurs responsable de l’essentiel du déficit des échanges commerciaux.
La roupie a certes repris quelques couleurs par rapport à sa chute dramatique de l’été, quand les investisseurs fuyaient en cohortes serrées les pays émergents, craignant que la Banque fédérale américaine ne mette un terme à sa politique monétaire accommodante. Depuis, certains avoirs sont revenus et ont animé les cours des actions à la Bourse de Bombay. Mais il se peut que les taux américains ne fassent que retarder une échéance redoutée pour l’économie indienne. Car la misère du pays est faite maison. Durant les années du miracle économique, politiciens et bureaucrates de New Delhi ont négligé d’attirer suffisamment d’investisseurs, de bâtir des usines et de créer des emplois. L’élite du pays n’a pas pensé à moderniser des infrastructures complètement obsolètes, de construire des routes, des ponts et, surtout, un réseau d’alimentation électrique fiable.
Ces grands projets abandonnés. En lieu et place, on a vu une administration arrogante et corrompue jusqu’à la moelle faire fuir les entreprises étrangères: Vodafone, le géant britannique des télécoms, a été assujettie à une sorte d’impôt spécial rétroactif. Enervé par des négociations interminables, le groupe sud-coréen Posco a renoncé en juillet dernier à son projet d’aciérie dans l’est du pays, devisé à 5,3 milliards de dollars. Le même mois, le conglomérat indo-luxembourgeois Arcelor-Mittal a lui aussi laissé tomber un projet analogue. Et, en octobre, le groupe australo-britannique BHP Billiton a annoncé son retrait de divers plans d’exploration de gaz et de pétrole.
Dans cette immense démocratie qu’est l’Inde, les projets échouent souvent en raison de l’opposition justifiée de militants de l’environnement mais, souvent aussi, ce sont simplement des mafieux, des politiciens et des fonctionnaires locaux qui entendent se remplir les poches au passage. «Ce dont l’Inde a besoin, c’est d’un Etat efficace, d’un Etat de droit solide et d’une responsabilité accrue», résume Gurcharan Das, naguère patron pour l’Inde du géant des biens de consommation Procter & Gamble.
Le titre ironique de son livre est India Grows at Night (l’Inde croît la nuit). Autrement dit quand les fonctionnaires dorment. Bien sûr, les chefs d’entreprise du pays sont habitués à se faufiler dans un maquis bureaucratique dont certaines règles remontent à l’époque du colon britannique. Mais ils peinent à créer les emplois nécessaires aux 12 millions de travailleurs qui quittent chaque année la campagne pour des mégapoles comme Delhi.
Un matin à Kusumpur Pahari, le plus grand bidonville du sud de la capitale, Roshan Vedwal, 29 ans, et ses copains traînent dans la ruelle où s’écoule l’eau grise des égouts en plein air. Ils ont grandi dans cette jungle de cahutes où vivent et travaillent au moins 100 000 personnes. L’eau potable n’est distribuée qu’à certaines heures par des camions-citernes. Vu qu’il n’y a pas de toilettes, ils font leurs besoins urgents dans la nature, comme la moitié des Indiens. Roshan cherche du travail depuis deux ans. Auparavant, il était serveur au réfectoire d’un hôpital. En attendant, il vit aux crochets de ses proches qui travaillent comme gardiens ou cuisiniers dans les villas des riches. Le fossé entre fortunés et pauvres est d’ailleurs la réplique moderne du système des castes: en 2010, la fortune des cent Indiens les plus riches représentait un quart du produit intérieur brut.
Un risque de désastre social. Les plus démunis, eux, dépendent des denrées alimentaires que l’Etat leur distribue. Ce jour-là, où une petite foule s’est massée en attendant les vivres, une femme vocifère en brandissant sa carte de rationnement rouge: «J’ai droit à 25 kilos de blé mais ils ne m’en donnent que la moitié.» Mais rien ne sert de crier, préviennent les voisins, car le distributeur se partage la part manquante avec la police. On voit beaucoup de politiciens ces temps dans le bidonville. Ils promettent que les choses vont s’améliorer, puisque en mai il y aura les élections, auxquelles près de 150 millions de personnes participeront pour la première fois.
L’Inde est un pays jeune avec près de 60% de sa population qui a moins de 30 ans. Les économistes saluent cette relève qui formera les bataillons de consommateurs de demain et se félicitent du «dividende démographique» qui devrait donner au pays un avantage sur une Chine en rapide vieillissement.
Mais si l’Inde ne procure pas assez d’emplois à ses millions de jeunes chômeurs frustrés, cet atout pourrait se muer en désastre social. Car à la différence de la Chine, l’Inde se modernise par le haut. Des géants des technologies de l’information (IT) comme Infosys ont transformé le pays en un gigantesque prestataire de services pour le monde entier. C’est surtout l’élite parlant bien l’anglais qui en bénéficie: près de 2,8 millions des 450 millions de salariés du pays sont employés dans les IT.
Reste que ces pionniers pâtissent d’une demande qui s’anémie: les sociétés américaines, en particulier, hésitent à délocaliser davantage de services. C’est pourquoi Infosys, dans la métropole high-tech de Bangalore, a rappelé son mythique fondateur Narayana Murthy de sa retraite afin qu’il remette l’entreprise sur pied. Si celle-ci annonce de nouveau des gains plus élevés, elle le doit surtout au cours très bas de la roupie, qui booste les ventes à l’étranger.
«L’ambiance déprimée dans les IT pèse sur la consommation», avoue Ravindra Bhargava, 79 ans, président du groupe indo-nippon Maruti Suzuki. Certes, le constructeur automobile a enregistré de bons chiffres en 2013, mais la nouvelle clientèle ne suffira pas: «Notre pays ne peut faire l’économie d’une industrialisation de masse, capable de créer suffisamment de postes de travail.»
Japon, Corée ou Chine, aucune puissance économique ne s’est affirmée en Asie sans faire au préalable sa révolution industrielle. A eux seuls, les Chinois produisent cinq fois plus de voitures que l’Inde. Et les Indiens produisent trop cher, car ils doivent importer en masse des composants électroniques compliqués tels que les puces.
Des aides gouvernementales détournées. A Delhi, les politiciens ont pourtant caressé des plans ambitieux en 2011: ils ont décidé d’accroître de 16 à 25% la part de la fabrication industrielle au produit économique total. L’Inde resterait toujours derrière la Chine (30%) et le fait est que l’industrie indienne connaît ces temps une croissance encore plus faible qu’avant.
De plus, ce que les élites de la capitale planifient n’est souvent pas mis en œuvre en province. Les 28 Etats fédéraux sont en général gouvernés par des partis locaux, les crédits d’incitation accordés par Delhi ne finissent pas toujours dans les bonnes poches. Ravindra Barghava rend l’omniprésente corruption responsable des retards accumulés par l’Inde. Il y aurait deux types d’arnaque: une variante concerne le niveau supérieur (l’enveloppe exigée par des politiciens pour autoriser un projet) et la variante au jour le jour (quand le citoyen doit graisser la patte du fonctionnaire pour obtenir une prestation qui lui est due. «C’est du racket», illustre le président de Maruti Suzuki.
La situation ne devrait guère changer d’ici aux élections. Après plus de neuf ans de pouvoir, la coalition du Parti du Congrès du premier ministre Manmohan Singh ne gouverne plus guère et il n’y a aucune réforme de fond à en attendre. Le sikh au turban bleu incarne au contraire la décrépitude du miracle économique. Or, cet économiste formé en Grande-Bretagne faisait partie, quand il était ministre des Finances au début des années 90, de ceux qui ont ouvert l’Inde à l’économie de marché. Mais il n’a plus d’autorité sur son propre parti et ses concitoyens se sont lassés de lui.
Pour nombre d’entre eux, l’espoir s’appelle Narendra Modi, 63 ans. Il est le fer de lance du parti d’opposition hindou Bharatiya Janata (BJP). Les patrons de l’économie et la jeunesse urbaine voient en lui la solution contre la torpeur collective du pays. Ce fils d’un marchand de thé du Gujarat, qu’il dirige depuis 2001, se targue d’avoir fait croître l’économie de cet Etat de 60 millions d’habitants immensément plus vite que la moyenne nationale. En revanche, quand il est question de progrès social, dans la santé ou l’instruction publique, le bilan du Gujarat est en partie encore pire que dans tous les autres Etats.
Economie remise sur pied? Reste que les investisseurs occidentaux envisagent déjà qu’un premier ministre comme Narendra Modi pourrait remettre sur pied l’économie indienne. Aux Etats-Unis, Goldman Sachs a d’ailleurs révisé ses prévisions pessimistes pour le sous-continent et recommande de nouveau d’acheter des titres indiens. Son analyse porte un titre en forme de jeu de mots: «Modifying our View». Attention toutefois à ne pas tout miser sur Modi: l’hindou à la passion réformatrice est cordialement haï par bon nombre d’électeurs de la minorité musulmane. Sous son mandat, en 2002, le Gujarat a vécu des troubles intercommunautaires au cours desquels plus de 1000 personnes ont été tuées sous le regard indifférent des forces de l’ordre et Modi refuse d’en assumer la responsabilité politique.
Et même si Narendra Modi l’emportait en mai à Delhi, il devra sans doute, comme Manmohan Singh, former une coalition et conclure des compromis. Il compte dans son propre parti des représentants de puissants groupes d’intérêts qui renâclent à l’idée d’ouvrir davantage l’économie indienne, notamment à des chaînes étrangères de supermarchés.
Mais qu’importe qui l’emportera au printemps puisque, à l’automne, l’Inde devrait célébrer un succès hors du commun: la mission vers Mars (pour peu que la sonde atteigne sa cible).
© Der Spiegel, Traduction et adaptation Gian Pozzy