Ulrike Meyer-Timpe
Enquête. Les chercheurs comprennent toujours mieux comment les acouphènes naissent dans le cerveau. Les approches pour soulager les personnes souffrant de ces sifflements ou bourdonnements incessants sont diverses. Mais la cure miracle n’existe pas encore.
Matteo de Nora souffrait. Depuis un accident de voiture, le très riche entrepreneur monégasque entendait un sifflement insupportable dans l’oreille. Il a consulté des spécialistes dans le monde entier, y compris à l’hôpital universitaire de Ratisbonne (D).
«Nous n’avons pas pu le soulager», regrette le neurologue et psychiatre Berthold Langguth. Mais Matteo de Nora a néanmoins été tellement impressionné par le travail des médecins qu’il leur a octroyé 12 millions d’euros pour soutenir leurs recherches et créé avec Berthold Langguth la Tinnitus Research Initiative (ndlr: tinnitus signifie acouphène en anglais et en allemand, tandis qu’acouphène vient du grec et évoque un bruit imaginaire).
C’était il y a dix ans. Depuis, les chercheurs ont accumulé une masse de connaissances sur les mécanismes de l’acouphène. La médecine devrait bientôt mettre au point des moyens thérapeutiques plus efficaces (lire Raphaël Maire: "Un symptôme complexe, ayant de multiples ramifications dans le cerveau").
Environ 15% de la population suisse souffre d’acouphènes, soit plus de 1,2 million de personnes. Certaines s’en accommodent, ignorant les sifflements et bourdonnements qui affectent leur audition. Mais plus de la moitié en sont gênées, parfois à désespérer.
Ces gens peinent à se concentrer au travail, souffrent de troubles du sommeil et, parfois, glissent dans la dépression. Les médecins ont longtemps cru que le phénomène se déclenchait dans l’oreille interne, mais le bruit subsiste même lorsque le patient devient sourd et si le nerf auditif est coupé. Est-ce à dire qu’ils s’imaginent le bruit? Ou existe-t-il une cause physique à leur désagrément?
Les spécialistes sont au moins arrivés à une conclusion: l’acouphène ne naît pas dans l’oreille mais bien dans le cerveau. Il vient d’une hyperactivité de certaines cellules nerveuses dans les régions du cerveau qui transforment l’information acoustique. Lorsque moins de signaux arrivent au cerveau à la suite d’un incident dans l’oreille interne, certaines parties du cortex auditif travaillent apparemment pour leur compte.
«C’est comme un amplificateur qui, dans une salle vide, va produire un effet Larsen», illustre le neurologue Christoph Krick, de l’Université de la Sarre. Mais la question demeure: pourquoi certaines personnes affectées souffrent-elles énormément et d’autres peu?
Traitements individualisés
Selon le Dr Berthold Langguth, l’explication est à chercher dans des mécanismes neuronaux différents: suivant comment et dans quelles conditions les nerfs sont irrités, les sensations de douleur qui en résultent sont plus ou moins fortes. Il est possible que des modifications nerveuses différentes entraînent des formes différentes d’acouphènes et requièrent, par conséquent, des stratégies de traitements très individualisées.
Beaucoup de cliniques proposent des traitements, et la plupart optent pour une approche comportementale. Les patients apprennent par exemple à ne pas écouter. Ils s’entraînent systématiquement à détourner leur attention du bruit dérangeant et donc à l’ignorer. «Ça marche pour 80 ou 90% des patients», évalue Brigitte Mazurek, médecin-chef à la clinique La Charité de Berlin. Mais pas dans la même mesure pour tous. Il semble que tout dépende en réalité d’un bon mélange personnalisé de diverses approches thérapeutiques.
En tout cas, le rapport entre stress et acouphènes peut se voir dans le cerveau. Normalement, bon nombre de régions cérébrales s’activent dès qu’elles perçoivent des informations venues du monde extérieur. Dans les zones dites du réseau du mode par défaut (RMD), il se passe exactement le contraire: elles s’activent lorsqu’une personne se borne à laisser divaguer ses pensées.
«Dans le cerveau des patients souffrant d’acouphènes, non seulement on constate des modifications dans les régions liées à l’audition, mais on voit aussi que le système mode par défaut ne démarre plus», explique le Dr Krick.
Plus moyen de se détendre, le bien-être et la sérénité sont affectés. Heureusement, les modifications neuronales sont réversibles. «Le cerveau n’est pas en béton, il est très souple», ajoute le Dr Krick. Comme il est question de bruits produits par le cerveau, une reprogrammation de celui-ci par de la musique se conçoit aisément. Dans le cadre d’une étude à l’Université de Münster, par exemple, on a diffusé à des patients pendant une année des morceaux de musique dont on avait exfiltré très exactement la fréquence de leur acouphène.
La région acouphénique hyperactive a ainsi été acoustiquement épargnée, tandis que les cellules nerveuses voisines étaient stimulées de manière ciblée. Résultat: l’activité dans la région travaillant de travers s’est modifiée et, pour bien des patients, les bruits parasites se sont atténués. C’est aussi sur ce principe que se fonde la nouvelle application pour smartphone Tinnitracks de Sonomede. On ne sait toutefois pas encore si l’effet est durable.
Le programme que propose le Dr Krick à ses cobayes a été développé au Centre allemand de recherche en musicothérapie de Heidelberg. On y demande aux patients notamment de fredonner ou de chanter le bruit qui les torture. La délocalisation de la fréquence gênante du cerveau vers le monde extérieur est censée modifier la perception du son. En outre, le patient participe activement au lieu de subir passivement, contre son gré.
Lorsque Christoph Krick a examiné le cerveau de ses patients pendant la musicothérapie, il a vu comment certains d’entre eux se reconnectaient en mode détente. Après cinq jours seulement, le système mode par défaut travaillait à nouveau mieux.
Des données du monde entier
Le fait que l’on sache désormais localiser avec précision la source neuronale de l’acouphène est une aubaine pour Berthold Langguth. Le psychiatre de Ratisbonne influence l’activité électrique du cerveau de ses patients à l’aide d’une stimulation magnétique: une bobine fixée sur la tête du patient génère des impulsions magnétiques qui traversent le crâne jusqu’au cortex auditif et réduisent, au moins pour un temps, l’activité de la région responsable de l’acouphène.
Chez quelques patients, l’effet recherché dure même depuis des années. Reste que, pour le mécène de Monaco, ça n’a pas marché.
La Tinnitus Research Initiative lancée par Berthold Langguth collecte des données dans le monde entier sur les multiples approches de soins – on en dénombre une quarantaine. Au bout du compte, on espère ainsi identifier à coup sûr la thérapie qui convient le mieux à chaque patient. Mais d’ici à ce que chacun reçoive un traitement taillé sur mesure pour son affection, il s’écoulera encore du temps.
«Nous avons incroyablement progressé ces quinze dernières années. Plus on essaie, plus il est probable que quelque chose se révèle efficace.» Peut-être soulagera-t-on alors Matteo de Nora.
© Die zeit traduction et adaptation gian pozzy
Les mécanismes de l’acouphène
Seule certitude, l’affection provient le plus souvent d’une lésion, par exemple un bruit violent. Les cellules ciliées de l’oreille interne, qui transforment les ondes sonores en énergie électrique et les conduisent au cerveau par le biais du nerf auditif, sont endommagées.
Si le signal acoustique disparaît, les cellules nerveuses du cortex se modifient. Il en résulte alors une hyperactivité dans certaines régions du cerveau. Les neurologues comparent ce mécanisme à l’apparition de perceptions fantômes chez les amputés: lorsqu’une partie du corps ne fournit plus d’informations, le cerveau les fabrique lui-même!
L’acouphène est donc presque toujours un bruit subjectif que le patient perçoit. Il n’a en général pas de source physique, mais naît dans le cerveau. Dans un cas sur cent, le médecin parvient tout de même à détecter une cause objective, souvent à l’aide de son simple stéthoscope.
Parfois les patients entendent le battement de leur cœur, parfois le bruit de leur sang dans leurs artères; l’intensité de ces sons augmente en cas de rétrécissement des vaisseaux, de caillot ou de tumeur dans la région de l’oreille. Lorsqu’un tel phénomène apparaît, une visite chez un otorhinolaryngologiste (ORL) s’impose.
La plupart des gens ont connu des sifflements dans les oreilles. Lorsqu’une telle gêne apparaît pour la première fois, il convient d’aller chez le médecin et, dans 80% des cas, un médicament ou une infusion suffisent à éliminer le problème. Ce n’est que lorsque le bruit persiste plus de trois mois qu’il y a acouphène chronique. Les trois quarts de ces patients n’arrivent plus à s’en débarrasser.
Les personnes affectées d’acouphènes perçoivent des sons de toutes sortes. Cela va du pépiement au couinement, du bourdonnement au grondement en passant par tous les sifflements. La plupart des patients perçoivent un acouphène tonal, soit un bruit d’une certaine fréquence que l’ORL ou l’acousticien peuvent déterminer avec précision. Une étude portant sur 1800 patients a montré que cette fréquence se situait le plus souvent entre 3000 et 5000 hertz, soit un sifflement très aigu.