Enquête. Saturation des réseaux routiers et ferroviaires, budget de la recherche à améliorer: et si la Confédération, les cantons et les communes s’endettaient pour éliminer ces obstacles à la croissance? La situation n’a jamais été aussi favorable. A Berne, la discussion est ouverte.
La traversée autoroutière de Morges est devenue le calvaire quotidien de milliers d’automobilistes, l’un des principaux points noirs du réseau routier romand, particulièrement en début et en fin de journée avec les flux de pendulaires. Pourtant, un projet de nouveau tracé existe, censé rendre sa fluidité au trafic.
Devisé entre 2,3 et 3,2 milliards de francs selon l’option finalement retenue, ce projet est inclus dans le Fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA), qui en comprend d’autres destinés à l’amélioration du réseau autoroutier. Or, la réalisation du contournement de Morges, comme l’élimination des autres goulets d’étranglement, est conditionnée par une augmentation des taxes sur l’essence.
Encore un sujet sensible. Alors que le Conseil fédéral voulait 6 centimes par litre, les deux Chambres n’ont entériné qu’un relèvement de 4 centimes. La décision finale reviendra au peuple, vraisemblablement en février de l’année prochaine. Et si, au lieu de ponctionner les automobilistes, ces chantiers étaient financés par l’emprunt? Jamais les conditions n’ont été aussi favorables: les taux d’intérêt sont au plancher.
Mieux, la Confédération se fait rémunérer 0,45% par ses créanciers lorsqu’elle leur emprunte de l’argent. Au lieu de payer des intérêts, elle s’enrichit! Plus qu’une occasion de circonstance, le recours à l’emprunt permet d’accroître les investissements de l’Etat dans les infrastructures. Comme les routes surencombrées, des chemins de fer bondés, des télécommunications toujours plus sollicitées.
Ou encore dans la recherche, plus que jamais le fer de lance de la compétitivité du pays, déstabilisée par l’exclusion de la Suisse des programmes européens après la votation sur l’initiative «Contre l’immigration de masse». Enfin, comme un coup de fouet à l’économie domestique, ralentie par les crises qui se succèdent depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008 et mal remise du choc du franc fort de janvier 2015.
«Devenons le Singapour de l’Europe!»
«Nous n’avons que les inconvénients des taux d’intérêt négatifs actuellement», constate Guillaume Barazzone, conseiller national PDC genevois et conseiller administratif de la Ville de Genève. Qui poursuit: «Jouissons donc des avantages pour gonfler nos budgets d’investissements. Ceux-ci devraient avant tout se diriger vers les projets d’infrastructures ainsi que dans la recherche, qui sont les deux domaines où une injection de fonds produit les effets les plus marqués sur notre économie et notre bien-être.
Profitons de l’occasion pour prendre de l’avance sur les pays voisins et devenons le Singapour de l’Europe!»
Le Genevois s’appuie sur une institution des plus sérieuses: le Fonds monétaire international (FMI). Selon le gardien mondial de l’orthodoxie économique et fiscale, tenter d’équilibrer les comptes publics à tout prix n’est plus suffisant. Désormais, le mot d’ordre est: endettons-nous! Les Etats sont invités à dépenser davantage dans la construction de routes, de voies ferrées, d’aéroports ou encore d’écoles.
La somme de ces efforts doit aboutir à une explosion de la demande en biens et services, et donc stimuler la production de ces derniers. Ce qui créera, au final, les emplois qui font jusqu’alors cruellement défaut dans le monde de l’après-crise financière, tout en restaurant la confiance.
C’est en mars dernier à Francfort, au cœur de l’orthodoxie financière, que Christine Lagarde, directrice générale du FMI, a affirmé son nouveau credo: certains pays «pourraient s’autoriser une expansion budgétaire, à plus forte raison s’ils s’engagent sur des plans crédibles de rééquilibrage de leurs finances publiques à moyen terme».
En premier lieu, elle pensait évidemment à l’Allemagne, aux finances publiques plus saines que la moyenne européenne, à l’économie florissante mais aux ménages encore crispés sur leur porte-monnaie.
Conseil fédéral divisé
La Suisse doit aussi faire sa part, selon l’organisation de Washington. Fin septembre, elle a d’ailleurs invité la Confédération à «ralentir le rythme de son désendettement» par «un assouplissement du frein à l’endettement» afin que les dépenses non effectuées au cours d’un exercice puissent être reportées l’année suivante. Berne, aux finances florissantes, a largement la possibilité d’emprunter: rien qu’en 2015, sa dette a été réduite de 5 milliards de francs, revenant à 103,8 milliards, soit 16,2% du produit intérieur brut.
Si l’on y ajoute les dettes des cantons, des communes et des assurances sociales, le taux d’endettement total des pouvoirs publics ne représente que 34,4%. Nettement en dessous de la moyenne des 28 pays membres de l’Union européenne (85,2%) et des 19 membres de la zone euro (90,7%)! Seuls l’Estonie (9,7%), le Luxembourg (21,4%), la Bulgarie (26,7%) et la Norvège (31,6%) font mieux.
Si l’injonction du FMI est un pavé dans la mare au pays de la vertu financière, elle tombe cependant à point nommé. Le Parlement a été saisi de plusieurs interventions pour accélérer l’utilisation des surplus. Dans une motion déposée en août, le conseiller national PLR vaudois Fathi Derder affirmait que la Confédération pourrait accroître sa marge de manœuvre budgétaire de 1 à 2 milliards de francs par an rien qu’en maintenant sa dette au niveau actuel au lieu de consacrer ces moyens à la réduire encore.
L’idée est bien entendu remontée au Conseil fédéral, où elle obtient le soutien du socialiste Alain Berset, du libéral-radical Didier Burkhalter et de la démocrate-chrétienne Doris Leuthard.
Naturellement, de telles propositions se heurtent à des résistances. A commencer par celles d’Ueli Maurer, chef du Département fédéral des finances, et de Johann Schneider-Ammann, président de la Confédération et ministre de l’Economie. Sans oublier la majorité UDC-PLR-PDC de la Commission des finances du Conseil national qui a déposé, début septembre, une motion intitulée: «Pas de relâchement du frein à l’endettement».
Ses auteurs sont opposés à ce que la Confédération puisse transférer l’année suivante des crédits non engagés plutôt que de consacrer l’entier des surplus au désendettement. Ils sont persuadés que «les dettes constituent toujours des dépenses à la charge de la prochaine génération. Il s’ensuit que, même lorsque les taux d’intérêt sont bas, il convient de mener une politique financière prudente et de réduire peu à peu les dettes contractées par les générations antérieures.»
Même s’il n’est pas membre de cette commission, le conseiller national PLR vaudois Olivier Feller en partage la prudence: «J’aurais aussi voté contre un assouplissement.» Néanmoins, il admet que l’on peut, grâce à l’emprunt, «accélérer la réalisation de projets existants en attente d’un financement».
Pour atteindre cet objectif, il est d’accord que l’on assouplisse le frein à l’endettement. «Il faudra, bien entendu, avoir une discussion politique sur ce que l’on entend exactement par dépenses d’investissement». Un questionnement sur lequel il rejoint son collègue Guillaume Barazzone pour inclure les infrastructures de transports ainsi que la recherche et le développement. D’autres, à gauche principalement, y ajoutent les aides à la transition énergétique, voire le soutien aux réformes de la prévoyance.
Des goulets d’étranglement comme celui de Morges devraient être assainis, facilitant ainsi la circulation des personnes, des marchandises et des idées, pour le plus grand bien de la santé économique du pays. Cela suffira-t-il pour faire sortir le pays de sa langueur économique? Le spécialiste en finances publiques et professeur à l’IDHEAP Nils Soguel en doute: «La croissance de l’économie helvétique est fortement tributaire de l’offre de travail à long terme. Or, celle-ci est limitée du fait de l’entrée en vigueur de l’initiative sur l’immigration de masse.»
La Suisse peut s’offrir ce coup d’accélérateur pour ses projets d’équipement, qui amélioreront sa compétitivité. Mais un recours au crédit, même massif, ne suffira pas à donner le coup de fouet décisif qu’elle espère tant pour faire redécoller son économie. La solution passe aussi par une meilleure coopération avec ses voisins et partenaires.