Enquête. Le mouvement anti-musique d’ambiance s’internationalise, un TripAdvisor de la pollution sonore dans les restaurants est annoncé. Mais, au fait, pourquoi est-il si difficile de trouver un bistrot où on s’entend parler? Etude d’un cas lausannois.
Ce qu’il y a de plus vicieux, c’est qu’on finit par s’y habituer. Pourtant, la musique d’ambiance est un fléau majeur, «aussi nocif que le tabagisme passif», dit Nigel Rodgers, fondateur du mouvement Pipedown. Et si la plupart des gens ne se révoltent pas, précise l’historien de l’art et philosophe britannique, c’est qu’ils subissent cette plaie comme une fatalité: «Ceux qui haïssent la musique d’ambiance sont plus nombreux que ceux qui l’aiment », affirme-t-il, sondages à l’appui (43% contre et 34% pour à l’aéroport de Gatwick, par exemple).
Pipedown pourrait se traduire par «Doucement les basses!» ou «Fermez-la!». Cet été, le mouvement, né il y a vingt-quatre ans, a remporté une victoire qui a fait du bruit: sous la pression de milliers de lettres de protestation, la chaîne Marks & Spencer a décidé de couper le son dans ses magasins. Pas peu fier, Nigel Rodgers a reçu de Chine, du Vietnam, de Singapour des messages de gens intéressés à ouvrir une antenne locale, telle qu’elle existe déjà en Australie, aux USA, en Allemagne.
Un Pipedown français est également en gestation, annonce le résistant acoustique. Qui tient à préciser: «Nous ne sommes pas des ennemis de la musique! Nous comptons dans nos rangs de grands musiciens, à commencer par Sir Simon Rattle. Nous ne sommes même pas opposés à toute musique d’ambiance quelle qu’elle soit. Ce qui rend fou, c’est cette soupe sonore servie trop fort, partout et tout le temps.
Nous disons, comme John Lennon: «Give peace a chance!» Ou alors, comme Lautsprecher aus (Eteignez les haut-parleurs), le Pipedown allemand: «Vive l’autodétermination acoustique!» «A bas le harcèlement musical!»
On ne parle donc pas ici des extrémistes du silence qui veulent faire taire les clochers de village. On parle de résistants à une maltraitance ordinaire. Tenez, sur le site du Pipedown allemand, on trouve la réponse à une question majeure, qui renaît chaque hiver lorsque les clients des restaurants quittent les terrasses pour réinvestir l’espace intérieur: où diable aller manger si on cherche un endroit pas trop bruyant? Parce que des bistrots sympas, il y en a des tas, mais des bistrots sympas où on s’entend parler, il y en a beaucoup moins.
Lautsprecher aus fournit ainsi une liste de restaurants recommandés dans une centaine de villes allemandes. En Grande-Bretagne, le site ressource s’appelle quietcorners.org.uk et répertorie également des magasins et des lieux de détente. L’an prochain, quietcorners, actuellement en cure de rajeunissement, sera décliné sous forme d’application.
Egalement annoncée pour 2017, une autre application qui mesurera le niveau de décibels dans les établissements et alimentera une sorte de TripAdvisor de la pollution sonore… Le mouvement de résistance s’organise, gagnera-t-il la Suisse?
Étude de cas: Le Simplon
Ce qui est sûr, c’est que la pollution sonore peut faire fuir les clients et le confort acoustique les faire revenir. Zoran Kosutov, patron du bistrot du Simplon à Lausanne, en fait l’expérience: «Les jeunes de 20 ans, habitués aux décibels des boîtes de nuit, supportent tout. Mais à partir de 30-35 ans, les gens aspirent au confort. Mes clients se plaignaient, ils en avaient marre de crier pour s’entendre…» Le Simplon, c’était le typique bistrot bobo super- sympa mais infréquentable en hiver: à l’heure du café, on avait la tête comme une citrouille.
Cet été, Zoran Kosutov a entrepris de grands travaux et «mis le paquet» sur l’isolation acoustique du local. Le résultat est presque invisible, mais, à l’oreille, on a l’impression de passer d’une boîte de conserve géante à un lit de plumes. «Les clients reviennent, ça valait la peine», sourit le patron, qui a déboursé, pour ce résultat, l’équivalent de 20% du budget de la rénovation de départ.
«Ce qui est dommage, c’est que s’il avait d’emblée intégré l’acoustique aux travaux, ça ne lui aurait presque rien coûté», dit l’auteur de la transformation. André Lappert, magicien de l’acoustique de renommée internationale (on lui doit notamment l’Auditorium Stravinski à Montreux ou la Haute école de musique à Lausanne), est assis à une table du Simplon devant son expresso: «Vous entendez?, chuchote-t-il ravi. Avec une bonne acoustique, on entend jusqu’au mensonge dans la voix des gens...»
On n’en demande pas tant. En revanche, on brûle de savoir: pourquoi cette impression qu’il est de plus en plus difficile de trouver un restaurant où l’on s’entend parler? Effet combiné du catastrophisme ambiant et du vieillissement de la population? Ou dégradation objective sur le front de la pollution sonore?
Mais que fait l’architecte?
Il y a bel et bien dégradation objective, répond André Lappert, et elle est architecturale. Le Simplon est typique d’une génération de bistrots à la déco d’inspiration postindustrielle en vogue dans le milieu urbain-branché: «La tendance est au dépouillement, aux matériaux durs, aux grandes baies vitrées, c’est-à-dire au risque maximal en matière de réverbération.»
A l’inverse, il y a quelques décennies encore, l’abondance de plâtre, de briques, de bois, mais aussi les rideaux aux fenêtres, les tapis et le papier peint donnaient aux intérieurs cette ambiance «feutrée» passée de mode.
Pour être précis, il faut ajouter que l’affaire est encore plus complexe: «L’acoustique, ce n’est pas qu’une histoire de matériaux, mais aussi de géométrie.» André Lappert vient d’en faire la brillante démonstration avec le nouvel auditorium de l’Ecole de médecine de l’Université de Lausanne: une salle 100% béton, à l’acoustique confortable.
Mais pour obtenir ce résultat, il faut un savoir-faire qui tend à se perdre: «Autrefois, les architectes travaillaient avec tous leurs sens. Aujourd’hui, ils se noient dans des exigences normatives de plus en plus pointues. L’acoustique est devenue une science à part, enseignée dans les écoles d’ingénieurs, mais réduite à ce qu’on peut appréhender mathématiquement; c’est la roue en bois comparée à la roue en pneu. Ça roule, mais on peut faire mieux!»
Une science à part, donc. Et largement négligée, quand il s’agit de construire des appartements ou de rénover un bistrot. «Appelons un chat un chat: les architectes se fichent complètement de l’acoustique. Ce sont des visuels avant tout.» Bertrand de Rochebrune est le successeur d’André Lappert à la tête de l’entreprise que ce dernier a créée à Lausanne, d’Silence acoustique. Il constate: «Lorsqu’un restaurateur fait appel à nous, c’est la plupart du temps après coup, une fois que les travaux sont terminés, parce que trop de clients réclament.»
Le bureau d’architecture lausannois a-rr. est l’un des rares à intégrer d’emblée le confort acoustique à ses prestations: «En général, dit le CEO Jacques Python, les clients n’y ont pas pensé, mais ils trouvent que c’est une bonne idée. Ça leur coûte environ 1% du budget. Mais il y a aussi parfois des réticences; le silence fait peur, ils craignent l’effet de vide...»
C’est là que peut intervenir une petite musique de qualité. «La musique d’ambiance bien faite est celle que l’on n’entend pas, à moins de l’écouter expressément», plaide Stéphane Rodriguez, cofondateur de la société genevoise Sublimusic, spécialisée dans la playlist personnalisée et volontiers haut de gamme.
Pour lui, l’affaire est entendue: si Pipedown existe, c’est parce qu’il y a trop de soupe sonore de mauvaise qualité. «Trop longtemps, on a mis de la musique d’ambiance pour couvrir les bruits.» Et quand il y a beaucoup de bruit à cause d’une mauvaise acoustique, la spirale infernale s’emballe vite. Ajoutez à cela un choix pauvre et répétitif et un volume mal réglé, le désastre est programmé.
L’expérience du Simplon semble donner raison à Stéphane Rodriguez; le patron a aussi investi dans une nouvelle sono et diffuse un léger arrière-fond musical plus agréable qu’énervant. De là à dire qu’il est indispensable… Dans son dernier livre *, le sociologue Alain Corbin note que ce qui caractérise notre époque, c’est davantage la disparition du silence que l’intensité du tapage.
Le bruit de la ville était sans doute plus assourdissant au XIXe siècle qu’aujourd’hui. Ce qui a changé, c’est «l’hypermédiatisation, la permanente connexion et, de ce fait, l’incessant flux de paroles qui s’impose à l’individu et qui le conduit à redouter le silence.»
* «Histoire du silence», Alain Corbin, Albin Michel.