Tobias Rapp
Interview. L’historien belge David Van Reybrouck, 45 ans, plaide pour une restructuration radicale du système politique en Europe. Selon lui, seul le tirage au sort peut sauver la démocratie.
Après la crise institutionnelle de 2010 et 2011 en Belgique, qui a vu le pays privé de gouvernement pendant 541 jours, l’historien a publié l’essai "Contre les élections". Il résonne comme un commentaire au choc du Brexit, à l’hystérie trumpienne, à la crise des réfugiés, à l’avènement des partis populistes.
Dans les démocraties occidentales, les gens sont toujours plus nombreux à avoir le sentiment de ne pas être écoutés. Et à se tourner vers les populistes. Qu’est-ce qui cloche avec les élections?
Nous tuons la démocratie quand nous la réduisons à une procédure archaïque. Voyez le Brexit. Le verdict des urnes traduit tout ce qui ne marche pas dans notre système démocratique. Le référendum n’a eu lieu que parce qu’il était une promesse électorale de David Cameron – qui était convaincu que les Britanniques voteraient non.
Puis Boris Johnson s’est rué sur l’occasion en espérant se placer pour les prochaines élections. Lui aussi était sûr que les Britanniques diraient non. Mais ils ont voté oui. Or, la question était extrêmement complexe: comment définir nos futurs rapports avec l’UE? Mais le référendum ne permettait que deux réponses: oui ou non.
Cela se serait mieux passé avec un tirage au sort?
Imaginez que l’on tire au sort 1000 citoyens britanniques, à qui l’on donnerait six mois pour réfléchir à l’avenir des relations entre le Royaume-Uni et l’UE. Ils auraient accès à toutes les informations utiles, ils auraient le droit d’inviter tous les experts qu’ils souhaitent, tous les politiciens dont ils jugent l’opinion importante. Si, au bout des six mois, on avait fait voter ces gens, on aurait probablement eu un résultat plus raisonnable et évité une division profonde du pays.
On dit souvent qu’il faut laisser les questions compliquées aux spécialistes.
Tout faux. Cela ne ferait qu’accroître le sentiment que les élites font ce qu’elles veulent. Nous devons développer des procédures démocratiques adaptées à la complexité des problèmes à résoudre.
Le tirage au sort, ça sent la loterie. Comme si les décisions politiques se prenaient à pile ou face.
Le tirage au sort a une longue histoire qui commence dans la Grèce antique. Pendant des siècles, la République de Florence a pris des décisions politiques à l’aide d’une procédure de tirage au sort complexe. Dans nos systèmes, le tirage au sort existe toujours pour désigner les jurés des tribunaux; ils fonctionnent bien et livrent un verdict raisonnable dans des situations compliquées.
Pourquoi le tirage au sort serait-il meilleur que les élections?
Il permet de prendre des décisions qui concernent le bien commun à long terme. On voit bien que les élections ne le permettent pas. Un ministre belge disait savoir pertinemment ce qui est bon pour le climat, mais que s’il le faisait il ne serait jamais réélu. C’est cynique, mais c’est ainsi. L’idée du tirage au sort est que la population doit avoir son mot à dire. Les instruments actuels de nos démocraties sont inadéquats. Les élections et les votations populaires sont des instruments primitifs. Ils ne sont pas adaptés au XXIe siècle.
Qu’est-ce qui a changé?
Vous. Moi. Nous. En 2006, le magazine Time a élu l’individu comme «personnalité de l’année». Il a eu raison. Notre pouvoir individuel est plus fort que jamais. L’avènement des médias sociaux a chamboulé notre société. Ils donnent une voix à tous ceux qui, auparavant, n’en avaient pas. Quiconque a désormais la possibilité de s’exprimer et d’être écouté. Chacun a en envie d’être pris au sérieux par les politiciens.
Si le système politique ne fonctionne plus parce que le système de communication s’est tellement modifié et que le système politique n’arrive pas à suivre, pourquoi diable le tirage au sort serait-il meilleur?
Nous avons, en Occident, la population la mieux formée de toute l’histoire de l’humanité. Jamais auparavant nous n’avons eu accès à une information aussi complète. Sauf que nous ne savons pas tirer le meilleur des gens. Pourquoi élire Trump? Parce qu’il divertit. Dans l’isoloir, on tire le rideau et on dit: «Vous allez voir ce que vous allez voir.» Voter pour Trump, c’est faire un doigt d’honneur à l’establishment. Mais, si les gens ne font pas confiance aux politiques, comment les politiques devraient-ils se fier aux gens?
Comment éviter cela?
En sortant les gens de l’isoloir et en les plaçant en pleine lumière. Le tirage au sort crée une nouvelle sorte de présence publique.
Et les gens deviendraient meilleurs en s’asseyant à la même table?
Les gens qui s’assoient à la même table discutent ensemble autrement que lorsqu’ils écrivent quelque chose sur la Toile. La femme qui est assise à une table et dit qu’elle a contribué à bâtir son pays et ne veut pas que les immigrés le lui prennent y réfléchit différemment quand son voisin lui dit «J’ai longtemps vécu illégalement dans votre pays» et qu’il lui raconte son histoire. A la fin de telles rencontres, il y a toujours des propositions raisonnables.
La présence publique dont vous parlez n’existe-t-elle pas par le biais des médias sociaux?
Les réseaux sociaux sont magnifiques, mais il ne faut pas les confondre avec la présence publique. Je ne crois pas que la démocratie numérique ait un grand avenir. Je crois que la démocratie est liée à la présence, avec le fait que l’on puisse se voir, qu’on s’assoie à la même table.
Y a-t-il des exemples où le tirage au sort a fonctionné?
Quelques-uns. Le plus intéressant est l’Irlande. En 2013, pour délibérer de modifications de la Constitution, une assemblée – composée de 100 personnes, dont 66% de citoyens tirés au sort – a été convoquée. Ces gens devaient discuter de huit articles de la Constitution irlandaise.
Le plus compliqué: le mariage entre deux personnes du même sexe. Tous ceux qui n’avaient pas été tirés au sort ont pu faire valoir leur position sur l’internet. Ce fut un long débat. A la fin, 80% des participants ont décidé d’ouvrir le mariage aux homosexuels. Il y a eu référendum, et près des deux tiers des votants ont dit oui à ce mariage ouvert. Sans cette procédure, jamais cela n’aurait été possible. Le mariage homosexuel s’est vu conférer sa légitimité.
Si l’histoire de la procédure de tirage au sort est aussi ancienne que vous le dites, pourquoi ne s’est-elle pas imposée?
La démocratie athénienne a été largement fondée sur le tirage au sort. Les postes le plus importants étaient attribués par le sort pour éviter les abus de pouvoir. Pour Aristote, la loterie était démocratique, l’élection oligarchique. Et c’est ce que pensaient aussi Montesquieu et Rousseau, les précurseurs de la démocratie au XVIIIe siècle.
Mais les révolutionnaires américains, aussi bien que les français, ont redouté un excès de démocratie: pour gouverner, il fallait que l’aristocratie héréditaire soit remplacée par une aristocratie élective. Et, au début du XIXe siècle, on a inventé la nouvelle notion de démocratie représentative.
Le droit de vote universel est une grande conquête démocratique…
Sûrement. Les socialistes ont combattu les élites en insistant pour que toutes les voix aient la même valeur, que tout le monde devait pouvoir voter. Le fait que l’on ne parlât pas, alors, de tirage au sort peut tenir au fait que personne n’en avait fait l’expérience.
La démocratie est lente, elle doit forger des compromis et tenir compte des intérêts de tous. L’idée du tirage au sort ne résulte-t-elle pas aussi de l’envie d’accélérer et de simplifier les choses?
Non. D’une part, je crois que le tirage au sort devrait avoir sa place dans les législatifs, pas dans les exécutifs – dans la justice, ça fonctionne. D’autre part, j’ai assisté à des réunions convoquées par tirage au sort: mon expérience indique que des citoyens ordinaires qui, sans ça, auraient répandu leur fiel sur Facebook ont non seulement conféré en personnes civilisées, mais aussi intégré la complexité des problèmes politiques. Les gens que l’on traite comme du bétail électoral se comportent comme du bétail. Quand on se sent considéré, on se comporte en conséquence.
Les élections ne changent plus grand-chose, l’essentiel est décidé à Bruxelles.
C’est vrai que beaucoup de compétences ont été transférées du niveau national au niveau européen. Si l’UE était finaude, elle mobiliserait de l’argent pour l’investir dans la démocratie. Au niveau national, bien sûr.
Autrement dit?
Imaginons que l’UE choisisse dans chaque pays membre 1000 personnes par tirage au sort et leur demande: comment voyez-vous l’UE en 2030? Identifiez les dix points qui seront importants pour votre pays au sein de l’UE. On donnerait à ces 1000 personnes assez de temps et un budget pour qu’elles puissent interroger des experts et délibérer entre elles.
Pour 28 pays, on aurait ainsi 280 thèmes. En éliminant les redondances, on garderait, disons, 150 thèmes. Ensuite, on ferait voter, chaque citoyen pouvant se prononcer sur cinq de ces thèmes. Au terme d’un tel processus, j’imagine que l’UE serait autre chose.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation Gian Pozzy