Sigmar Gabriel.Il redonne de la dignité à son parti, force le respect de ses adversaires. Longtemps sous-estimé, le président du Parti social-démocrate et vice-chancelier se rend incontournable pour la succession d’Angela Merkel. Portrait d’un Allemand qui surprend.
C’est sa maman qui doit être surprise. Il y a quatorze ans, elle n’en revenait déjà pas de découvrir à quel point son fils autrefois mauvais élève avait réussi. Il était alors devenu le plus jeune ministre-président d’Allemagne, à la tête du land de Basse-Saxe. Vous imaginez aujourd’hui? Elle doit se frotter les yeux en lisant la presse de son pays, longtemps railleuse mais qui, tout soudain, se livre à des enchères dithyrambiques: «le superministre», «Mister Universe», «l’homme d’Etat». Son Sigmar? Oui. Lui. Sigmar Gabriel, 54 ans, président du Parti social-démocrate (SPD), est désormais vice-chancelier d’Allemagne, numéro 2 du gouvernement, à la tête d’un ministère englobant l’économie et l’énergie, responsable désigné de la sortie du nucléaire. Rien de moins.
Le retour de l’ardeur. Comme une balle magique, tout en rondeurs et en accélération, il se révèle virtuose dans l’art de rebondir. Il a transformé une défaite en victoire; réussi à faire oublier que c’est lui qui avait poussé le malheureux candidat Peer Steinbrück sur le devant de la scène. Surtout, il a relevé la tête pendante de son SPD, sorti piteux des élections du 22 septembre avec seulement 25,7% des voix contre 41,5% pour Angela Merkel, un des plus mauvais résultats de son histoire; et puis il a donné envie à 4500 nouveaux adhérents de s’engager dans son parti. Alors si ce n’est pas le bonheur, ça y ressemble.
Mais quel sort a donc jeté Sigmar l’enchanteur à son parti pour qu’il retrouve cette dignité, ces yeux brillants et cette ardeur à la tâche politique? Et, mis à part sa corpulence et ce petit espace vide entre les incisives qu’on appelle précisément les dents du bonheur, en quoi Gabriel se distingue-t-il de ses pairs?
«Nous devons oser davantage de démocratie», disait Willy Brandt en 1969. «Mehr Demokratie wagen», Sigmar Gabriel a pris au mot l’ancien chancelier allemand, Prix Nobel de la paix dont on vient de fêter le centenaire. Après le désastre du 22 septembre, il a osé. Il a promis aux membres de son parti, plus que sceptiques, qu’il n’y aurait pas de coalition sans leur accord.
Armé de cette épée de Damoclès, il s’est alors lancé en négociation avec le camp d’Angela Merkel. Au bout de longues semaines de discussions menées dans la plus grande discrétion, le contrat de coalition ressemble davantage à un programme de gauche que de droite avec un salaire minimum à 8,5 euros par heure et la possibilité de prendre sa retraite à 63 ans pour les salariés qui ont travaillé quarante-cinq ans.
Miracles de Noël. Dès lors, les stars du parti se sont déployées aux quatre coins de l’Allemagne pour convaincre. En première ligne, c’est lui, Gabriel qui a mouillé sa chemise, intervenant dans pas moins de dix endroits, avec des exemples concrets: «Nous décidons si une fleuriste gagne 5 euros de l’heure ou, enfin, 8,5 euros.»
Et, miracle, alors que les questions de personnes, les honoraires du candidat Steinbrück avaient dominé la campagne électorale, ce coup-ci les camarades n’ont parlé que contenus politiques, retraites, salaires, égalité, énergie. Grâce à Gabriel qui s’était mis d’accord avec Angela Merkel de ne rien dévoiler sur les futurs ministres. Eh oui, ce Gabriel à la langue bien pendue, qui a souvent pesté «off the record» contre le candidat Steinbrück et ses pannes de communication, a fait preuve d’une grande discipline tout au long des négociations et même au-delà.
Politiciens et observateurs n’en reviennent pas. Car chacun a son anecdote à raconter sur les idées spontanées envoyées par le chef du SPD par SMS, les programmes en huit points qu’il faut commenter sur-le-champ, son hyperactivité, ses rendez-vous annulés. Or, là, comme le souligne un parlementaire d’ordinaire critique à son égard, «il s’est transformé, prouvant qu’il avait des nerfs très solides et des qualités de conduite bien supérieures à ce qu’on pensait».
Miracle encore, juste avant Noël, le chef du SPD et ses 400 aides bénévoles ont ouvert leur cadeau, des tonnes d’enveloppes amenées par camion: 78% des 470 000 membres du parti ont répondu à la consultation, plus des trois quarts ont dit «ja». S’ils avaient répondu «nein», Gabriel serait «weg», loin, démissionné comme Steinbrück.
L’art de rebondir.«Ce n’est pas la première fois que l’homme rebondit», relève son camarade de parti Hubertus Heil, vice-chef du groupe parlementaire au Bundestag, qui vient aussi de Basse-Saxe. Dans ce land, le jeune ministre-président Gabriel avait en effet subi une terrible défaite électorale en 2003, qui le laissa d’abord terrassé, humilié de n’être plus que «délégué du SPD à la musique pop». Après une vraie traversée du désert, l’homme reçoit une deuxième chance en 2005: le Ministère de l’environnement dans la première grande coalition avec Angela Merkel. Il la saisit, se plonge dans le travail avec sérieux et ardeur, suivant dès le petit matin des coachings en art de la négociation et en anglais. En très peu de temps, il s’imposera comme un acteur important à l’intérieur et reconnu à l’étranger. C’est le temps où le réchauffement climatique figure tout en haut des préoccupations politiques. Et lui se bat comme un lion pour les énergies renouvelables et les nouvelles technologies. Rebond réussi.
Et de survivre. Bien avant cette épreuve, dans la petite ville médiévale de Goslar, là d’où il vient, là où il vit, Sigmar Gabriel en subit une autre, durable, profonde. Il l’a racontée à Bernd Ulrich, chef de la rubrique politique à l’hebdomadaire Die Zeit, qui publia ses confessions début 2013. Sigmar Gabriel, après la séparation de ses parents quand il avait 3 ans, fut arraché à sa mère, contraint de vivre avec un père qui le battait, le privait de jouets et tenta de l’obliger à appeler sa nouvelle compagne «Mutti». La tyrannie dura sept ans. Quand sa mère finit par obtenir sa garde, le garçon fit les quatre cents coups et causa, paradoxe, bien des soucis à cette maman si désirée. Plus tard, l’aversion pour le père prit une tout autre dimension: à 18 ans, il le revoit et découvre un nazi convaincu, collectionneur de livres et de pamphlets révisionnistes, obsédé par de vieux démons, toujours hargneux envers son ex-épouse. Sigmar Gabriel, confronté brutalement à son destin d’Allemand, ne cessera de réfléchir à l’histoire de son pays. Il voyagera régulièrement en Israël où il a dernièrement emmené sa fille aînée.
L’antithèse d’Angela. Mais revenons à Berlin. Si on dit que l’homme se révèle dans l’épreuve, rien n’est plus vrai pour Sigmar Gabriel. Il a pris un risque en consultant sa base, il a mis son destin politique entre les mains des siens. Plus que du courage, Horand Knaup, journaliste au Spiegel et spécialiste du SPD, y voit l’intelligence, l’instinct de l’animal politique. «S’il n’avait pas consulté la base, l’atmosphère se serait profondément détériorée au sein du parti», estime-t-il. Quoi qu’il en soit, il s’est désormais positionné comme le socialiste qui pourra prétendre à la succession d’Angela Merkel en 2017.
Dès lors on s’interroge: Sigmar Gabriel serait-il aussi fin calculateur qu’Angela Merkel? On se souvient de l’habileté de celle qui laissait le Bavarois Edmund Stoiber partir au combat et perdre, en 2002, contre Gerhard Schröder. On sait tous les hommes écartés sur son chemin, à commencer par son mentor Helmut Kohl. Alors: Gabriel aurait-il lui aussi laissé le candidat Steinbrück courir à sa perte, partir en campagne avec la conviction intime qu’il allait perdre? Sachant que l’homme de Hambourg n’avait jamais gagné d’élections auparavant et que l’Allemagne n’avait guère envie de se séparer de sa chancelière? A-t-il voulu se préserver, conscient que lui-même n’avait encore aucune chance, passant pour peu sérieux, peu fiable? Peut-être.
Les parallèles s’arrêtent là. Si, à l’image d’Angela Merkel, Gabriel a appris les leçons de Machiavel pour gagner le pouvoir, et s’il a comme elle dirigé le Ministère de l’environnement, pour le reste, le chef du SPD incarne l’antithèse de la chancelière.
D’abord il sait parler à une foule, sentir un auditoire, amuser son public. Et il s’expose, il arrive même qu’il explose. «Arrêtons donc ces conneries!» a-t-il lancé dernièrement à une journaliste très connue de la chaîne publique ZDF qui remettait en cause l’aspect démocratique de la consultation du SPD. Cet échange qu’on peut suivre sur YouTube lui a finalement valu des sympathies de tout bord, mais jamais Angela Merkel ne perdrait ainsi la maîtrise de soi. Elle préférera toujours endormir l’assistance que la provoquer.
Le goût du risque. Car la plus grande différence qui distingue la chancelière et son vice-chancelier reste la prise de risque. Alors qu’Angela Merkel s’allège du lourd dossier du tournant énergétique, Sigmar Gabriel le hisse sur ses épaules. Avec ce grand ministère qui réunit l’économie et l’énergie, il endosse une responsabilité énorme, celle de réussir la sortie du nucléaire. Une prise de risque qui peut déboucher sur le meilleur – le ministre impose son pays comme le leader mondial de la 3e révolution industrielle – comme sur le pire – il échoue et peut oublier la chancellerie. Bien sûr, il débute avec des atouts, il connaît le domaine du temps où il était ministre de l’Environnement, il connaît les acteurs et sa motivation a de profondes racines: l’homme vient de Basse-Saxe où la branche de l’acier et de l’automobile pourvoit encore de nombreux emplois, où la gauche a toujours tenu à conserver une industrie forte. Le mariage de l’économie et de l’écologie est au cœur des débats, il aura d’ailleurs l’occasion d’en parler avec son homologue Doris Leuthard. Mais au bout du compte, l’action du ministre sera mesurée aux prix de l’énergie: s’ils sont trop élevés, il risque l’opprobre de la population et de l’économie.
Une ambition fluctuante. Dans les années à venir, Gabriel aura encore l’occasion de faire ses preuves. Il aura aussi à côtoyer une autre hyperactive productrice d’idées créatives en série: Ursula von der Leyen, la nouvelle ministre de la Défense, première femme dans cette fonction. Médecin et mère de sept enfants, la charismatique démocrate-chrétienne est aussi une surdouée de la communication. Une redoutable concurrente pour Sigmar Gabriel. D’autant plus que son ambition semble plus dévorante que celle du social-démocrate. Son ambition à lui a quelque chose de fluctuant, qui balance selon l’humeur et l’atmosphère. Comme le souligne Bernd Ulrich, qui travaille à un livre d’entretien avec Sigmar Gabriel et passe donc de longues heures avec lui: «Sous ses airs parfois provocateurs, il est un homme en proie au doute, un Allemand qui rumine, comme nous le sommes presque tous. Une remise en question à mettre en relation avec notre histoire.»
Alors, si Sigmar Gabriel devient un jour chancelier, sa maman ne sera pas la seule surprise. Il le sera aussi.
Sigmar Gabriel
1959 Naissance à Goslar, où il vit toujours.
1999 Ministre-président du land de Basse-Saxe. Il perdra contre Christian Wulff, le futur président du pays, en 2003.
2005 Ministre de l’Environnement dans la grande coalition CDU-SPD, déjà sous la chancelière Angela Merkel.
2009 Elu président du SPD après la débâcle électorale du parti (23%).
2012 Naissance de sa fille Marie. Il prend une «Baby-pause» de plusieurs semaines.
2013 Vice-chancelier et ministre de l’Economie et de l’Energie dans le nouveau gouvernement de coalition de la chancelière Merkel.