Enquête. Dans les magasins, fausse «Bratwurst» et simili-steaks se multiplient. Ils s’adressent au public du futur: végétarien par intention plus que par goût. Et nul en cuisine.
Votre «veggie burger» n’est pas assez saignant? Patience: une start-up californienne, joliment nommée Impossible Food, met au point le sang végétal, qui donnera à l’imitation de viande la touche de simili-hémoglobine qui lui manque.
En attendant, vous pouvez faire griller une Vegi Bratwurst ou un avatar de steak au poivre, appâter vos enfants avec des nuggets de pseudo-poulet, garnir vos sandwichs de tranches de charcuterie 100% végétale. Tout en déclinant le (faux) slogan de Canada Dry: «Ça a le goût de la viande, la couleur de la viande… mais ce n’est pas de la viande.»
La variété des produits qui imitent la chose carnée ne cesse de s’étendre. Le pionnier néerlandais The Vegetarian Butcher, qui fournit 900 magasins dans le monde, fait des émules jusque dans la patrie de l’entrecôte parisienne. Lancée à la fin de l’an dernier, La Boucherie Végétarienne, site français de vente de produits «similicarnés», affiche une progression spectaculaire de ses points de livraison et couvre désormais, hors la Corse, l’ensemble du territoire français.
En Suisse, une boucherie végétarienne s’est ouverte à Zurich en 2013: Vegi-Metzg, émanation du restaurant Hiltl, est pour l’instant destinée à rester unique en son genre. Mais qu’importe: l’acheteur romand friand de saucisses végétales n’a nul besoin de commerces spécialisés; il trouve son bonheur, et bien plus encore, à la Migros et à la Coop – qui ont chacune développé leur propre gamme – tout comme dans un grand nombre de magasins bios et végétariens.
Les marques sont suisses (Noppa’s, Délicorn de Coop, Cornatur de Migros, toutes produites par Fredag), allemandes (Taifun, Wheaty) ou française (Soy) et, ici comme ailleurs, le marché affiche une santé éclatante: à l’échelle mondiale, selon le bureau d’études Markets and Markets, les ventes de similiviande vont croître de 6,4% par an d’ici à 2020.
Pour l’omnivore de base, il y a quelque chose d’incompréhensible dans ce succès: si la viande vous horripile, pourquoi diable chercher à l’imiter dans votre assiette? Quel drôle de végétarien êtes-vous si, à l’approche des Fêtes, vous commencez à échanger des recettes de dinde reconstituée et de faux foie gras (voir exemples ci-dessous)?
Quand ils vous répondent, les amis du soja, du seitan et du Quorn commencent par vous expliquer qu’il y a deux sortes de végétariens: ceux qui le deviennent par dégoût spontané de la chair animale, et ce n’est pas eux que l’on verra se muer en chasseurs de simili-Bratwurst. Mais aussi ceux qui renoncent à l’entrecôte pour des raisons éthiques, au prix d’une forte nostalgie gustative. Ajoutons: quelques enfants et conjoints convertis malgré eux.
Madeleines gustatives
«On peut être végétarien et continuer d’aimer le goût de la viande», confirme Rolf Hiltl, héritier du Hiltl, à Zurich, premier restaurant végétarien au monde (1898) et copropriétaire de la chaîne Tibits. De plus, il n’y a pas que le goût.
«Manger de la viande est profondément ancré dans notre culture. Si on l’a aimée enfant, elle reste associée à des souvenirs agréables qui englobent des odeurs, des formes, des couleurs, des rituels. Parfois, c’est simplement le geste qu’on essaie de reproduire, comme avec le substitut de saucisse à griller.» Ou avec le burger végétarien, parce que le burger est devenu le prototype difficilement remplaçable du repas chaud pris sur le pouce.
Il y a donc, dans la galaxie végétarienne, un public naturel, minoritaire. Et un «second public», comme dit Rolf Hiltl, autrement plus important, poussé par la conviction ou par l’air du temps. Le séduire constitue un enjeu commercial autant qu’éthique. La vénérable enseigne zurichoise s’y emploie depuis ses débuts, avec plusieurs classiques dont le succès ne se dément pas: l’émincé à la zurichoise, l’escalope cordon-bleu et le Hiltl Tatar, qui ressemble à s’y méprendre à un tartare.
«Les gastronomes eux-mêmes s’y trompent! sourit l’héritier. Le produit de base est l’aubergine, colorée à la betterave. La texture rappelle la viande et, pour le reste, mon expérience de cuisinier m’a appris que l’essentiel du goût dépend des épices, de la sauce, de la préparation.»
Dès 2018, au déjà célèbre Tibits du buffet de la gare de Lausanne, on retrouvera du vrai-faux tartare, quoique dans une recette différente. L’émincé à la zurichoise, la Currywurst de tofu-seitan ou les lasagnes à la bolognaise façon Tibits devraient également passer la Sarine. Ajoutez-y le papet vaudois végétarien promis par le chef.
Dans ce public à conquérir, l’élément mâle est clairement dominant, note encore Rolf Hiltl, qui sait ce que son succès doit aux femmes. «Ce sont elles qui amènent les hommes dans nos restaurants et nos buffets. On dit même que certains n’y entrent que pour ne pas perdre une chance de côtoyer autant de jolies clientes…» Comment ne pas encourager un si louable effort avec des mets qui mettent le mâle à l’aise?
Prêt-à-manger végétarien
C’est donc une stratégie de conquête qu’incarne (si l’on ose dire) la fausse viande. Conquête des virils adeptes du barbecue, mais aussi, dans la vente au détail, d’un autre public: celui des pressés et des nuls en cuisine, avec une offre de prêt-à-manger.
Au magasin, c’est en effet au rayon des produits précuisinés que vous trouverez les similisaucisses de Vienne et autres nuggets au soja. Leur principal producteur suisse, Fredag, ne s’est d’ailleurs diversifié dans le végétarien que dans un deuxième temps.
«Le virage s’est amorcé il y a trente ans, explique la product manager Sonja Forster, avec l’arrivée sur le marché du Quorn», une création britannique issue d’un champignon enrichi en protéines de lait et d’œuf. Fredag s’est ensuite lancé dans la production d’autres substituts carnés, à base de produits traditionnels comme les protéines de soja, le tofu, le seitan.
Problème: du point de vue diététique, un produit précuisiné, viandé ou non, risque d’avoir les défauts de tout produit précuisiné. «Vu sous l’angle de l’apport protéinique, le Quorn, tout comme le soja, est un aliment très complet et recommandable, dit Laurence Margot, diététicienne aux Ligues de la santé Vaud, à laquelle nous avons soumis des produits vendus en Suisse romande (voir exemples ci-dessous).
Le hic, c’est qu’au naturel il n’a pas beaucoup de succès. En revanche, il est très apprécié sous forme de nuggets. Or, pour ajouter du goût et du croustillant, l’industrie choisit des taux de sel et de graisse qui ne sont souvent plus du tout recommandables diététiquement.» Quand elle ne recourt pas carrément à la très vilipendée graisse de palme, comme dans le Vegi Bratwurst de chez Noppa. Non, il n’y a pas de miracle: pour donner du goût à votre tofu, il faut le cuisiner avec amour. Ou alors plonger dans l’enfer de la friture.
Mais n’en est-il pas de même avec une bonne partie de la viande industrielle que nous mâchouillons? C’est l’argument avancé par Mark Brittman, critique gastronomique du New York Times et adepte du faux poulet: «Ça n’a pas vraiment le goût de poulet, mais du moment que le poulet n’a en général pas vraiment le goût de quoi que ce soit, où est le problème?»
EXEMPLES
Veggie burger Holy Cow
A base de pois chiches, lentilles et farine de blé. L’imitation est purement visuelle et gestuelle pour cette alternative végé, servie dans la chaîne suisse de restaurants de hamburgers.
Tartare Tibits Carotte, céleri, okara
la recette diffère de celle du grand classique de chez Hiltl, à base d’aubergine. Le tartare végétarien sera au menu du Tibits du buffet de la gare de Lausanne, annoncé pour 2018.
Steak de quorn (Migros)
Tiré d’un champignon enrichi de protéines de lait et d’œuf, le Quorn est un aliment complet. Ici, les lipides sont de qualité, mais le contenu en sel «important», note Laurence Margot.
Steak de Seitan Soy
Bien connu des moines bouddhistes, le seitan, à base de protéines de blé (gluten), est un aliment riche mais pas complet. Sa texture est réputée imiter celle de la viande. Testé: il faut y croire.
Vegi Nuggets Cornatur (Migros)
Protéine de soja, farine de blé. Et légumes: un plus inhabituel pour des nuggets, selon la diététicienne. L’huile est de qualité, la teneur en sel toujours aussi «importante».
Charcuterie Délicorn (Coop)
Tofu, froment, blanc d’œuf, légumes. Moche mais pas mauvais. «Riche en graisses (mais moins qu’une saucisse de veau) et en sel (comme la saucisse)», note la diététicienne.
Vegi Bratwurst Noppa’s Laurence Margot
«Un rapport protéines-lipides plus intéressant que les saucisses classiques. Mais contient de la graisse de palme et le contenu en sel n’est pas mentionné.»