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Timothy Garton Ash: «Il est vital de débattre, même des idées les plus choquantes»

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Jeudi, 17 Novembre, 2016 - 05:55

Romain Leick

Interview. Le populisme et le politiquement correct menacent de la même manière la liberté d’expression, estime l’historien britannique. Il revendique une culture du conflit pour affronter une ère délétère, incarnée notamment par Donald Trump.

Les possibilités d’exprimer son avis n’ont jamais été aussi vastes qu’aujourd’hui. Et on n’a jamais vécu un temps où les discours les plus puants se répandent sans entraves. Comment affronter cette contradiction?

La moitié de l’humanité peut communiquer par l’internet ou le smartphone. Chacun de nous peut devenir éditeur, journaliste ou auteur. A mon goût, votre affirmation se concentre un peu trop sur les dangers. 

Mais la brutalité du discours augmente.

L’internet est le plus grand cloaque de l’histoire. On n’a jamais vu autant de merde faire le tour du monde. C’est en partie du dénigrement mais, pour l’essentiel, ce sont des âneries diffusées à l’abri de l’anonymat. Je reçois des injures après chacune de mes chroniques dans le Guardian.

Comment réagissez-vous?

En général pas du tout. Il faut se faire une carapace. C’est plus difficile en cas de violation de la sphère privée. Internet facilite la publication de certaines informations; à l’inverse, il devient très difficile d’en garder pour soi. La capacité des superpuissances que sont Google et Facebook de rassembler des données dépasse de loin les rêves les plus fous d’un général de la Stasi.

Evoquons d’abord la haine. La résistance morale ne suffit pas à la combattre efficacement.

La police et la justice doivent certes agir, mais uniquement lorsqu’on a affaire à des propos vraiment dangereux. C’est une catégorie beaucoup plus circonscrite que le discours haineux qui, lui, est plutôt confus. Je suis un libéral au sens classique, fidèle au principe de laisser la société civile décider le plus possible et l’Etat le moins possible. Il y a à cela une raison pratique: l’Etat n’est pas en mesure de surveiller l’océan d’opinions de tout poil, encore moins d’en réguler le flux. Nous peinons déjà à suivre les propos vraiment dangereux avec les moyens de la justice.

Qu’entendez-vous par propos dangereux? La haine n’est-elle pas dangereuse par définition?

Un propos est dangereux lorsqu’il entraîne directement et très probablement de la violence ou des dommages psychologiques prépondérants.

Il ne suffit pas, en tant que destinataire d’une tirade haineuse ou insultante, de se sentir blessé ou mortifié?

Tout dépend du contexte. Le fameux test de Brandenburg de 1969 fait désormais partie de l’histoire du droit américain. Clarence Brandenburg était un des dirigeants du Ku Klux Klan dans l’Ohio. Il a été condamné pour avoir dit que si la race blanche continuait d’être opprimée, il faudrait se venger et que, personnellement, il pensait que «les nègres devaient être renvoyés en Afrique et les juifs en Israël».

Mais la Cour suprême des Etats-Unis a annulé la sentence et fixé trois critères: la violence doit être envisagée par l’orateur, elle doit être probable et imminente. Chacun de ces trois critères doit être rempli.

C’est beaucoup de liberté d’expression et d’opinion. N’est-ce pas contraire à toute bienséance morale?

Le test de Brandenburg demeure le meilleur point de départ pour réfléchir à ce qu’est une menace de violence. Mais il doit être un peu modernisé car une des caractéristiques essentielles de l’internet est qu’il abolit l’espace et le temps. Ce qui a été écrit il y a dix ans au Pakistan peut rester aussi présent en tant que menace que ce qui a été exprimé aujourd’hui à Londres. Un écrit peut rester longtemps inoffensif puis déclencher soudain de la violence.

En ligne, tout reste imminent?

Oui, chacun peu se sentir concerné à tout moment. Le passage du discours haineux au discours dangereux est fluctuant. Le lien causal entre opinions haineuses et attaques violentes n’est pas toujours manifeste. Dans chaque cas, il faut se demander si tels discours, texte, chant, tweet sont vraiment dangereux dans un certain contexte.

Et comment combattre tout le reste de ce qui est puant?

Pour l’essentiel, mieux vaut juste détourner le regard. Et puis il y a la recette libérale classique: la réplique.

Comment faire? Le prêcheur haineux refuse le dialogue, il se sent justifié par sa simple haine.

Le but de la réplique n’est pas l’individu, qui est peut-être incorrigible, mais son public. Je juge très problématique que les réseaux sociaux exercent désormais leur censure privée, sans contrôle, sans transparence, inattaquable en justice.

Une invective est-elle raciste si le destinataire la ressent comme raciste?

Ça, c’est une maladie de notre temps. D’un côté, il y a certes une explosion de discours haineux au sens large et nous pouvons tranquillement en ignorer la plus grande part. D’un autre côté, il y a la disponibilité pathologique à se sentir blessé pour un oui ou pour un non, à la moindre offense. C’est une infantilisation du discours public que j’observe chez mes étudiants d’Oxford et de Stanford. Les universités devraient être les temples de la liberté d’expression où tout, y compris l’opinion la plus choquante, doit pouvoir être discuté de manière civilisée.

Même les préjugés et les violations des principaux standards moraux de la société?

Evidemment! Un point de vue choquant n’est pas une raison d’exclure quiconque du débat public. Quand Marine Le Pen a été invitée en 2015 à Oxford, il y a eu des protestations véhémentes, des manifestations. Mais par le biais des médias, le débat a aussi atteint son public français.

En tant que cheffe du Front national et candidate à la présidence, elle n’en a pas tiré bénéfice. Si on avait annulé l’invitation, elle en aurait fait un atout auprès de ses partisans. Puis il y a eu cette idée d’interdire à Donald Trump de venir en Grande-Bretagne. Complètement idiot: nous devions l’inviter et le mettre en pièces dans toutes les règles de l’art.

Vous avez écrit: celui qui demande à quel point l’expression doit être libre doit aussi demander ce que devrait être la liberté d’expression.

J’ai le projet de déterminer ce que nous, citoyens de l’Etat et de la Toile, devrions reconnaître comme limites légitimes, par-delà les frontières et les différences culturelles. Nous devons trouver un consensus normatif, par-delà les pays et les cultures, pour un dialogue sans violence. L’idée n’est pas d’être d’accord sur tout mais de nous mettre d’accord sur la manière de nous disputer. Si nous additionnons les tabous de tous les groupes ethniques, religions, cultures, orientations sexuelles et que nous disons qu’on ne peut pas en parler, alors il ne reste pas grand-chose dont nous pourrons parler.

Outre la race et le sexe, la religion est le tabou le plus puissant.

Pour le croyant, la religion est évidemment une part de son identité. Mais si nous ne pouvons pas remettre en cause les contenus de la foi, nous galvaudons l’héritage durement gagné des Lumières. C’est pourquoi, en matière de religion, mon principe est le suivant: nous respectons tous les croyants mais pas forcément les contenus de leur foi.

Une distinction que le chrétien fervent ou le musulman strict ne reconnaîtront guère.

Mais dans une société ouverte, ils doivent l’accepter. D’ailleurs, la plupart des musulmans vivant en Europe le font. Ce qui entraîne une autre question: qui définit ce qui appartient à mon identité et ce qui l’agresse? Si c’est la supposée victime qui statue à ce propos, nous sommes proches du veto généralisé. On a pu voir les effets extrêmes de ce veto lors de l’attentat contre Charlie Hebdo.

C’est le meurtrier qui est responsable, pas celui qui est tué. Ce que l’on peut penser des caricatures de Mahomet est une autre affaire. A l’époque, j’avais plaidé pour leur republication dans les journaux européens – pas en couverture – pour montrer que nous nous opposons au veto du meurtrier.

Dans des circonstances normales, je n’aurais pas fait cette démarche, car si nous avons le droit d’insulter, il n’est pas obligatoire de le faire délibérément. Mais là, il en allait du principe élémentaire de la liberté d’expression: nous ne menaçons personne de violence et nous n’acceptons pas d’intimidations violentes.

Un esprit libéral doit-il supporter des opinions qu’il juge totalement aberrantes? Après tout, l’athée supporte aussi mal le croyant que le croyant tolère l’athée.

Pour le libéral, il y a bel et bien un défi: être conséquent dans sa tolérance. Exemple: le chrétien qui dit que l’homosexualité est un péché ne doit pas être pénalisé pour autant tant qu’il s’en tient aux mots. Mais s’il cause des dommages concrets à une personne homosexuelle, par exemple en lui refusant un emploi, la ligne rouge est franchie.

La chrétienté l’a plus ou moins intégré. Mais l’islam?

L’islam n’existe pas au singulier. Il n’y a pas de pape islamique, pas de Vatican musulman, pas d’enseignement monolithique. La question est: comment faire pour que les musulmans qui viennent chez nous vivent chez nous et avec nous, respectent les principes d’une société ouverte, libérale, laïque?

Devons-nous exiger d’eux quelque chose comme une Réforme? Elle serait sûrement souhaitable, mais c’est aux musulmans de voir comment s’y prendre. Reste qu’en tant que libéraux, nous pouvons parfaitement exiger que celui qui entend vivre dans une société libre et ouverte doive en accepter les lois.

La rhétorique haineuse et insultante de Donald Trump a-t-elle affecté l’idéal d’un discours libre et sans peur, vu comme fondement d’une bonne gestion de l’Etat?

Le péril pour la démocratie tient à ce que les deux parties renforcent leurs préjugés. C’est l’effet caisse de résonance: les électeurs n’entendent plus que les arguments qu’ils ont déjà dans leur besace. Le paysage fragmenté des médias ne sait plus veiller à ce que les faits se répandent vraiment dans le public. Ce qui est ressenti est plus important que ce qui est su. C’est la victoire du mensonge.

La montée du populisme en Europe suit des schémas semblables.

Le populisme a des racines économiques, sociales et culturelles. Les Britanniques qui votent pour le Brexit se sentent les laissés-pour-compte de l’économie, socialement exclus par les élites et culturellement menacés dans leur existence. Les perdants prennent la parole. Leur insatisfaction compréhensible est cyniquement exploitée quand les populistes leur disent: vous êtes le peuple! Le fossé au sein de la société semble infranchissable.

Jugez-vous possible le retour de structures d’allure fasciste en Europe?

Ah, ce terme galvaudé de fascisme! Nous vivons une contre-révolution opposée au libéralisme. Le populisme est suffisamment dangereux en soi. Il invoque la souveraineté du peuple pour déstabiliser l’Etat de droit et la démocratie fondée sur une Constitution. Kaczynski en Pologne, Orbán en Hongrie, Erdogan en Turquie, Trump aux Etats-Unis: tous disent:

«Vous êtes le peuple et je suis la voix du peuple.» J’ai été stupéfait lorsque Theresa May (ndlr: l’actuel premier ministre britannique) a dit lors du congrès du Parti conservateur: «Nous voulons être des Britanniques fiers, pas des citoyens du monde.»

Le doute n’est-il pas la faiblesse des libéraux? Un fanatique n’éprouve pas le doute.

C’est pourquoi les fanatiques et les dictateurs l’emportent à court terme, tandis que les libéraux gagnent à long terme. 

© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy

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