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«Nous qui sommes nés à Kaiseraugst»

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Jeudi, 17 Novembre, 2016 - 05:57

Yelmarc Roulet

Récit. Ils avaient 20 ans, ils en ont 60. Ils sont venus à la politique à travers la cause antinucléaire, qui les a portés dans leur carrière. Regards rétrospectifs sur cet engagement, alors que les Suisses se prononcent dans quelques jours sur l’avenir énergétique du pays.

Ce sont Daniel, Robert, David, Guy, Luc et les autres. Toute une génération de politiciens qui sont «nés» avec le combat antinucléaire et que le succès a amenés aux plus hautes fonctions dans leur canton et sous la coupole fédérale. La votation du 27 novembre prochain sur l’initiative «Sortir du nucléaire», que les sondages donnent pour l’heure gagnante, pourrait concrétiser le but de toute une vie publique. La fin d’une histoire?

«Mon engagement antinucléaire a entraîné tous les autres, se souvient le Genevois Robert Cramer (1954), qui est depuis 2007 le premier écologiste à siéger au Conseil des Etats. A 16 ans, je faisais signer des pétitions contre le projet de centrale de Verbois. J’ai toujours été adepte d’une société plus simple, je lisais La gueule ouverte, les chroniques de Pierre Fournier. Le nucléaire nous apparaissait comme l’antithèse du monde dans lequel nous voulions vivre. Il nous promettait une société asservissante, où des citoyens dépossédés de leur responsabilité en étaient réduits à consommer au bout de la ligne.»

«Dans la passion que nous avions pour la remise en question de l’ordre établi, la cause antinucléaire prenait une dimension symbolique forte, confirme David Hiler (1955), un autre ancien ministre vert de Genève. Nous sortions du discours anticapitaliste pur en contestant l’emprise de la technocratie. C’était la fin des trente glorieuses, on parlait beaucoup de pollution. Nous étions convaincus que nous pouvions nous passer de cette technologie, même si ce n’était pas vrai à l’époque. Je me souviens d’une affiche contre Creys-Malville qui disait: «Cet été, on va arrêter le progrès. Pourtant, je pense que nous avions un positionnement antitechnologique plutôt qu’anticroissance.»

Des dates clés

Le Vaudois Luc Recordon (1955) évoque un déclic: «Chez mes parents, nous écoutions les nouvelles de midi à la radio et je me souviens d’avoir vu mon père, un ingénieur civil, très ébranlé le jour de 1969 où l’on a appris l’accident à la centrale expérimentale de Lucens. Quand j’ai commencé mes études de physique, en 1974, le doute était déjà bien installé dans notre volée sur le bien-fondé de cette technologie», raconte l’ancien conseiller aux Etats.

Daniel Brélaz (1950) se décrit comme le vétéran de la cause, faisant le compte de ceux qui y sont venus après lui et de ceux qui sont déjà décédés. L’ancien syndic de Lausanne est un fils de la conférence de Stockholm sur l’environnement humain et du fameux rapport du Club de Rome (Halte à la croissance?), qui datent tous deux de 1972:

«Ils nous montraient les limites de notre modèle, le risque que l’humanité se détruise par la pollution et par ses armes. Diplômé en maths de l’EPFL, j’avais des préoccupations très généralistes, ajoute le conseiller national. Je suis entré au Groupement pour la protection de l’environnement (GPE) sans préjugés sur le nucléaire. Mais Kaiseraugst m’a vite rattrapé.»

Kaiseraugst! La dernière commune argovienne avant Bâle devait accueillir une centrale. Sur ce site, en 1975, pendant onze semaines, les opposants ne relâchent pas leur présence. Guy Morin (1956), alors étudiant en médecine de 19 ans, en était.

«Mais tout Bâle y allait, rappelle celui qui préside depuis 2009 et pour quelques semaines encore le gouvernement de Bâle-Ville. Le samedi, c’était une fête populaire et culturelle. Un jour d’hiver, l’écrivain Denis de Rougemont adresse un message qui sera lu à 10 000 manifestants rassemblés sous la neige: «Ce n’est plus aux frontières qu’il faut défendre le sol de la patrie, c’est ici où vous campez.»

«Nous étions préoccupés par les déchets, dont la vie durerait des siècles et des siècles, poursuit Guy Morin. Personnellement, j’ai aussi été conscientisé par le développement du nucléaire militaire.» Aux SS-20 que les Soviétiques déploient sur leur territoire, les Américains répliquent par les Pershing II, ce qui débouche sur la crise des euromissiles (1977-1988), la dernière fièvre de la guerre froide.

Guy Morin a adhéré à l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, assurant le secrétariat de la section suisse. Il est présent à Oslo en décembre 1985, quand cette organisation reçoit le prix Nobel de la paix.

Les Genevois, eux, ont Creys-Malville. C’est en Isère, à 70 kilomètres du bout du lac. Il est prévu d’y implanter un surgénérateur, le Superphénix, d’une technologie que ses adversaires dénoncent comme complètement folle et qu’Electricité de France (EDF) finira par abandonner. «Les premières manifestations étaient joyeuses, se souvient David Hiler.

On était dans le pacifisme, la résistance passive, on jouait au chat et à la souris avec les CRS et on campait dans les fermes des environs. Moi qui venais du gauchisme, j’ai rencontré l’utopie, la remise en cause du productivisme», se souvient l’ancien étudiant en histoire économique.

Creys-Malville est devenu le rendez-vous de tous les gauchistes d’Europe. Maoïstes et trotskistes ont embrassé la cause antinucléaire, s’imposant dans le mouvement par leur sérieux et leur engagement. En juillet 1977, cela tourne mal. Cent mille militants s’étirent sur les petites routes menant au site, mal encadrés. Ils sont venus de toute part, notamment d’une Allemagne où s’achève la sanglante histoire de la bande à Baader et où le mouvement antinucléaire est le plus fort, le plus structuré.

«Il y a eu de la castagne devant, se souvient David Hiler, nous avons vu un immense nuage de fumigènes.» Luc Recordon y était aussi. Il a gardé en mémoire le nom de Vital Michalon, un jeune professeur de physique de la Drôme tué ce jour-là par une grenade.

Des antinucléaires, en Suisse, il y en a alors dans tous les partis: Anne et Gilles Petitpierre chez les radicaux, Philippe Roch au PDC, René Longet chez les socialistes. Minoritaires, mais audibles et plutôt respectés. Seule la libérale Monique Bauer-Lagier aura des ennuis avec son parti.

Le mouvement écologiste, lui, s’organise. La première initiative antinucléaire fédérale est soumise au peuple le 18 février 1979. Prônant «le contrôle démocratique du nucléaire», elle veut donner aux populations vivant à moins de 30 kilomètres des centrales le droit de choisir. Elle est refusée à 51,2%, mais acceptée dans cinq cantons romands.

Le premier vert dans un parlement

Daniel Brélaz n’est allé ni à Kaiseraugst ni à Creys-Malville, chacun son style. Mais il s’est fait un nom dans la campagne en jouant les hommes-sandwichs. En octobre de cette même année 1979, il est porté au Conseil national. C’est le premier élu écologiste dans un parlement en Europe, quatre ans avant l’entrée des Verts allemands au Bundestag.

Comment faire avancer la cause dans les cantons? Sous le titre «L’énergie, notre affaire», une initiative est lancée à Genève. Elle prohibe le recours au nucléaire, tout en fixant dans la Constitution cantonale «un programme énergétique plus ambitieux que celui que Doris Leuthard défend aujourd’hui!» assure Robert Cramer, qui faisait partie des rédacteurs de cette initiative.

Jeune avocat, il plaidait contre les lignes à haute tension, défendait les milieux associatifs, le WWF. «Rejoins-nous, nous ne sommes pas très bons», m’avait lancé Laurent Rebeaud, qui venait de créer le Parti écologiste genevois.

Journaliste, Laurent Rebeaud avait créé ce parti sur le mot d’ordre «ni gauche ni droite». David Hiler dit avoir mis plus de temps que Robert Cramer pour se rallier à la nouvelle formation: «Ce n’est pas ce slogan qui me dérangeait. Plutôt le fait qu’il y avait parmi les fondateurs des gens qu’on n’avait vus nulle part et en tout cas pas sur le terrain.»

L’initiative genevoise dérange. Le Grand Conseil rechigne à la traiter. «Au début des années 80, on pouvait encore voir la gauche et les syndicats défendre le nucléaire lors du cortège du 1er Mai, au nom de la défense des emplois», note Robert Cramer. «Nous avons fait nos premiers bébés en attendant la votation», précise David Hiler. En décembre 1985, l’initiative est finalement acceptée par 59% des Genevois: le canton s’est proclamé antinucléaire.

Entre-temps, les Verts ont fait leur entrée au Parlement genevois. Sylvia Leuenberger et Fabienne Bugnon sont du groupe. Robert Cramer défend Pierre Vanek, poursuivi pour collage d’affiches antinucléaires, et Ueli Leuenberger, pour manifestation non autorisée. Chaïm Nissim n’a pas besoin d’être défendu. Ce n’est qu’en 2003, alors qu’il y a prescription, que cet ancien activiste devenu député vert révèle l’incroyable: c’est lui qui a tiré en 1982 contre le Superphénix en construction à Creys-Malville, avec un lance-roquettes obtenu par le groupe du terroriste Carlos.

Un épisode marquant se déroule à la même époque dans le canton de Vaud: le combat contre le projet d’entreposage des déchets radioactifs dans le bois de la Glaivaz, sur la commune d’Ollon. Tout le village se soulève, avec succès, contre la Cedra (connue aujourd’hui sous le nom de Nagra), autour du syndic Michel Renaud, que ces lauriers conduiront jusqu’à la présidence du Grand Conseil.

En 1983, Luc Recordon participe à la naissance d’un mouvement écologiste de gauche, avec Anne-Catherine Menétrey, qui vient de quitter le POP, un parti qui a longtemps cru au nucléaire civil. «Dans notre idée, l’écologie ne pouvait rester environnementaliste», se souvient le politicien. Il faudra attendre 1997 pour que les «concombres» fusionnent avec les «pastèques». L’unité des Verts ne durera que quelques années, jusqu’à l’émergence des Vert’libéraux.

Porté en 1990 à la Municipalité de Lausanne, Daniel Brélaz reprend les Services industriels. Peut-on vraiment le laisser siéger au conseil d’administration d’EOS (Energie Ouest Suisse)? s’inquiètent les producteurs d’électricité. La syndique Yvette Jaggi résiste aux pressions.

Un combat déterminant

Cette même année, les Suisses vont se prononcer pour la deuxième fois sur le nucléaire, avec deux initiatives jumelles. Guy Morin, qui est dans le comité d’initiative, emmène des journalistes à Tchernobyl, quatre ans après la catastrophe d’avril 1986. «Nous étions en civil, mais équipés d’un compteur Geiger, à 800 mètres de l’enceinte du sarcophage», raconte le politicien bâlois.

Le 23 septembre 1990, le peuple refuse l’initiative «Pour l’abandon progressif du nucléaire» par 52,9% des voix. En revanche, l’instauration d’un moratoire de dix ans pour de nouvelles centrales obtient 54,5% de oui.

Le combat contre Kaiseraugst a été déterminant, relèvent les acteurs de l’époque, car non seulement il a réussi à en empêcher la construction, mais il a aussi stoppé tout nouveau projet de centrale. Alors que, selon Daniel Brélaz, pas moins de 26 centrales étaient planifiées en Suisse à la fin des années 70 par les promoteurs du «tout électrique». Il y a peu d’exemples montrant qu’un mouvement populaire peut avoir un effet aussi direct sur un domaine fondamental.

L’impact direct de ce mouvement populaire n’a pourtant pas empêché le reste du nucléaire suisse de continuer son chemin presque sans histoire. «Après Creys-Malville, j’ai aussi manifesté à Gösgen, peu avant l’ouverture de cette centrale (1979), rappelle David Hiler. Les réunions du mouvement anti-nucléaire suisse se tenaient au Buffet de la Gare d’Olten.

Ce n’était plus drôle du tout, le climat s’était tendu.» Tout comme Gösgen, Leibstadt, dernière-née des cinq centrales helvétiques (1984), a été contestée. Mais, plus loin de la ville, sur un Plateau suisse bien moins peuplé qu’aujourd’hui, l’opposition locale n’a jamais été assez forte pour s’imposer.

Le tournant décisif

«Oui, le combat antinucléaire est une chose dont je suis fier, souligne Luc Recordon. Sans les Verts, nous n’en serions pas là. Mais je ne veux pas me parer des plumes du paon. Je partage la vision systémique de la politique, qui est celle des écolos. Il faut tirer parti de tous les éléments de l’ensemble qui, comme chez les abeilles, apportent du miel à la ruche.»

«Vous aurez remarqué qu’au début on ne parlait pas des dangers, souligne Robert Cramer. Intoxiqués par les dirigeants des centrales, il nous paraissait inconcevable qu’un accident puisse se produire. J’ai perdu cette confiance, je suis même convaincu qu’un accident grave peut se produire en Suisse, entraînant la nécessité d’évacuer la population. Les épisodes dramatiques à l’étranger montrent que, à chaque fois, il n’y a pas eu qu’un problème technique mais aussi une erreur humaine. Le nucléaire est cuit, de toute façon!»

Pour la période récente, l’accident de Fukushima, en mars 2011, a été le tournant décisif. Il a entraîné le changement de cap de l’Allemagne. Luc Recordon se souvient toutefois que six mois plus tard, au Conseil des Etats, l’abandon programmé du nucléaire restait une sacrée couleuvre à avaler pour la droite. «La plupart de mes collègues finiront par se résigner, mais cela leur faisait mal au ventre!»

«La question nucléaire reste l’ADN des Verts, précise David Hiler. C’est elle qui a mené toute ma génération à la politique. Les alternatives crédibles, qui n’étaient pas données au départ, sont apparues de façon claire à partir des années 80.»

Désormais, c’est le cumul des risques et des pertes financières qui pourrait bien sonner le glas du nucléaire. Entre 1990 et aujourd’hui, le prix du solaire est passé de 1 franc à 7 centimes, relève Daniel Brélaz. Alpiq et Axpo sont soupçonnés de souhaiter en secret un oui le 27 novembre, qui les mettrait en bonne position pour arracher des indemnisations salvatrices.

La nouvelle bataille

Si la Suisse sort du nucléaire, le 27 novembre ou quelques années plus tard, faudra-t-il encore des Verts? Le parti, après avoir connu depuis ses débuts deux décennies de croissance continue, n’est plus au mieux de sa forme.

«Il n’y a plus de mouvement antinucléaire à proprement parler, puisqu’une grande partie de la population ne veut plus aujourd’hui courir le risque nucléaire, admet Guy Morin. C’est peut-être l’une des raisons qui expliquent que les Verts souffrent. Nos causes sont souvent très globales, alors qu’il est plus facile de mobiliser contre quelque chose de concret et de proche à la fois.»

David Hiler ne croit pas que les Verts puissent souffrir de la fin du nucléaire, «car ce qui reste est encore pire»! Les plus jeunes œuvrent à la révolution technologique et culturelle qui viendra à bout du CO2, c’est la nouvelle bataille, constate-t-il. L’initiative pour l’économie verte, que les Suisses viennent de refuser?

«Un combat retardé, sans plus, rétorque Luc Recordon, qui se réjouit de l’intérêt que suscitent des actions en justice collectives, comme celle des Aînées pour la protection du climat. Daniel Brélaz rejette tout aussi fermement la prédiction pessimiste d’un parti affaibli qui ne survivrait pas à la sortie du nucléaire: «Une chose est cependant vraie: c’est le combat avec lequel nous avons été le plus près de la sensibilité du peuple, le plus près de la majorité.» 

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Cecilia Bozzoli
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