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Gilles Marchand, l’homme des grands chantiers

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Jeudi, 17 Novembre, 2016 - 05:58

Portrait. Le patron de l’audiovisuel romand accède à la tête de la SSR pour y relever le défi de la révolution numérique et conquérir le cœur des jeunes.

Il est le chef, mais pas le roi. Gilles Marchand a signé un acte symbolique fort lorsque lui et ses collaborateurs ont pu réintégrer en 2010 leur fief du quai Ansermet à Genève après le désamiantage de l’immeuble. Il a «abaissé» son bureau du seizième – le sommet de la tour – au huitième étage, à l’interface des programmes et de la production. Le message était clair: le boss est là, au milieu de ses troupes. Avoir la tête dans la stratosphère pour ébaucher des visions ne suffit pas, il faut aussi savoir plonger les mains dans le cambouis.

L’an prochain, le 1er octobre, Gilles Marchand gagnera tout de même un peu d’altitude et surtout du pouvoir. Le conseil d’administration de la SSR vient de le nommer à la succession de Roger de Weck. Si l’assemblée des délégués confirme ce choix le 25 novembre, en principe une formalité, il quittera donc Genève pour Berne et le dixième étage de la Giacomettistrasse 1. Avec un gros défi à la clé: réussir la «bascule numérique» d’une entreprise qui doit se reconnecter avec les «milléniaux», ces jeunes qui ne s’informent plus sur les médias généralistes.

Dans l’immédiat, il devra surtout s’employer à étoffer son réseau auprès du monde politique en Suisse alémanique, où une seule question a surgi à l’annonce de sa nomination: «Gilles Marchand, c’est qui?» «Je ne le connais pas», avoue ainsi le président du PDC, Gerhard Pfister, renonçant donc à commenter la nouvelle.

Dans la foulée, les uns ont regretté que le poste n’ait pas été mis au concours. Les autres ont douté qu’un Romand aux connaissances d’allemand encore lacunaires soit le meilleur avocat de la SSR outre-Sarine, là où l’UDC et le PLR ont engagé une féroce bataille pour redimensionner le service public.

Un homme difficle à cerner

Oui, au fait, Gilles Marchand, c’est qui? Cette question, on se la pose aussi en Suisse romande. Ici, tout le monde sait qu’il est un manager dynamique ayant repris les rênes de la TSR (Télévision suisse romande) pour en faire une entreprise moderne, devenue la RTS après le processus de fusion entre la télévision et la radio. Mais peu de gens connaissent cet homme aux étonnants contrastes. Convivial, il a le tutoiement facile, mais garde toujours la distance avec son interlocuteur.

Communicateur hors pair, il protège jalousement sa sphère privée. Impossible ainsi de le photographier sur l’un de ses chevaux, alors qu’il pense que l’indispensable complicité à nouer avec l’animal a constitué pour lui une excellente école de conduite. Quant aux politiciens, qu’il fréquente beaucoup, ils ignorent tout de ses convictions à cet égard. Quel contraste avec un Roger de Weck dont l’UDC a fait sa tête de Turc!

«Gilles Marchand cultive une sorte de soi secret», sourit Bernard Crettaz dans son jargon de sociologue. Agé aujourd’hui de 78 ans, ce Valaisan, ancien conservateur du Musée d’ethnographie de Genève, est l’un des rares à connaître les ressorts intimes d’un manager qui brise rarement l’armure en public.

Ami et professeur tout à la fois, il est chargé de cours à l’Université de Genève lorsque, dans les années 80, il voit débouler Gilles Marchand parmi ses étudiants. Sa première impression peut surprendre aujourd’hui. «Un type inclassable, apparemment grand dilettante; il m’a semblé manquer d’ambition», raconte-t-il.

Cet élève est déjà curieux de tout. Bien que peu branché sur ce sport, il consacre son mémoire de licence à la course à pied, qu’il intitule: «Saint-Joggeur, courez pour nous»! Il y porte un regard caustique sur ce monde de coureurs qui ne songent qu’à dépasser des limites que personne ne leur a fixées.

Passé le temps des études commence sa première vie, celle de l’homme de l’écrit. Il a de qui tenir: son père, Philippe, un éditeur publicitaire qui dirige son entreprise depuis le domicile vaudois de Trélex. Mais c’est Gérald Sapey qui lui met le pied à l’étrier. L’ex-éditeur et directeur général de la Tribune de Genève (TdG) s’en souvient comme si c’était hier. Au téléphone, il hésite à le recevoir. «Je suppose que vous voulez devenir journaliste?» s’enquiert-il. «Non, c’est l’édition qui m’intéresse», répond Marchand. «Alors, passez me voir», dit Sapey, tout surpris de ce choix.

C’est ainsi que Gilles Marchand modernise l’annuaire genevois et publie des guides, comme le premier GaultMillau Suisse, avant de faire des études de lectorat pour la TdG. Son regard de sociologue fait merveille et va le conduire à Ringier Romandie, où il est engagé par le directeur de l’époque, Théo Bouchat. «Il raisonnait en stratège en se focalisant toujours sur la vue d’ensemble, la big picture, et non pas sur le nombre d’abonnements», se rappelle celui-ci.

Du secteur public au privé

C’est une constante chez lui: il fait tout avec engagement, ferveur, passion. Habité par sa vocation d’éditeur, il consacre une partie de ses loisirs à défendre les intérêts de ses pairs à titre d’expert pour la Fédération internationale des éditeurs de journaux: au Kirghizistan, dans les pays baltes, au Liban, en Afrique aussi.

Certes, le régime de l’apartheid est tombé en Afrique du Sud, le mur de Berlin aussi. Mais aux quatre coins de la planète, ce métier reste une aventure. A Douala, lors d’un cours qu’il dispense au Cameroun, le voilà qui doit porter secours à un éditeur poursuivi par la police!

Nous sommes en l’an 2000: un siècle va s’éteindre, un autre va naître. Ici débute la deuxième vie de Gilles Marchand, qui passe du privé au service public. C’est encore Gérald Sapey qui pense à lui lorsque le directeur général de la SSR, Armin Walpen, cherche un successeur à Guillaume Chenevière à la tête de la TSR. Sapey tâte Marchand, qui répond: «Pourquoi pas?»

Dans un livre* qu’il a rédigé avec Bernard Crettaz en 2012, Gilles Marchand, qui a doublé tous les candidats de la maison, décrit l’atmosphère électrique qui règne lorsqu’il rencontre pour la première fois ses futurs collaborateurs. Il n’a que 38 ans. Il est l’outsider, l’inconnu sans la moindre expérience individuelle: du fond d’un studio, Massimo Lorenzi, aujourd’hui chef des sports, lui lance: «Tu n’as pas la trouille, franchement?»

Le goût du risque, oui, mais la trouille, non. L’arrivée du nouveau patron de la TSR marque une rupture, l’avènement d’une nouvelle ère. Avant lui, c’était l’époque des saltimbanques avec les Guillaume Chenevière et autres Raymond Vouillamoz: des hommes du théâtre et du spectacle, génialement créatifs, mais parfois au détriment du respect des budgets. Désormais, l’heure de la professionnalisation du management a sonné. Cette «PME familiale aux 1000 cousins» doit devenir une entreprise.

Gilles Marchand s’engage à fond dans cette nouvelle mission: la défense d’un service public fort, d’une radio et d’une télévision généralistes proches des gens. Il s’en va sillonner le monde pour percevoir les changements à venir. De tout temps, il a adoré les voyages – une partie de son ADN – et cite volontiers le Mexicain Octavio Paz, Prix Nobel de littérature: «Toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. A l’inverse, c’est de l’isolement que meurent les civilisations.»

Il s’envole pour les Etats-Unis bien sûr, de San Francisco à Palo Alto, mais aussi pour le Japon, la Corée, Hong Kong. Il persuade Armin Walpen de l’accompagner pour prendre la mesure de la révolution numérique qui s’annonce. C’est ainsi qu’il obtient le feu vert de la Giacometti­strasse à Berne pour développer la présence de la TSR sur le Net, sous l’impulsion de l’un de ses bras droits, Bernard Rappaz.

La culture naît des chocs, disait donc le poète. A lui seul, Gilles Marchand incarne trois de ces chocs. Il est double national: bien que né à Lausanne, il a grandi à Paris et suivi les écoles de la République jusqu’au bac avant de revenir en Suisse à l’Université de Genève. Il baigne tantôt dans le catholicisme (sa mère vaudoise et sa femme, Victoria), tantôt dans le protestantisme (son père français). Enfin, sa carrière l’a fait basculer de l’écrit à l’audiovisuel.

Au premier abord, il paraît très frenchy par sa culture, son aisance rhétorique avec une pointe d’accent parisien, sa convivialité méditerranéenne. Ce n’est qu’ensuite qu’on découvre les influences de la Cité de Calvin et de la Suisse. «Il est dans l’action discrète et efficace, ne travaillant jamais pour sa gloriole personnelle. C’est une qualité très helvétique», note Gérald Sapey.

Au cœur du savoir

Gilles Marchand développe une subtile théorie sur le mariage fécond de la francophonie et de la Suisse romande. Selon lui, cette région a la chance inouïe d’être traversée par deux courants qui s’entrechoquent pour le meilleur et non pour le pire. La francophonie, c’est le vent du large, l’influence de Paris, mais aussi les grands espaces africains, les combats culturels du Québec, l’humour belge.

Là-dessus vient se greffer le pragmatisme des Romands, qui sont assez prudents et même très Suisses. Ils sont l’élément stabilisateur de la Confédération, ceux qui trouvent le compromis quand Zurichois et Bernois se chamaillent. De ce choc culturel entre le peuple des idées et celui des ingénieurs naissent des projets concrets, parfois même fantastiques.

Des projets, Gilles Marchand n’en manque pas. Plutôt que de rénover le site historique de la radio à la Sallaz à Lausanne, il a préféré construire un nouveau bâtiment dans le voisinage immédiat de l’EPFL et de l’université, soit au cœur d’un espace de savoir au rayonnement international. Coût: 125 millions, dont il faut déduire les 55 millions qu’a rapporté la vente de l’immeuble de la Sallaz.

A l’image du patron de l’EPFL, Patrick Aebischer, il incarne une Suisse romande décomplexée, au point de renoncer à la référence régionale dans le nouveau sigle de la RTS (Radio télévision suisse). Laquelle est fière que ses émissions phares – du 19h30 à Temps présent – soient rediffusées sur la chaîne internationale TV5 Monde, qui touche 300 millions de foyers dans le monde.

Est-ce à dire que la méthode Marchand est incontestée? Dans l’ensemble, ses troupes le suivent. Ses collaborateurs reconnaissent et saluent le dynamisme du «visionnaire qui a toujours un coup d’avance». Mais les plus critiques émettent des bémols. Ils lui reprochent un côté «parano», une «tendance au micromanagement de celui qui veut tout contrôler». «Gilles Marchand a été visionnaire sur le contenant, mais décevant sur les contenus», dit l’un d’eux.

Syndicaliste au SSM, Willy Knoepfel abonde dans ce sens: «C’est un bon patron, sachant décider. Son défaut est de ne pas s’entourer de gens évoluant au même niveau que lui. Ceux-ci suivent certes les directives financières, mais au détriment de la créativité et de la prise de risque», regrette-t-il.

Gilles Marchand aurait-il tendance à ne pas laisser émerger de fortes têtes dans son entourage? Une critique «injuste», selon Bernard Crettaz, qui vole à son secours. «Il est un homme de réseau qui croit profondément à l’intelligence collective. Il s’engage beaucoup pour éviter les oppositions claniques qui font perdre beaucoup de temps.»

Au siège de la SSR à Berne, la direction générale a été séduite par ce patron faisant souffler un vent d’ouest très rafraîchissant sur toute la maison. Cet été, elle a donné son feu vert à un projet qui lui est cher: la création en 2017 d’une petite rédaction nationale, partiellement virtuelle, produisant des capsules vidéo destinées à un public jeune, à l’enseigne de Nouvo. Un investissement de 1,5 million de francs par an, agréé pour deux ans. Une fois de plus, Genève a ouvert la voie, Zurich et Lugano suivront.

Sans même lancer une mise au concours du poste, le conseil d’administration lui fait confiance pour entamer de véritables travaux d’Hercule. Sur le front intérieur, il devra convaincre ses propres journalistes que la révolution numérique va les obliger à devenir

«interopérables», soit capables d’adapter sur le Net leurs contenus radio et TV. Sur le front extérieur, il lui faudra livrer un rude combat face au comité de l’initiative «No Billag» – qui veut supprimer la redevance radio-TV – et aux tenants d’un contre-projet qui priverait la SSR d’au moins un tiers de ses recettes. Il y a là tous ceux qui estiment qu’elle a largement dépassé le cadre de sa mission de service public.

Président de l’UDC, Albert Rösti attend de lui qu’il «redimensionne le périmètre du service public en supprimant certaines chaînes de radio et de télévision». En Suisse romande, Pascal Décaillet, producteur de l’émission Genève à chaud sur Léman Bleu, ne se fait aucune illusion. Sur son blog, il voit en lui un «guerrier qui avance masqué» et qui aura le «même comportement de prédateur» que Roger de Weck.

Ses relations avec les médias privés

Alors que les éditeurs privés mènent une campagne féroce contre la SSR – notamment depuis l’annonce de sa participation à la coentreprise avec Swisscom et le groupe Ringier –, la presse écrite est restée très mesurée envers Gilles Marchand. Probablement parce qu’elle pressent que l’ex-chef de Ringier Romandie se souviendra de sa première vie d’homme de l’écrit, qui comprend ses problèmes.

«Gilles Marchand n’est pas un pur produit de la SSR. Peut-être que ce Romand pourra montrer aux Alémaniques que le service public peut parfois faire de belles choses avec moins d’argent», espère ainsi Rainer Stadler, le spécialiste des médias à la NZZ.

Une chose est sûre: Gilles Marchand connaît bien quelques-uns des capitaines des grands groupes, comme Christoph Tonini (Tamedia) ou Ralph Büchi (Ringier Axel Springer), pour ne citer que deux d’entre eux. Ces dernières années, il s’est fait l’avocat d’une coopération renforcée avec les privés dans un modèle de partage des recettes publicitaires.

A plusieurs reprises, il leur a donc proposé de plafonner celles de la SSR – par exemple au niveau de la moyenne des cinq dernières années – puis de créer un pot commun avec les privés pour financer intégralement l’ATS ou la formation des journalistes. Jusqu’à présent, les privés ont balayé ce modèle, mais parfois pour des raisons d’inimitiés personnelles entre quelques acteurs clés du dossier.

Sociologue refusant de se laisser enfermer dans les clivages politiques, homme de synthèses et bâtisseur de ponts ne craignant pas la rupture, ce Romand encore méconnu outre-Sarine pourrait surprendre en bien la Suisse alémanique.

* Bernard Crettaz et Gilles Marchand : «Des racines et des réseaux», aux Editions A la Carte, à Sierre.
 


Profil: Gilles Marchand

1962 Naissance à Lausanne.

1984 Licence en sociologie de l’Université de Genève.

1985 Editeur pour les sociétés Tribune Editions et Chapalay & Mottier.

1993 Ringier Romandie, chef du marketing, puis directeur.

2001 Directeur de la Télévision suisse romande (TSR).

2010 Directeur de la Radio télévision suisse (RTS).

2016 Nommé par le conseil d’administration pour le poste de directeur général de la SSR. Il prendra ses fonctions le 1er octobre 2017.

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