Enquête. Plus de 6% des Suisses souffrent de dépression. Cette maladie touche plus les cantons romands, Vaud en tête, que les alémaniques. Certains spécialistes parlent d’un véritable phénomène.
«Eh bien, voici le terme exact: l’abîme me regarde. Je suis face au gouffre de la perte des sens, au rien qui se cache derrière le pourquoi des choses. Je sens que je suis regardé par du vide et du noir, l’absence de toute humanité, de toute grâce, toute croyance. Je ne crois plus en rien. Je ne crois plus en moi.»*
Ce matin-là, il y a six ans, Cédric ne parvient plus à se lever. Pourquoi ce Vaudois aussi immense que doux, qui travaille dur, pratique régulièrement la course à pied, aime dîner avec ses amis, n’a-t-il plus envie de rien? Des coups de fatigue, bien sûr, comme tout le monde. Mais là, du jour au lendemain, sans crier gare, l’énergie le quitte, la dépression l’envahit.
«Je sais qu’il est dur de réaliser ce qui arrive quand on ne l’a pas vécu, remarque-t-il, sa chemise en polaire bien boutonnée sur la poitrine. La dépression est un cancer de l’âme, qui ronge tout et qui tire en permanence vers le bas. Chaque envie, chaque projet, chaque pulsion de vie est annihilé. C’est une expérience sidérante. On réussit à se lever pour aller marcher un peu, puis au bout de cinq minutes, on se retrouve sur un banc, claqué comme après un marathon.»
En 2010, donc, la vie de Cédric bascule. Sans raison précise, estime-t-il, si ce n’est qu’une partie de sa famille a souffert de ce mal, dont la science dit qu’il peut être héréditaire. Son quotidien en est profondément affecté: «Pour vous donner une idée, aller faire ses courses ressemble à escalader l’Everest. J’étais épuisé. Je m’endormais vers 21 h 30 et me réveillais après vingt minutes, se souvient-il. Le pire, c’était les idées noires qui me traversaient en permanence. L’image de ce train qui, en m’écrasant, pouvait tout résoudre, est devenue obsédante.»
L’angoisse, aussi, ne le quitte plus. «Je ressemblais à un enfant apeuré.» Et, face aux autres qui ne sont pas malades, un sentiment le submerge, celui de la honte, de la culpabilité. «Avec la dépression, on se dit que les gens qui fonctionnent normalement sont des surhommes. Pourquoi eux y arrivent-ils, alors que moi, je me noie dans un verre d’eau?» Aujourd’hui, il préfère témoigner de son expérience sous un nom d’emprunt.
Cédric n’est malheureusement pas un cas isolé. En 2012, dans le canton de Vaud, plus de 10% des adultes souffraient de symptômes de dépression modérée à grave, selon les chiffres de l’Enquête suisse sur la santé, les plus récents sur le sujet. Les Vaudois détiennent le record suisse en la matière, devant les Tessinois (9,4%), les Genevois (8,9%), puis les autres cantons romands.
Les cantons alémaniques, eux, se situent à la fin du classement (voir graphique ci-dessous), ce qui place la moyenne suisse à 6,5%. Les Vaudois seraient vraiment plus déprimés que les Argoviens? Comment peut-on l’expliquer? Plusieurs hypothèses existent: différence culturelle qui pousse les Romands à exprimer leur malaise plus que les autres, densité médicale plus grande sur l’arc lémanique, et donc plus de recours à des médecins en cas de dépression… Aucun spécialiste, en Suisse, ne se risque à interpréter cette tendance. Mystère, mystère.
Martin Preisig, professeur associé à l’Unité de recherche en épidémiologie et psychopathologie de l’hôpital de Cery, près de Lausanne, l’affirme: «Nous n’avons pas de bonne explication pour ces données. La seule certitude, c’est que la dépression est plus fréquente dans les régions urbaines que dans les rurales. Et en Suisse romande, l’urbanisation est plus avancée.»
350 millions de personnes touchées
En Suisse, une personne sur dix subit une dépression au moins une fois dans sa vie. Les femmes en souffrent plus que les hommes. Le chiffre est semblable à la moyenne au sein des pays développés. En cela, notre pays ne fait pas exception. Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), cette maladie «touche mondialement plus de 350 millions de personnes.
La dépression est la première cause d’incapacité dans le monde.» Alarmée par sa prévalence, l’institution en a fait une priorité et a démarré en octobre dernier une grande campagne sur la dépression en vue de la Journée mondiale de la santé qui aura lieu le 7 avril 2017. Avec plusieurs messages: «La dépression peut toucher n’importe qui. Elle n’est pas un signe de faiblesse.»
A Lausanne, Cédric sent que le regard de la société sur la dépression a évolué, mais qu’elle reste tout de même associée, chez certaines personnes, à de la flemmardise. «On parle beaucoup du burn-out, qui est la maladie du winner, du type qui a trop donné. La dépression, au contraire, reste la maladie du loser et du fainéant.»
Qu’est-ce que la dépression? Selon le DSM-5, le manuel de l’Association américaine de psychiatrie, considéré comme la bible des professionnels, elle ne peut être diagnostiquée que si une personne ressent une humeur triste, ou une perte d’intérêt et de plaisir, pendant au moins deux semaines d’affilée. Le médecin Hippocrate est le premier à avoir décrit la mélancolie comme un trouble de la «bile noire» dans sa théorie des humeurs, au Ve siècle av. J.-C. Mais le terme de dépression n’apparaît qu’au XXe siècle, assez tardivement dans les pays francophones.
A partir de là, la dépression n’a cessé de croître, jusqu’à devenir un vrai phénomène de société, poussant même des spécialistes à parler d’épidémie. Pour l’OMS, le constat est clair: «La charge de la dépression […] est en augmentation dans le monde.» Elle n’affectait que 0,1% des gens au XXe siècle, estiment les experts, contre 15% des hommes et 24% des femmes aujourd’hui, selon les chiffres de l’OMS.
De maladie à épidémie
Et en Suisse? Le rapport 56 de l’Observatoire suisse de la santé, publié en 2013, est plus nuancé: «Au cours des dix dernières années, écrivent les experts, la part de la population éprouvant parfois des sentiments négatifs d’abattement, de désespoir, d’anxiété ou de dépression – ce que nous appelons «dépressivité» – a assez nettement augmenté, passant de 12,2 à 18,1%.» S’agit-il toujours de dépressions caractérisées? Non, assurément. Mais «les résultats indiquent bien une forte propagation de l’humeur dépressive dans la population».
On peut d’abord penser que si les chiffres augmentent, c’est tout simplement parce que la dépression est mieux dépistée – les médecins sont mieux formés – et mieux reconnue – les patients sont plus enclins à parler de leur mal-être. Mais cela ne suffit pas à expliquer le phénomène. Jean-Nicolas Despland, directeur de l’Institut universitaire de psychothérapie du CHUV, à Lausanne, relève que «l’épidémie de dépression correspond à la découverte des antidépresseurs, c’est-à-dire le début des années 60».
En 1961, le psychiatre américain Frank Ayd est mandaté par une entreprise pharmaceutique pour écrire un livre sur le dépistage de la dépression. L’ouvrage est largement distribué, le grand boom commence. L’ascension s’accélère en 1986 quand le Prozac est lancé par les laboratoires Eli Lilly.
Les liens entre l’industrie pharmaceutique et la prévalence de la dépression ont été longuement étudiés. En 2008, le professeur Roger T. Mulder, qui enseigne à l’Université d’Otago, en Nouvelle-Zélande, publie l’article «Epidémie de dépression, ou médicalisation de la détresse».
Il accuse le secteur pharmaceutique d’avoir tant élargi les critères de définition de la dépression que celle-ci est surdiagnostiquée. «Sans surprise, une coalition volontaire de chercheurs, de docteurs, de lobbys, de groupes pharmaceutiques et de patients encourage ce modèle.» Mais, pour lui, c’est une erreur: «Les traitements médicaux standardisés de ces individus ne sont ni possibles ni souhaitables.»
Une année avant, les professeurs américains Allan V. Horwitz et Jerome C. Wakefield avaient théorisé «la perte de la tristesse» en démontrant «comment la psychiatrie a transformé un chagrin normal en trouble dépressif». Ce qui explique pourquoi certains spécialistes affirment que la dépression n’est pas en augmentation. Et au sein de la communauté scientifique, le sujet est loin d’être clos.
Pour Martin Preisig, à l’hôpital de Cery, «le terme d’épidémie est quelque peu exagéré. Les chiffres sont stables depuis deux décennies.» Ce spécialiste pense cependant que «notre époque est propice à la dépression».
Comme lui, les professionnels, dans leur pratique quotidienne, constatent que les conditions de vie actuelles mettent davantage les individus sous pression et fragilisent leur santé psychique. Jean-Michel Aubry, médecin-chef du service des spécialités psychiatriques aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), relève une série de facteurs aggravants: «Le milieu professionnel demande des performances de plus en plus élevées, sans compter qu’avec l’éclatement des familles et le développement des villes les gens se retrouvent plus seuls qu’avant.»
En 2012, l’Américain Brandon Hidaka décrit la dépression comme une «maladie de la modernité». «Le capital social en baisse, les plus grandes inégalités et la solitude sont les médiateurs potentiels d’un milieu social dépressiogène. Les populations modernes sont de plus en plus suralimentées, mal nourries, sédentaires, en manque de soleil, en privation de sommeil et en état d’isolement social. Ces changements dans le style de vie contribuent à une mauvaise santé physique et affectent la prévalence et le traitement de la dépression.»
A Lausanne, la Main tendue, qui offre une écoute anonyme et gratuite aux personnes en détresse, réalise près de 22 000 entretiens approfondis par an, un chiffre qui a augmenté de 8% entre 2014 et 2015.
«C’est colossal, estime Catherine Bezençon, directrice de l’antenne vaudoise. Notre mode de vie s’est tellement accéléré, les gens se sentent perdus. Une forme de précarité s’est installée, dans le secteur de l’emploi, où on a peur de perdre son travail, mais aussi dans le couple, où le risque de séparation est aussi là. Cela devient multifactoriel, les gens craquent plus facilement. Ils ont besoin d’avoir quelqu’un qui les écoute vraiment, avec fraîcheur, avec bienveillance et sans jugement.»
Cédric a connu quatre épisodes dépressifs depuis 2010. En 2013, obsédé par les pensées suicidaires, il a alors volontairement demandé son hospitalisation pendant cinq semaines. Le Vaudois a bénéficié d’un bon suivi médical. Les antidépresseurs, combinés à une psychothérapie, lui ont permis de se stabiliser. Deux séjours en hôpital de jour au centre des Toises, à Lausanne, lui ont aussi permis de bénéficier d’ateliers et de groupes de parole, qui ont facilité son chemin vers la guérison.
Sa vie a changé: il occupe un autre poste de travail, a fait le tri dans son entourage et est devenu «plus sensible, plus attentif aux autres». Cédric n’est pas pour autant tiré d’affaire: il sait que plus on tombe dans la dépression, plus on a de risques d’y retomber. «J’ai des failles que je ne pourrai jamais entièrement combler.»
Monty Python
En plus des ressources qu’il a développées pour faire du bien à son âme, ce lettré use et abuse de la littérature et de l’humour, qui aide à prendre du recul. En ce moment, il lit Comment être un névrosé heureux, de John Cleese, affectionne Emil Cioran, son «meilleur antidépresseur», avec notamment l’œuvre cynique De l’inconvénient d’être né. Un ouvrage sur l’absurdité de la condition humaine qu’il a souvent lu à 3 heures du matin, «l’heure des dépressifs».
«Et aussi les Monty Python, s’exclame Cédric dans un éclat de rire. La vie de Brian, c’est fantastique!» Et d’en citer un extrait, un sourire au coin des lèvres: «Parti du néant, tu n’es arrivé nulle part. Qu’as-tu perdu? Rien!» Cédric est en vie. En 2014, 1028 personnes se sont donné la mort en Suisse.
* Citation de Philippe Labro tirée de son livre «Tomber sept fois, se relever huit» (Albin Michel).