Interview. A 65 ans, plus actif que jamais, le commissaire-priseur d’origine neuchâteloise publie ses Mémoires, entre échecs, rebondissements et succès éclatants. Une manière aussi d’entrevoir l’avenir «hybride» des ventes aux enchères, à la fois dans des salles et sur le Net.
«L’homme au marteau d’or»,«Le Mick Jagger des ventes aux enchères»: en quarante-cinq ans de carrière dans l’art, Simon de Pury a acquis une réputation internationale. Un envol pris à Bâle, sa ville natale, auprès du marchand Ernst Beyeler, puis chez Sotheby’s, en compagnie du baron Hans Heinrich von Thyssen ou au sein de ses propres sociétés de vente.
Simon de Pury raconte aujourd’hui son parcours picaresque dans un livre rythmé de rencontres, de lieux scintillants, d’anecdotes, mais aussi de réflexions sur le développement irrépressible du marché de l’art ces dernières décennies, ainsi que sur une passion innée pour les grands artistes modernes ou contemporains.
Pourquoi ce livre, aujourd’hui?
Dans ma jeunesse, la lecture de Haute curiosité, les Mémoires du commissaire-priseur Maurice Rheims, m’avait marqué. C’était le genre de vie que je voulais! Je me suis toujours dit que j’écrirais un jour un livre sur mon expérience professionnelle. Après avoir vendu mes parts chez Phillips en 2012, j’ai fait, grâce à Jeffrey Deitch, alors directeur du MOCA à Los Angeles, la connaissance de William Stadiem. Celui-ci a accepté de recueillir mes souvenirs et de les coucher sur le papier.
A qui est destiné votre ouvrage?
Il est d’abord dédié à mes cinq enfants. Mais cela fait quarante-cinq ans que je suis dans le marché de l’art. Celui-ci s’est beaucoup développé. J’ai pensé qu’il serait intéressant de parler de cette évolution en me basant sur mon expérience personnelle et des anecdotes.
Quelle a été la personne la plus déterminante dans le choix de votre vocation?
Trois personnes ont compté au début de ma vie professionnelle. D’abord Ernst Beyeler, à Bâle. Ensuite Peter Wilson, qui était le président de Sotheby’s: il a beaucoup influencé, grâce à ses visions, le marché de l’art tel que nous le connaissons aujourd’hui. Enfin le baron Thyssen, dont j’ai été le conservateur de la collection d’art.
Ernst Beyeler, pour lequel vous avez travaillé au début de votre carrière, vous a un jour demandé si votre amour de l’art était «physique» ou «intellectuel». Vous avez répondu «physique». Pourquoi?
Il y a une expression anglaise qui dit: «Si vous aimez les sucreries, il n’y a pas de meilleure place pour travailler qu’un magasin de bonbons.» J’ai toujours eu envie de découvrir des œuvres d’art. Et j’ai trouvé une activité qui me met en contact quotidien avec ma passion. Sans jamais en être blasé. On ne voit jamais «trop» d’art. Il n’y a jamais de saturation.
D’où vient cette passion?
Sans doute d’être né et d’avoir grandi à Bâle. C’est une ville à forte tradition culturelle. Le Kunstmuseum reste un de mes musées favoris. J’y ai eu mes premiers contacts avec l’art. La Foire de Bâle a aussi été déterminante. Ernst Beyeler a eu un rôle essentiel dans son expansion internationale. J’y participe depuis sa première édition, il y a quarante-six ans! Il y a eu aussi le rôle important de ma mère: elle m’emmenait dans des musées ou me faisait visiter Florence. A l’école, j’aimais dessiner. Je voulais devenir artiste!
Vous avez mis en scène le marché de l’art, lui donnant un côté spectaculaire, quasi théâtral, lors de vos ventes. Pourquoi?
J’ai vite constaté que beaucoup de personnes étaient intimidées par le milieu de l’art. Même avec d’importants moyens financiers, elles craignaient d’entrer dans une galerie ou une salle des ventes. Elles se disaient que ce monde était pour de rares privilégiés.
Or, chacun de nous a une réaction immédiate en face d’une œuvre d’art. Surtout, cette réaction est légitime. Mais la plupart des gens n’osent pas donner leur avis, tant ce milieu est intimidant. J’ai fait en sorte de supprimer cette intimidation, d’encourager tout le monde à venir dans les galeries et les ventes. J’étais enchanté quand, à New York, les enfants des écoles visitaient nos expositions d’art contemporain!
C’est aussi pour cette raison que j’ai participé à une émission de téléréalité coproduite par Sarah Jessica Parker, Work of Art: The Next Great Artist. Chacun des épisodes était vu par 1,5 million de personnes. Beaucoup plus que pour une exposition, quel que soit l’artiste concerné.
Comment se porte le marché de l’art?
Les ventes récentes de Londres et de New York montrent que l’activité est forte. Le pourcentage des lots vendus a été de 90%. Beaucoup de personnes ont participé à ces ventes. Le marché est solide, même si le chiffre d’affaires des principales maisons de vente a reculé cette année.
Cette baisse est due au fait que les propriétaires d’œuvres dont le prix est supérieur à 20 millions de dollars ont préféré ne rien mettre sur le marché, par prudence. Mais les résultats de ces dernières semaines devraient les encourager à être plus actifs. Les chiffres d’affaires devraient remonter en 2017.
Ce marché est-il très sensible aux conjonctures économiques?
Plus la période est mouvementée, plus l’art est considéré comme une valeur refuge. La dernière fois que le marché a été ébranlé était en octobre 2008, lorsque le monde de la finance a flanché d’un coup. Le taux d’œuvres vendues, qui reste le meilleur indice de la santé du marché de l’art, était alors de 50%. Mais la confiance est revenue rapidement. Notamment grâce à l’exceptionnelle vente Yves Saint Laurent-Pierre Bergé en mars 2009.
Comment se fait-il que de nombreuses branches du marché du luxe s’adaptent aux nouvelles technologies, alors que le marché de l’art reste vieux jeu?
Il serait illusoire de vouloir vendre des œuvres d’art uniquement sur Internet. Vous devez absolument proposer aux acheteurs potentiels de pouvoir voir les œuvres, réellement. Sauf s’il s’agit d’estampes ou d’éditions. Je crois ainsi à un modèle hybride. Internet permet de divulguer les informations loin à la ronde, en se passant des énormes pavés très coûteux, peu pratiques et peu écologiques que sont les catalogues de vente.
Est-ce le modèle de votre nouvelle société, de Pury de Pury?
Oui. Nous nous concentrons sur les ventes de charité. Comme celle en juillet dernier à Saint-Tropez de la fondation de Leonardo DiCaprio. C’était la troisième que nous organisions pour lui. Nous avons également mis cette vente en ligne sur notre site. Nous avions dès lors deux lieux: l’un réel, sous une tente à Saint-Tropez, l’autre sur le Net. Ce qui a permis d’amplifier l’écho de la vente de charité. Cela a bien fonctionné. Reste qu’il faut toujours recourir à des méthodes éprouvées, comme de contacter au préalable vos principaux acheteurs potentiels, un à un.
Comment va évoluer le marché de l’art, avec ou sans Internet?
Ce modèle hybride sera à mon sens le plus efficace pour les œuvres entre 10 000 et 1 million de dollars. Pour le haut de la pyramide des prix, vous n’avez pas besoin de technologie. La vieille manière perdurera. Mais quand vous voyez que les maisons de vente augmentent régulièrement leurs commissions dans la catégorie la plus basse des prix, l’option d’Internet s’imposera d’elle-même. Elle est moins coûteuse pour tout le monde: vendeurs, acheteurs, maisons de vente.
Ce marché continuera-t-il à croître?
Oui, même s’il connaîtra des réajustements. Il croîtra pour une raison simple: il y a un nombre limité d’œuvres disponibles, mais de plus en plus d’acheteurs potentiels. Les deux artistes qui font chaque année le plus grand chiffre d’affaires, au total des ventes aux enchères, sont Warhol et Picasso. Parce qu’il y a suffisamment d’œuvres de ces artistes en circulation.
Si vous décidez d’acheter un Andy Warhol en mai prochain, je peux vous assurer que vous en trouverez un. Il est en revanche de plus en plus difficile de trouver des œuvres impressionnistes ou modernes de premier plan. C’est pour cela que le marché de l’art d’après-guerre et contemporain est devenu financièrement le plus fort. Des œuvres sont disponibles.
Quelle est selon vous la situation du marché de l’art en Suisse?
La Suisse tient toujours un rôle prépondérant dans la joaillerie et la haute horlogerie. La densité de grands collectionneurs y est très importante. Et le pays compte beaucoup d’artistes contemporains qui ont un impact réel sur le marché international.
Avez-vous des conseils à donner à un jeune collectionneur?
Il y a trois choses importantes: voir, voir et voir. Il faut découvrir un maximum d’œuvres, dans les expositions, les galeries, les foires, partout. C’est le seul moyen de déterminer un goût personnel. On ne collectionne pas avec ses oreilles! Il ne faut pas avoir peur de commettre des erreurs. C’est ainsi qu’on apprend le plus.
Quels artistes suisses recommanderiez-vous à ce même collectionneur?
Je viens de voir à New York une exposition des sculptures de Carol Bove, qui confirme à quel point c’est une excellente artiste. Dans la même ville, l’exposition de Pipilotti Rist est en train de battre le record de fréquentation du New Museum. Bon signe! Enfin, je dirais que la cote de John Armleder reste sous-évaluée si l’on considère son immense talent et son influence au niveau international.
A lire:«Commissaire-priseur». Simon de Pury et William Stadiem. Ed. JC Lattès, 285 p.