Hanna Wick
Portrait. L’astrophysicienne lausannoise Claudia de Rham veut savoir comment notre Univers est agencé. Pour ce faire, elle n’hésite pas à pénétrer en zone intellectuelle interdite.
Ciel nocturne au-dessus de Madagascar. Clair, profond, magnifique. Quand elle l’évoque, Claudia de Rham est complètement fascinée. Il l’inspire et lui fait garder les pieds sur terre. «Enfant, j’ai beaucoup déménagé. De Lausanne au Pérou, de retour à Lausanne, puis à Madagascar.» Ses parents travaillaient dans l’aide au développement et emmenaient partout leurs cinq enfants. Elle n’a jamais vraiment planté ses racines. «C’est pourquoi le ciel est ma référence. Où que je me trouve, il est toujours là.»
Un toit céleste, sous lequel la jeune scientifique file de conférence en conférence, de réunion en réunion. Elle est très demandée de par sa réflexion originale. Pour la professeure genevoise Ruth Durrer, une des stars de l’astrophysique suisse, Claudia de Rham est l’un des plus grands talents de la spécialité.
C’est l’automne à Lausanne. Claudia de Rham est dans sa ville natale pour un bref séjour. Nous nous rencontrons dans un café. Elle a le regard franc, le rire sonore. Décontractée, elle raconte sa vie, ses recherches. Notamment le nouveau poste de professeure assistante qu’elle vient d’obtenir à l’Imperial College de Londres.
Après six années aux Etats-Unis, la Lausannoise rallie un pays dont l’option Brexit rend l’avenir peu sûr pour la communauté scientifique. Les réductions de budget menacent, tout comme des conditions de travail péjorées. Ce n’est pas un problème? «Il faut prendre des risques, sans quoi la vie devient ennuyeuse», dit-elle. Et, dans sa bouche, cela ne fait pas cliché.
A vrai dire, Claudia de Rham voulait devenir astronaute. Le rêve de beaucoup d’enfants. Chez elle, c’était plus qu’un rêve, pourtant: un programme. Elle est pilote depuis des années, elle est plongeuse. Elle est donc déjà bien préparée quand elle fait acte de candidature à l’ESA, l’Agence spatiale européenne.
Elle affronte six étapes de sélection contre 8000 concurrent(e)s et se retrouve parmi les 40 rescapés. Le rêve s’arrête là, pour raisons médicales: de Madagascar, elle n’a pas ramené que son émerveillement pour le ciel, mais aussi la tuberculose. Certes, elle n’est pas malade, mais des bactéries sommeillent en elle.
Toujours est-il que sa passion pour l’astrophysique reste intacte. Si elle ne peut s’élancer vers l’espace, au moins veut-elle le connaître mieux. Avec crayon, papier, modèles mathématiques et beaucoup d’intuition. Elle étudie à l’EPFL, puis pratique la recherche à Paris, Cambridge, Montréal, Genève et Cleveland.
Un Univers en expansion
La phrase qui ne cesse de la hanter est la suivante: pourquoi l’Univers se comporte-t-il tel que nous l’observons? Poser la question, c’est se confronter à la gravitation, la force la plus primordiale de l’Univers. C’est elle qui fait tomber la pomme au sol, qui détermine l’orbite des planètes, qui met les galaxies en boule.
Albert Einstein a décrit le fonctionnement de la gravité dans sa théorie de la relativité générale. Une théorie mille fois vérifiée par des mesures, mais qui laisse néanmoins des questions ouvertes. Par exemple, pourquoi notre Univers est-il en expansion toujours plus rapide? Alors que la gravité devrait un jour ou l’autre concentrer toutes les matières ou, au moins, les arrimer d’une certaine manière. Or, les astronomes observent exactement le contraire.
A la table du bistrot lausannois, Claudia de Rham dessine des sinusoïdes dans l’air. En février, des chercheurs américains ont réussi un grand coup: ils ont pu constater la présence d’ondes gravitationnelles sur la Terre. Ces ondes de gravitation qui refoulent et étendent imperceptiblement autour de nous l’espace et le temps. Elles naissent par exemple quand deux trous noirs fusionnent.
Pour Claudia de Rham, c’est un peu comme les ondes qui se forment dans le lac quand on y a jeté un galet mais, à la différence de ces vaguelettes, les ondes de gravitation ne diminuent jamais. «En tout cas pas selon Einstein. Elles se propagent sans cesse, éternellement.»
Chasseuse de fantômes
Elle prend une profonde inspiration: «Est-ce vraiment ainsi que cela se passe?» En physique, tout ce qui paraît anodin est presque une hérésie. Si l’on essaie d’intégrer des ondes qui se tassent au modèle mathématique de l’Univers, tout l’édifice théorique commence à vaciller.
«Cette instabilité, nous la nommons un fantôme. Les calculs n’ont plus de sens», explique la scientifique. Toutes les théories qui comportent de tels fantômes mathématiques sont des zones intellectuelles interdites. Mais ce n’est pas de nature à effaroucher Claudia de Rham. Avec son collègue Gregory Gabadadze, elle a renouvelé le mode de calcul et finalement obtenu une solution cohérente, où les ondes gravitationnelles vont bel et bien diminuant.
«Il y avait des écriteaux partout: passage interdit, danger de mort, dit-elle en décrivant des deux mains un profond précipice. Mais nous nous y sommes aventurés et sommes arrivés inopinément là où, en principe, nul ne peut arriver.» Dans la zone interdite, de l’autre côté du précipice, sans rencontrer le moindre fantôme. C’est pourquoi Claudia de Rham s’est vue affublée du surnom de ghostbuster, chasseuse de fantômes.
Cette percée remonte à six ans. Désormais, on compte bien 300 chercheurs dans le monde qui se passionnent pour les idées de la Lausannoise. Sa théorie n’est certes pas encore communément admise, mais la curiosité est grande. Peut-être que ses formules sans fantômes expliquent pourquoi l’Univers s’étend de plus en plus vite: parce que, sur de grandes distances, la gravité fonctionne différemment de ce qu’Einstein avait conjecturé.
«Je suis une obstinée»
Ses recherches lui ont en tout cas valu beaucoup de reconnaissance et, notamment, une bourse à l’Institut Périmètre de physique théorique de Waterloo (Canada). «Mais il m’importe plus de travailler correctement que d’être considérée.» Ce disant, elle pourrait paraître trop sûre d’elle. Aussi corrige-t-elle: «Je suis une obstinée. Ça aide.»
Un trait de caractère qui l’avait aidée, enfant à Madagascar, quand la nouvelle maîtresse d’école raillait ses piteux résultats. Et cela l’aide aujourd’hui encore quand un étudiant la prend pour une simple assistante. Ou quand un bailleur de fonds ne la croit pas capable de diriger une équipe de recherche, alors même qu’elle le fait depuis des années. «On me préserve parce que je suis une femme. C’est ainsi.»
Les enfants ne simplifient pas les choses. Depuis la naissance de ses deux filles, elle est évidemment moins productive qu’avant. Pareil pour son mari, astrophysicien lui aussi. «Mais nous avons quand même de bons résultats et cela nous plaît.»
L’Univers lui paraît-il désormais différent de ce qu’il était pour la gamine qui, il y a trente ans, observait le ciel de Madagascar? «Si l’on parle physique, oui.» Elle sait maintenant quelle chance ce fut que des galaxies se forment, qu’il existe un système solaire et la Terre. «Mais quand je me borne à contempler le ciel, il n’a pas changé. Il est toujours aussi beau.»
© Die Zeit Traduction et adaptation Gian Pozzy
PROFIL
Claudia de Rham
Après le lycée français de Tananarive, à Madagascar, la Lausannoise rejoint l’EPFL puis l’Ecole polytechnique de Paris, pour revenir ensuite à Dorigny. Et obtient son doctorat en cosmologie à Cambridge. Son parcours passe ensuite, notamment, par les universités de McGill et de McMaster, au Canada, de Genève, de Case Western Reserve, aux Etats-Unis. Elle occupe aujourd’hui le poste de professeure assistante à l’Imperial College de Londres.