Repos insuffisant, insomnies, apnées.En organisant l’une des plus vastes études jamais menées sur le sommeil, le CHUV a pu brosser un portrait inattendu du dormeur romand. Des résultats à ne pas fermer l’œil de la nuit…
Serge Maillard et Sophie Gaitzsch
C’est l’une des enquêtes les plus importantes jamais réalisées sur le sommeil, qui s’est déroulée dans la région lausannoise entre 2009 et 2013: plus de 5000 personnes âgées de 40 à 85 ans ont répondu au questionnaire du Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil (CIRS) du CHUV. Près de la moitié d’entre elles ont en outre bénéficié d’un enregistrement complet de leur sommeil, à domicile.
Les premiers résultats de cette investigation – baptisée HypnoLaus, en référence à la ville de Lausanne – viennent de tomber (voir chiffres). Raphaël Heinzer, médecin responsable du CIRS, a accepté d’en dévoiler les enseignements les plus importants. L’étude montre notamment que les apnées du sommeil, qui provoquent des obstructions répétées des voies respiratoires, parfois lourdes de conséquences (lire encadré en p. 29), sont beaucoup plus répandues que prévu: «Plus de la moitié des hommes et environ un tiers des femmes de plus de 40 ans sont concernés.»
Outre les apnées, les insomnies figurent en tête des troubles du sommeil qui affectent les Romands. Là aussi, les conclusions de la recherche sont supérieures aux suppositions initiales: «On retrouve cette affection chez plus d’un tiers des femmes et un quart des hommes. C’est-à-dire qu’ils prennent plus de trente minutes pour s’endormir ou font face à au moins trois réveils par nuit, au moins trois à quatre fois par semaine.» On estime généralement que la moitié de la population présentera un jour un trouble du sommeil, précise le spécialiste.
Le temps nécessaire à l’endormissement augmente progressivement avec l’âge et la quantité de sommeil profond diminue, surtout au-delà de 60 ans. Les médicaments prennent souvent le relais. C’est un troisième constat tiré de cette vaste enquête: environ une femme sur quatre et un homme sur huit prend un médicament pour s’endormir au moins une fois par mois.
«Il y a besoin d’études de grande ampleur de ce type pour appuyer, auprès de nos décideurs politiques, le fait qu’on se trouve face à un vrai sujet de santé publique», commente Christophe Petiau, neurologue et secrétaire adjoint de la Société française de recherche et médecine du sommeil. Pour Raphaël Heinzer, l’investigation a aussi le mérite de fixer de véritables normes concernant le sommeil: «Par exemple, mettre vingt minutes pour s’endormir peut aujourd’hui être considéré comme une moyenne.»
1. Inégalités entre sexes et couches sociales
La recherche soulève plusieurs questions de taille. L’une des plus frappantes concerne la différence entre hommes et femmes: les secondes font davantage état d’insomnies et consomment deux fois plus de produits somnifères. Pourquoi? Pas de certitude absolue, mais plusieurs hypothèses pour l’expliquer, répond Raphaël Heinzer. Parmi elles, on trouve l’instinct maternel qui «suppose une vigilance accrue la nuit, et entraîne donc un sommeil plus léger, plus sensible aux perturbations».
Spécialiste en neurosciences à l’Université de Bâle, Christian Cajochen énonce aussi un biais possible en fonction du genre: «Dans les questionnaires, les femmes se plaignent davantage de leur mauvaise qualité de sommeil, car elles font plus attention à leur santé que les hommes. Mais lorsque nous les mettons dans un laboratoire, nous voyons souvent ces différences s’amoindrir considérablement.» Par ailleurs, les femmes sont plus concernées par la dépression, «et 95% des personnes dépressives ont des troubles du sommeil».
L’étude indique aussi que «pauvres» et «riches» ne sont pas non plus sur un pied d’égalité face aux troubles du sommeil. Chercheuse à l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive à Lausanne, Silvia Stringhini a comparé les dysfonctionnements nocturnes selon le niveau d’éducation et la profession des participants à l’étude HypnoLaus. Et là aussi, les résultats sont éloquents: par rapport à la catégorie sociale la plus élevée, les hommes de la tranche de population la moins aisée présentent 60% de risques en plus d’avoir une mauvaise qualité de sommeil – ce chiffre descend à 30% chez les femmes.
Pourquoi une différence si marquée? Aucun des facteurs étudiés – liés au statut migratoire, à l’état civil, à la consommation d’alcool, de tabac et de café, à l’exercice physique, à l’obésité ou encore à la présence de dépression et de troubles psychiques – ne fournit de réponse satisfaisante. «Pris ensemble, tous ces facteurs constituent au mieux un cinquième de l’explication, indique Silvia Stringhini. Malheureusement, le questionnaire n’incluait pas des thèmes comme les difficultés financières, l’instabilité familiale, l’alimentation, le stress au travail et en général.» Ces éléments pourraient jouer un rôle important dans les dysfonctionnements du sommeil, «notamment le stress au travail, de plus en plus marqué».
2. Un sommeil en constante diminution
Le monde du travail n’est sans doute pas étranger à la forte prévalence de troubles du sommeil. Ni, de manière générale, à l’insuffisance de repos, qui cause aujourd’hui bien des maux: ainsi, le fait de rogner sur ses nuits pour travailler davantage est une pratique à risques, souligne Raphaël Heinzer. «Les managers ou politiciens qui prétendent travailler vingt heures et dormir quatre heures ne sont pas tout à fait honnêtes et rendent un mauvais service à la population en glorifiant ce type de comportement.»
Il y a deux ans, Christian Cajochen a établi un profil du dormeur suisse: son sommeil dure en moyenne sept heures et demie par nuit, entre 23 heures et 6 h 30, sans différence marquée entre Alémaniques et Romands. «L’élément positif, c’est que nous dormons encore plus de sept heures, soit plus que les Britanniques ou les Américains. Mais il y a trente ans, nous dormions une demi-heure de plus par nuit: cela veut dire que nous avons perdu une minute de sommeil chaque année!» Une problématique qui concerne en particulier les plus jeunes (lire l’interview en page 31).
Silvia Stringhini met en avant une pollution lumineuse et sonore de plus en plus présente – et en permanence – en milieu urbain, particulièrement dans les quartiers moins favorisés. Et au-delà, c’est le statut du sommeil lui-même qui a changé, dans une société en accélération: «Le fait d’être connecté activement et en permanence est un problème. Si on lit un livre, on a tout de suite sommeil. Si on écrit un e-mail ou regarde des vidéos sur YouTube, cela n’aide pas forcément.» Ces trente dernières années, notre temps d’activité au bureau comme à la maison s’est allongé, ajoute Christian Cajochen: ainsi, les programmes télévisés finissent toujours plus tard.
3. Des risques pour la santé
Pour Raphaël Heinzer, nul doute que les perturbations du sommeil deviendront prochainement un sujet de santé publique. Mais, pour l’heure, le poste de Monsieur Sommeil à la Confédération reste à créer. En France, la prise de conscience est un peu plus avancée, avec des initiatives comme le Plan sommeil de 2007 au Ministère de la santé. «La difficulté, c’est que la médecine du sommeil n’est pas considérée comme une discipline à part entière et rassemble toutes sortes de profils, relève Christophe Petiau. Du coup, nous n’avons pas de représentant unique pour faire du lobbying auprès des décideurs politiques.»
Si l’on ne sait toujours pas avec certitude à quoi sert le sommeil chez l’être humain, une chose est sûre, rappelle Raphaël Heinzer: dormir mal ou insuffisamment nuit à la santé. «Le manque de sommeil a des effets désastreux sur notre fonctionnement cognitif. Il altère la mémoire et peut conduire à des troubles dépressifs.» La somnolence diurne est aussi une cause d’accidents.
Au gré de nouvelles études, on constate que les risques sanitaires d’un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité affectent de plus en plus de domaines, ajoute Christophe Petiau. Citons de possibles conséquences cardiovasculaires et métaboliques: «Cela augmente l’appétit et modifie la résistance à l’insuline, créant un risque accru d’obésité et de diabète.» Mais aussi un lien de plus en plus étroit entre mauvais sommeil et cancer. «Des études ont démontré une fréquence plus importante de cancer du sein chez les hôtesses de l’air, dont l’horloge biologique est décalée du fait de leur emploi. On le voit aussi chez les infirmières.»
Sans compter qu’une étude américaine récente de la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, à Baltimore, laisse supposer un lien entre le fait de peu ou mal dormir et une accumulation de protéines bêta-amyloïdes que l’on retrouve dans la maladie d’Alzheimer…
4. Des applications pour mieux dormir
Alors, pour les préserver de ces maux, comment aider les Romands à plonger plus facilement dans les bras de Morphée? «Le plus important est de bien se connaître: savoir de combien d’heures de sommeil on a besoin, si l’on est plutôt du soir ou du matin et surtout garder des horaires de sommeil réguliers», conseille Raphaël Heinzer.
Outre des mesures d’hygiène du sommeil de base à respecter (lire en page 29), des méthodes comme la thérapie cognitivo-comportementale de l’insomnie peuvent s’avérer utiles, en rectifiant par exemple des attentes excessives. «Comme certaines personnes âgées qui souhaiteraient dormir comme à 20 ans, alors que le sommeil se fragmente et devient naturellement moins profond avec l’âge…»
Les technologies peuvent aussi se transformer en alliées, via de nouvelles applications pour smartphone qui ont pour objectif de favoriser le sommeil. Illustration de la préoccupation croissante de la population à ce propos, Réveil intelligent est l’une des applications payantes les plus téléchargées de nos jours sur iPhone et iPad. Le principe: suivre les cycles du sommeil afin de se réveiller au moment approprié, en évitant d’interrompre une phase de sommeil profond. L’application analyse pour cela les ronflements, tandis que d’autres modules, comme Smart Alarm Clock sur Android, sont carrément placés dans le lit afin de suivre tous les mouvements du dormeur. Cela toujours dans le but d’établir un profil de sommeil personnalisé.
Raphaël Heinzer voit surtout un intérêt de ces technologies pour les patients souffrant de parasomnie, par exemple ceux qui s’agitent ou crient la nuit. «Certaines applications qui enregistrent dès qu’il y a un bruit peuvent nous aider à évaluer la fréquence et le type de ces épisodes.» La preuve que les smartphones ne nuisent pas toujours au sommeil. A condition, évidemment, de penser à les mettre en mode silence…
Apnée
Des risques qui augmentent avec l’âge
Attestée par l’étude HypnoLaus, la fréquence des apnées après 40 ans a de quoi surprendre, tant chez les hommes (plus de la moitié des participants) que chez les femmes (environ un tiers). Les risques liés à ces très brèves interruptions de la respiration pendant le sommeil, jusqu’à cinquante par heure dans les cas les plus graves, sont notamment cardiovasculaires, du fait du stress nocturne provoqué par les multiples petits réveils, mais peuvent aussi inclure l’hypertension, des attaques cérébrales, du diabète ou de l’insuffisance cardiaque. La présence d’apnée augmente avec l’âge, la surcharge pondérale et en fonction de l’anatomie: les personnes ayant une grosse langue ou un pharynx étroit sont plus exposées.
Raphaël Heinzer livre plusieurs explications aux constatations de l’étude: «Il est possible que des problèmes d’obésité accrus dans la population en soient à l’origine. Mais ce sont surtout les appareils de détection des troubles respiratoires nocturnes qui sont de plus en plus perfectionnés. C’est comme si on avait un nouveau microscope: on voit plus de détails.»
L’investigation a pris en compte les troubles respiratoires dès cinq apnées par heure. Faudrait-il élever ce seuil? «Nous avons à présent besoin d’un suivi pour savoir si les personnes dans la tranche la plus basse développent des pathologies, et lesquelles.»
Beaucoup de patients ne gardent aucun souvenir de leurs apnées, et peuvent avoir paradoxalement l’impression d’avoir bien dormi. «C’est seulement au bout d’un moment qu’on se sentira très fatigué.»
Le traitement repose sur le port d’un masque nasal, qui exerce une pression aérienne pour maintenir la gorge ouverte durant le sommeil.
Entretien
«Les écrans brouillent l’horloge biologique des jeunes»
Les nouvelles technologies ont un effet négatif sur le sommeil des adolescents. Le point avec Sophie Schwartz, directrice du Laboratoire de neuro-imagerie du sommeil de la faculté de médecine de l’Université de Genève.
Comment dorment les ados romands?
De moins en moins, et de moins en moins bien! Les jeunes de 15 ans dorment en moyenne une heure et demie de moins que ceux de 11 ans, alors que leurs besoins, neuf heures par nuit, sont identiques. Nous assistons à une réduction et à une détérioration de leur sommeil avec l’essor des réseaux sociaux et des messageries. L’arrivée des smartphones a encore renforcé le problème.
En quoi les nouvelles technologies sont-elles nocives pour le sommeil?
Nous menons actuellement une grande étude sur le sujet auprès de 900 jeunes de 13 à 19 ans dans le canton de Genève. Les résultats préliminaires montrent que l’usage d’écrans le soir repousse l’heure du coucher: les ados qui discutent via les réseaux sociaux ne sentent pas la fatigue. Ils ont des interactions stimulantes avec leurs amis, ce qui excite le cerveau à un moment de transition entre éveil et sommeil, où il faudrait se détacher des sollicitations du monde extérieur. Les réseaux sociaux constituent une manière d’exister et ceux qui ne sont pas disponibles se voient rapidement exclus. Il y a clairement un phénomène d’addiction qui entre en jeu.
Certains ados dorment même avec leur smartphone allumé…
Oui. Il s’agit vraiment d’un comportement à bannir. La personne qui s’attend à recevoir un message reste vigilante aux signaux de l’appareil et s’installe dans un sommeil fragile. Un état que l’on pourrait comparer à celui d’une mère ou d’un père qui, pendant son sommeil, est attentif en permanence aux bruits de son bébé.
Quel rôle joue la lumière des écrans?
Elle brouille l’horloge biologique, alors que celle-ci est déjà décalée chez les ados. Leur organisme produit la mélatonine, l’hormone du sommeil, près de deux heures plus tard que chez les adultes, raison pour laquelle ils ont de la peine à se lever le matin. Les spécialistes s’accordent d’ailleurs à dire qu’il serait très bénéfique de repousser le début des cours à l’école d’au moins une heure! La lumière des écrans tard le soir accentue encore ce retard de phases naturelles.
Quels sont les autres facteurs perturbants?
Le niveau de stress est plus élevé que par le passé. Mais il est lié à toutes sortes d’autres éléments, donc plus difficile à évaluer. L’essor du multitasking – par exemple chatter, manger, faire ses devoirs et écouter de la musique en même temps – entre aussi en jeu. L’augmentation de la consommation de boissons énergisantes a également un impact.
Quelles sont les conséquences du manque de sommeil chez les jeunes?
Le sommeil joue un rôle très important dans leur développement cérébral. Nous ne connaissons pas encore les conséquences à long terme du manque de sommeil dans l’enfance ou l’adolescence. En revanche, nous savons que les effets immédiats sont désastreux. Ne pas dormir suffisamment altère la concentration, l’humeur et favorise la dépression. Le sommeil joue aussi un rôle primordial dans la mémorisation: il consolide dans le cerveau les informations recueillies durant la journée et participe à leur tri. C’est le cas pour toutes les tranches d’âge mais, contrairement aux adultes, les jeunes sont en permanence testés sur leurs performances de mémoire et leur avenir professionnel en dépend. L’enjeu est donc bien supérieur.