JO de Sotchi.Après les attentats terroristes de Volgograd, Vladimir Poutine s’inquiète pour la sécurité des Jeux. Il compte sur ses forces spéciales, les Speznas, pour combattre les islamistes venus des républiques instables du Caucase.
Matthias Schepp
Alexander Mikhaïlov porte des bottes de cow-boy, un jean et un blouson de cuir. Le tout en noir, comme son uniforme et la cagoule qu’il avait revêtus cette nuit d’automne 2002, lorsqu’il dirigeait des forces d’assaut censées libérer les 850 spectateurs du théâtre de la Doubrovka, pris en otages par un commando tchétchène. En raison d’erreurs logistiques, l’opération tourna au désastre, plus de 130 otages perdirent la vie. «Nous aurions pu être des héros et, au lieu de ça, nous apparaissions aux yeux du monde entier comme des idiots, des minables», se désole Mikhaïlov.
Un tel événement ne doit pas se reproduire et surtout pas à Sotchi où les Jeux olympiques d’hiver commencent dans un mois. Mais Mikhaïlov craint que Sotchi ne soit le véritable objectif des islamistes: «Volgograd n’était que le début.» Dans les deux attentats, 34 personnes sont mortes, 62 ont été blessées. Vladimir Poutine a annoncé «la lutte contre les terroristes jusqu’à leur anéantissement total». A Sotchi, s’il en va de la sécurité de sportifs et de spectateurs venus du monde entier, il en va aussi du projet chéri de Poutine, les JO d’hiver les plus coûteux de l’histoire et, avec eux, la considération due à la nouvelle dimension qu’entend afficher la Russie.
Attirer les JO à Sotchi fut, dès le début, une entreprise risquée. La région de la mer Noire bout depuis longtemps. Russes et Caucasiens s’y bagarrent en permanence.
Les provinces, de Tchétchénie, du Daghestan et de Kabardino-Balkarie, distantes de 300 kilomètres seulement, sont le théâtre d’opérations des terroristes islamiques. En 2013, le Nord-Caucase a subi 33 attentats et, depuis octobre seulement, 139 personnes y ont succombé.
Cauchemar sécuritaire. Pour les Jeux, le Kremlin a mobilisé 50 000 policiers, agents secrets et soldats. Des sous-marins patrouillent le long du littoral, des drones surveillent le ciel, des batteries de défense antiaérienne et antimissiles modernes S-400 sont déployées. Des détachements de troupes du Ministère de l’intérieur – 170 000 hommes au total – sont chargés de protéger les voies d’accès et de veiller, en cas de besoin, à ce que les commandos des forces spéciales puissent intervenir en quelques minutes dans la zone des JO. Une tâche démesurée: avec ses 400 000 habitants, Sotchi s’étend sur une centaine de kilomètres le long de la mer Noire; le stade olympique, le centre de presse et les stades de hockey, de patinage de vitesse et de patinage artistique sont au bord de l’eau. De là, un nouveau chemin de fer de 71 kilomètres conduit à travers la montagne jusqu’à l’un des deux villages olympiques, aux hôtels de luxe et aux pistes de ski. Du point de vue de la sécurité, c’est un cauchemar.
Pour surveiller ce territoire, les Speznas, les unités d’élite légendaires de l’armée, des services secrets et du Ministère de l’intérieur, jouent un rôle décisif. Leurs membres sont à la hauteur du SAS britannique et des Navy Seals américains qui avaient exécuté Oussama Ben Laden en 2011 au Pakistan. L’unité la plus titrée des Speznas, le groupe Alpha d’Alexander Mikhaïlov, est sur place depuis six mois. A la recherche de caches d’explosifs, ces spécialistes de l’antiterrorisme passent au peigne fin la ville de Sotchi, les villages olympiques et les sites sportifs. Ils se préparent à des opérations éclair, à des libérations d’otages. «Nous appliquons ici les précautions en usage lors des sommets du G8, quand nous devons protéger Poutine, Obama, Merkel & Cie», explique un officier.
Une guerre d’indépendance. Les ennemis jurés sont les islamistes de provinces du Caucase qui, sous l’égide de leur guide Dokou Oumarov, exigent de Moscou leur indépendance. L’objectif d’Oumarov est d’instaurer au Nord-Caucase un émirat islamique sous l’empire de la charia. En juillet, il avait appelé ses frères de foi à empêcher par des actes de terreur les JO de Sotchi, «cette danse diabolique sur les dépouilles de nos ancêtres».
A Moscou, le Ministère de l’intérieur estime à 600, organisés en 40 cellules, ces combattants de l’ombre dans la région du Nord-Caucase. En septembre, le FSB, service secret chargé des affaires intérieures, annonçait que quelque 400 autres extrémistes du Caucase avaient rallié des groupes islamistes en Syrie. Du coup, les agents secrets surveillent toutes les arrivées pour éviter que ces extrémistes ne reviennent vers Sotchi ces prochaines semaines.
La préparation des membres des troupes spéciales en vue des Jeux est un secret d’Etat, ils n’ont pas le droit d’en parler. Mais nous avons quand même pu tirer quelques informations de certains d’entre eux. «Viktor» ne veut pas voir son vrai nom publié. Il est affecté à Sotchi depuis plusieurs semaines. Avec ses camarades, il est chargé d’empêcher que des terroristes venus du Caucase ne s’infiltrent par les cols montagneux vers la cité olympique. Viktor, le tireur d’élite, incarne le moral d’acier des Speznas: il a perdu son œil droit lors d’une escarmouche en septembre 2000 à Grozny, la capitale tchétchène; il a alors imploré son commandant de le maintenir en service, ce qui lui fut accordé. Depuis lors, Viktor s’est entraîné jour après jour au stand de tir pour recouvrer la précision de son tir. Certains jours, il tirait mille cartouches: «Quand il s’agit de régler leur compte à des terroristes, tu ne peux jamais renoncer.» Une phrase qui évoque celle de Poutine, en septembre 1999, qui jurait de pourchasser, en cas de nécessité, «les terroristes jusque dans les chiottes».
Tirer pour tuer. Reste qu’en dépit de quelques succès la Russie n’a de loin pas remporté sa guerre contre le terrorisme. Depuis qu’en 1995 des séparatistes tchétchènes ont pris 1500 personnes en otages dans un hôpital à Boudionnovsk, dans le sud de la Russie (129 morts, 415 blessés), ils ont fait 2240 victimes supplémentaires et 5880 blessés. Peu avant la fin de l’année, le patron du FSB, Alexander Bortnikov, a annoncé le palmarès de son service: en 2013, «plus de 260 bandits ont été neutralisés», dont 42 dirigeants. «Lors de telles opérations, nous ne faisons pas de prisonniers, nous tirons pour tuer», commente un officier des Speznas.
Malgré ces ordres de marche impitoyables, la plupart des hommes des Speznas n’apprécient pas Poutine. Il leur semble trop libéral, trop mou. «Il nous faut un type comme Staline», estime Alexander Mikhaïlov, commandant de l’unité Alpha des Speznas. Dans leur majorité, les membres de ces troupes d’élite n’ont pas fait leur deuil de l’Empire soviétique. Ils haïssent l’Amérique et l’OTAN et se fichent de la démocratie comme de colin-tampon. En d’autres termes, ceux qui ont pour tâche de protéger la Russie contre les terroristes et les insurgés se trouvent en opposition avec leur Etat. De son côté, le gouvernement ne fait pas grand-chose pour s’assurer de la loyauté de sa garde prétorienne: les salaires de ces hommes s’étagent de 1000 à 2500 euros, les vétérans doivent se faire embaucher comme gardes de sécurité car leurs retraites minuscules ne leur permettent pas de vivre.
L’ombre du président. Bon nombre de vétérans sombrent dans l’alcool et/ou la dépression. «Nous sommes les molosses du Kremlin, mais quand nous ne fonctionnons plus, on nous jette comme une capote usagée», illustre l’un d’eux. Ancien capitaine d’une unité de Speznas, Andreï Pelitchev ressent aussi les choses ainsi. Il a été décoré de l’Ordre du courage par Vladimir Poutine pour avoir sauté sur une mine en 2006, y avoir perdu un pied, s’être fait lui-même une injection analgésique et un bandage et avoir commandé en personne la retraite de son unité et l’engagement d’une escouade de démineurs. (Il s’est avéré ensuite que la mine avait été déposée par un hélicoptère russe.) Mais, au terme de sa convalescence, on ne l’a gratifié que d’une chambre de 6 mètres carrés dans une caserne délabrée, pour lui, sa femme et son fils.
Pelitchev avait perdu un pied pour la patrie et voilà que la patrie l’humiliait. Pour remédier à des couacs si fâcheux, Vladimir Poutine a confié en juillet la sécurité des JO d’hiver à un homme qu’à Moscou ils sont nombreux à appeler avec respect «l’ombre du président»: chef de ses gardes du corps, Viktor Solotov connaît Poutine mieux que quiconque. Il a commencé par réorganiser les unités des Speznas sur un mode plus discipliné, puis il a augmenté leurs salaires.
Reste que cette intervention tardive ne résout pas les vieux problèmes et n’atténue pas les vieilles haines entre Russes et non-Russes dans la région de Sotchi. Nul n’en parle mieux que l’officier des Speznas Sergueï Illarionov, 38 ans, qui vit dans une minuscule bicoque de briques en banlieue de la ville de Novotcherkassk, dans le sud du pays. Il y a cinq ans encore, il combattait les extrémistes dans le Caucase. Aujourd’hui, il touche une retraite de 5500 roubles (150 francs). Il entretient son épouse et son enfant de 2 ans en travaillant comme garde du corps. Il est toujours bâti comme un bodybuilder.
«Cochons de Russes.» Illarionov était major de l’unité d’élite Rossitch. En mars 2000, il s’est illustré dans la bataille autour de la localité tchétchène de Komsomolskoïe, où s’étaient réfugiés un chef rebelle avec 100 combattants. En deux minutes, 22 soldats d’une unité d’assaut avaient déjà péri. Illarionov s’est alors porté volontaire pour négocier la restitution des corps. Un Tchétchène furieux lui enfonça le canon de son pistolet dans la bouche. Mais comme il ne montra aucune crainte, il eut la vie sauve et put faire enterrer ses camarades.
Les tensions entre les rebelles du Caucase et les Russes tourmentent le vétéran. A 30 kilomètres seulement de sa maisonnette, au village d’Axaï, il y a eu récemment une bagarre générale entre les Russes et des gens venus du Daghestan. «Cochons de Russes», hurlaient les seconds, tandis que les premiers juraient de les renvoyer manu militari dans leur pays. «Ça aussi, ça pèse sur les Jeux de Sotchi. La haine est une terre nourricière pour de nouveaux terroristes.»
©DER SPIEGEL
TRADUCTION ET ADAPTATION GIAN POZZY