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Voie bilatérale, et si la Suisse fonçait dans le mur?

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Jeudi, 1 Décembre, 2016 - 05:56

Décryptage. Le Parlement s’apprête à approuver le modèle de la «préférence indigène light» pour mettre en œuvre l’initiative de l’UDC sur l’immigration. Une option qui ne résout rien à long terme.

Mercredi 25 juin 2014 à l’aéroport de Vienne, 6 h 45 du matin. Pour Didier Burkhalter, qui a rencontré la veille le président russe Vladimir Poutine dans le cadre de l’OSCE que la Suisse préside, c’est l’heure de se replonger dans les dossiers helvétiques. Dans l’avion qui le ramène à Berne, le président de la Confédération en exercice, s’il se dit inquiet de la situation en Ukraine, se montre en revanche plutôt confiant sur les relations avec l’Union européenne (UE).

Quatre mois après le «oui» à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», il dit vouloir ficeler un paquet d’accords intégrant non seulement la libre circulation des personnes, mais aussi la question institutionnelle. «Je veux rénover la relation Suisse-UE pour vingt ans», affirme-t-il.

Ce jour-là, l’avion avait été retardé, une brume matinale enveloppant l’aéroport de Belp. Celle-ci s’était cependant rapidement levée et le Conseil fédéral n’avait commencé sa séance qu’avec trois quarts d’heure de retard. C’est tout le contraire dans le dossier européen. Depuis trois ans, gouvernement et Parlement, plongés dans un épais brouillard, naviguent à vue. Pire: il n’y a plus de pilote dans l’avion.

Un Gouvernement dépassé

C’est à une parodie de politique européenne que l’on a assisté ces derniers temps: un Conseil fédéral complètement dépassé, dont les membres sont incapables de s’entendre sur un objectif commun, puis un Parlement jouant les pompiers pour sauver les meubles, surtout le plus précieux d’entre eux aux yeux de l’économie: l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP).

«Ces trois ans ont été une longue période d’attente. J’ai eu l’impression d’être dans un sas, sans savoir où l’on allait», confie Cesla Amarelle (PS/VD), membre de la Commission des institutions politiques (CIP) du Conseil national (lire "Trois ans de 'dialogue' pour un échec").

Au soir du 9 février 2014, une chose était déjà sûre. Il serait impossible de concilier une initiative voulant introduire des contingents pour juguler l’immigration avec un accord que la Suisse a signé avec l’UE qui interdit toute discrimination entre citoyens européens. La seule question qui se posait était de savoir combien de temps le Conseil fédéral tenterait de renégocier l’ALCP avant de conclure à l’échec et de se replier sur un plan B.

La réponse est connue: le gouvernement n’a jamais abrégé l’exercice, au point de donner l’impression qu’il le prolongeait uniquement pour montrer à l’UDC toute sa volonté de respecter le texte de son initiative. «Nous avons assisté à une formidable démission du Conseil fédéral, qui a perdu du pouvoir en abandonnant le pilotage du dossier au Parlement», note François Cherix, coprésident du Nouveau mouvement européen suisse (Nomes).

Quand le Conseil national est appelé à la rescousse pour sauver la voie bilatérale en juin 2016, il est déjà sous la pression du temps. Sa commission, la CIP, travaille d’arrache-pied pour trouver une solution eurocompatible. Elle y parvient en renonçant à des contingents au profit d’un modèle dit de la «préférence indigène light»: il oblige les entreprises à annoncer tous les postes vacants aux offices régionaux de placement, mais seulement dans les régions et les secteurs économiques souffrant d’un haut taux de chômage ou de pratiques de dumping salarial.

Des Débats «surréalistes»

Cette solution, presque indolore pour Bruxelles, a le mérite d’exister. Mais elle traduit un jeu de dupes risquant fort de décrédibiliser la politique. «Le Conseil fédéral et le Parlement n’ont pas écouté le peuple. Ils ont sacrifié la souveraineté suisse en matière d’immigration sur l’autel d’accords internationaux», déplore Jean-Luc Addor (UDC/VS).

Au sein de la Commission des institutions politiques, les débats sont «surréalistes», de l’aveu de plusieurs de ses membres. L’UDC, qui a pourtant gagné la votation du 9 février 2014, semble très embarrassée par sa victoire. «Elle a été spectatrice du débat», raconte Philippe Nantermod (PLR/VS). Jamais elle n’arrive avec un concept précis, jamais non plus elle n’articule de chiffres quant au seuil d’immigration qu’elle jugerait tolérable.

Au sein de son groupe, seul Jean-Luc Addor rédige un concept précis pour faire baisser le solde migratoire d’environ 80 000 personnes ces dernières années. Il reprend le plafond qu’avaient fixé les auteurs de l’initiative Ecopop, soit 0,2% de la population, équivalant à quelque 17 000 personnes.

«J’ai repris ce chiffre parce que je pense que les Suisses ne veulent pas d’un pays surpeuplé à 10 millions d’habitants», explique le Valaisan. En commission, celui-ci précise qu’il ne s’agit pas là de la position officielle de son parti, qui ne le soutient d’ailleurs pas lors du vote. Il n’obtient que trois voix, celles de Michaël Buffat (UDC/VD) et de Roberta Pantani (Lega/TI).

Quant à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, son attitude est tout aussi étrange. Alors qu’elle est censée défendre le plan B du Conseil fédéral incluant l’introduction de contingents qu’elle a présenté en mars 2016, elle en souligne plutôt la «grande faiblesse», à savoir le fait qu’il n’est pas eurocompatible. Une manière très discrète de l’enterrer sauf que, durant deux ans et demi, elle n’a cessé de prôner publiquement une application stricte du nouvel article 121 de la Constitution pour respecter la volonté du peuple. 

C’est désormais au Conseil des Etats d’empoigner le dossier lors de la présente session qui vient de débuter à Berne. D’ordinaire, celle que l’on surnomme «la Chambre de réflexion» travaille dans un climat serein, mais cela ne sera pas forcément le cas en l’occurrence.

Ici aussi, le débat s’annonce plutôt surréaliste, avec un homme sous les feux de tous les projecteurs: Philipp Müller, un PLR argovien qui s’est fait connaître par une initiative qui voulait limiter l’immigration à 18% de la population. Chez lui, la mise en œuvre de l’initiative de l’UDC provoque un dilemme relevant de la schizophrénie.

D’un côté, le chef d’une PME active dans la construction, ex-président d’un «parti de l’économie» toujours prêt à partir en croisade contre la bureaucratie rampante. De l’autre, le plâtrier-peintre de formation et pilote de course amateur ayant l’habitude de mettre les mains dans le cambouis, proche des soucis du peuple au point d’insulter un jour un manageur au salaire indécent.

Insatisfait de la solution du Conseil national, Philipp Müller veut donc la durcir dans les secteurs les plus touchés par le chômage. La simple obligation faite aux entreprises d’annoncer les postes vacants n’est pour lui qu’un exercice alibi si on ne les contraint pas à recevoir des chômeurs, puis à justifier leur non-embauche sous peine d’une sanction.

Un discours qui se tient, mais qu’on croirait tout droit sorti de la bouche d’Aldo Ferrari, le vice-président du syndicat Unia. Inutile de dire qu’il fait tempêter les associations économiques, qui n’y voient rien d’autre qu’un interventionnisme étatique déplacé. On en est là dans ce débat: un patron accusé de bureaucratie par la famille à laquelle il appartient. Surréaliste, effectivement.

Pragmatisme et soulagement

Le psychodrame promet encore quelques épisodes qui relateront le bras de fer que se livreront ces prochains jours les deux Chambres lors de la procédure d’élimination des divergences. Mais il ne fait aucun doute que le 16 décembre prochain, le pragmatisme helvétique l’emportera.

Dans la foulée, le Conseil fédéral pourra enfin ratifier le protocole d’extension de l’ALCP à la Croatie, sauvant par là même la participation de la place scientifique au programme européen Horizon 2020. Tout le monde en sera soulagé. «La sécurité juridique sera pleinement rétablie en Suisse», se réjouit Jan Atteslander, responsable des affaires extérieures à l’association faîtière economiesuisse, qui voit même plus loin:

«Si, le 12 février prochain, la troisième réforme de l’imposition des entreprises – que nous soutenons pleinement – est adoptée par le peuple suisse, nous aurons même une place économique renforcée.»

Conseiller d’Etat vaudois à la tête des Finances et des Affaires extérieures, Pascal Broulis abonde dans ce sens. «La solution envisagée par les Chambres est une bonne réponse à l’initiative de l’UDC.» Pour lui, il devient urgent d’agir face à d’inquiétants signaux. Depuis 2011, il n’y a plus eu d’implantation de grandes entreprises dans l’arc lémanique. Et, en 2016, durant les neuf premiers mois de l’année, le solde migratoire est négatif dans le canton de Vaud, pour la première fois depuis une bonne dizaine d’années.

Quelques juristes, bien en dehors des cercles de l’UDC, émettent tout de même des réserves sur l’issue des travaux des Chambres, tant l’option prise par le Parlement s’éloigne du contenu de l’initiative, désormais ancré dans la Constitution. «Il s’agit là d’un précédent dangereux qui ne s’est jamais produit, affirme Etienne Grisel, professeur honoraire de l’Université de Lausanne. Si le Parlement refuse d’appliquer un texte constitutionnel quand bon lui semble, alors la démocratie directe ne peut plus fonctionner.»

En prenant le risque d’augmenter la méfiance du peuple envers ses institutions, le Parlement oublie qu’il doit préparer de futures votations qui s’annoncent tout aussi délicates que celles de 2014. Il devra faire en sorte que l’initiative «Sortons de l’impasse», œuvre des partisans d’une Suisse ouverte, se transforme en plébiscite pour la voie bilatérale et non en autogoal.

Une Voie «dépassée»

Autre problème, plus crucial encore, qui touche l’avenir de la voie bilatérale. En adoptant une clause de sauvegarde unilatérale, le Parlement évacue la question d’un accord institutionnel que lui réclame l’UE depuis huit ans maintenant. Politiquement, cela peut se comprendre. Un tel accord, qui fait resurgir le spectre des «juges étrangers» en raison du rôle que jouerait la Cour européenne de justice, aurait peu de chances en votation populaire.

Mais, à long terme, la Suisse ne pourra pas éternellement renvoyer ce dossier aux calendes grecques. Bruxelles en a fait une condition sine qua non pour signer avec la Suisse de nouveaux accords d’accès au marché, comme sur l’énergie et les marchés financiers par exemple.

Professeur de droit à l’Université de Zurich, Matthias Oesch plaide pour un tel accord institutionnel. «La voie bilatérale est dépassée: nos accords statiques ne sont plus adaptés face à l’évolution d’un droit de plus en plus communautarisé comme, par exemple, Schengen-Dublin pour régler la crise migratoire», remarque-t-il.

Dès lors, la Suisse a intérêt à faire avancer ce dossier. «De surcroît, un règlement juridictionnel des différends protège le petit par rapport au plus fort», argumente-t-il. Malgré sa force économique, la Suisse et ses 8 millions d’habitants ne font pas le poids face aux 500 millions de ressortissants de l’UE. Ici, on l’a déjà oublié: c’est sous l’incessante pression politique de Bruxelles, qui a pris dans sa ligne de mire les régimes fiscaux cantonaux dès 2007, que le Conseil fédéral s’est lancé dans la réforme RIE III soumise prochainement en votation. 

Sans vision et sans conviction

Le drame, c’est que cette absence de nouveaux accords d’accès au marché provoque une délocalisation des emplois due certes en partie à la globalisation des marchés, mais aussi au blocage actuel de la voie bilatérale. Ainsi, dans le secteur bancaire, on se dit conscients du fait que la Suisse n’obtiendra pas rapidement un accord sur les services financiers, ainsi qu’en témoigne Yves Mirabaud, président de l’Association de banques privées suisses (ABPS).

En 2015, les membres de l’ABPS ont créé 520 emplois, dont 457 à l’étranger et 63 seulement en Suisse. En citoyen helvétique, Yves Mirabaud regrette ce phénomène, mais en affaires, le patriotisme n’est pas de mise. «Veut-on une Suisse ouverte à une voie bilatérale qui nous a apporté beaucoup de prospérité ou un pays se repliant sur lui-même? Quoi qu’il en soit, les banques s’adapteront», résume-t-il.

Didier Burkhalter voulait moderniser la voie bilatérale pour vingt ans. Avec l’option prise par les Chambres, elle sera stabilisée pour trois ans, guère plus. Le Parlement colmate les brèches à court terme, mais il a perdu la vision d’ensemble du dossier. Bref, tout le monde  tergiverse, sans vision et sans conviction, dans l’espoir que sa relation avec l’UE va se calmer. «Une erreur, selon François Cherix. Après le Brexit et la montée de l’isolationnisme qu’il traduit, le climat ne cesse de se détériorer.» Et si la Suisse fonçait dans le mur? 

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