Anouch Seydtaghia
Dossier. Les spécialistes sont unanimes: toutes les générations sont concernées par l’illettrisme numérique. Certains prônent l’introduction de nouveaux cours à l’école, non seulement pour maîtriser la technologie, mais aussi pour en comprendre les enjeux.
Des seniors perplexes devant WhatsApp, qui peinent à envoyer une photo à leurs petits-enfants. Des garçons et des filles rivés sur Instagram ou Snapchat, virtuoses autoproclamés des réseaux sociaux mais qui ignorent à peu près tout des subtilités de l’internet comme des réglages de confidentialité de leur compte Facebook. Et puis des parents, totalement démunis devant tant de mystères technologiques et de questions à 10 mégabits.
Bien en mal de conseiller les uns ou les autres, que ce soit sur leur téléphone, leur ordinateur et même, désormais, pour allumer la télévision.
Le trait est forcé? Pas tant que cela. Commençons par nous rendre dans un cours Swisscom. Les crayons, taillés à la perfection, sont alignés sur une table. A leur côté, des blocs-notes, des verres d’eau et la carte de visite de Ricky Papic. Ce jeune homme d’origine tessinoise attend ses élèves, sourire aux lèvres. Des élèves d’un type particulier, puisque ce sont six seniors. Il est 9 h 30, ce lundi matin, et nous sommes au deuxième étage d’un magasin Swisscom, à Genève.
Le cours de base iPhone – Module 2, d’un coût de 50 francs, peut commencer. L’opérateur prodigue ce genre de formation dans toutes les grandes villes romandes via ce qu’il appelle sa Swisscom Academy. D’un soupir, Marie* annonce la couleur: «C’est le quatrième cours que je prends. J’ai suivi les modules 1, 2 et 3. Je refais le 2 aujourd’hui, je nage tellement…»
Imperturbable, Ricky Papic annonce le programme. «Aujourd’hui, nous allons voir comment prendre une photo, la partager, l’assigner à un contact et découvrir le monde des applications.» Jocelyne demande: «Je pourrais aussi savoir comment inscrire des rendez-vous dans l’agenda?» Non, nous n’aurons pas le temps, répond le formateur. Il a raison: en deux heures, il n’aura même pas l’occasion de parler des applications. Deux tours d’horloge qui sont une plongée dans un monde parallèle.
L’iPhone est l’un des téléphones les plus simples à utiliser. Mais on découvre, ce lundi matin, combien son emploi peut aussi être un mystère. «Sur le devant du téléphone, vous avez un appareil photo pour les autoportraits», explique Ricky Papic. «Ah bon? Où ça?» demande Marie.
Un peu plus tard, le formateur précise que les boutons de volume servent aussi à déclencher une photo. «Ah, ce sera bien de les utiliser, car je mets toujours mon doigt devant l’objectif quand je prends une photo», sourit Marie. Marcel* s’inquiète: «Mais comment puis-je prendre une photo?» «Attention, vous êtes en mode vidéo», intervient Ricky Papic.
Au moment d’envoyer une photo, l’affaire se corse. «Comme vous n’avez pas tous mis à jour votre téléphone, le petit sigle affiché en bas à droite de votre appareil est différent», expose le formateur. «Ah non, je ne vais pas mettre à jour mon iPhone, s’emporte Jocelyne*.
Tous mes amis me disent que ça change tout après et qu’on ne peut plus utiliser l’appareil!» «Alors je vous donne mon numéro pour recevoir votre photo, c’est le 022… Ah non, plutôt 079!» poursuit Marie. Elle veut aller plus loin: «Si je veux connecter mon téléphone à mon ordinateur, je dois le brancher à gauche ou à droite?» Ricky Papic grimace. «A priori, vous avez des ports USB des deux côtés. Attention, vous ne pouvez rien envoyer, car vous êtes en mode avion!…»
«Les données solaires?»
Sans cesse, les questions fusent. «Cet ami est décédé, comment puis-je supprimer son contact?» lance Marie. Un ange passe. Puis Isabelle s’interroge: «Vous parlez des données solaires?» «Non, ce sont les données cellulaires qui permettent de se connecter à l’internet», répond, toujours aussi calmement, Ricky Papic. Vers 11 h 30, Marie secoue la tête. «Je vais suivre une troisième fois ce cours…»
Epuisés mais contents d’avoir suivi la formation, les participants quittent la salle. Ricky Papic sourit: «Ne croyez pas que ce sont seulement les personnes âgées qui ont de la peine à suivre la technologie. Tous les jours, mes amis, de mon âge, me demandent la différence entre un iPhone et un portable de Samsung, comment mettre à jour leur téléphone ou à quoi sert le service iCloud…»
Des Rolls sous-utilisées
Les adolescents et les jeunes adultes ont désormais entre les mains les Rolls des nouvelles technologies, qu’ils utilisent comme des Dacia. Pis encore, certains jeunes sont en difficulté face à la complexité croissante des appareils. Formatrice dans plusieurs écoles, notamment à l’Université populaire de Lausanne, Yaele Lachat explique.
«Plusieurs générations éprouvent une sorte de panique face à la technologie. Les jeunes pensent tout savoir, alors qu’ils font souvent preuve d’une terrible naïveté par rapport à la sécurité et la protection de leur sphère privée. Quant aux seniors, ils ont besoin de la technologie, mais ils ont souvent peur de mal faire. En réalité, personne ne s’en sort mieux que les autres: les jeunes sont très à l’aise, car ils sont nés avec les smartphones, tablettes et PC, les quadras sont obligés de travailler sur les outils numériques et les seniors, eux, sont contraints de s’y mettre pour rester connectés à ce monde.»
De Snapchat à WhatsApp, en passant par Instagram, les adolescents maîtrisent quasiment tous ces applications, sans pour autant «s’intéresser à savoir comment elles fonctionnent. C’est un peu comme pour une voiture: les jeunes veulent qu’elle roule, peu importe les mécanismes qui se cachent derrière. Pour eux, l’essentiel est d’être connecté à l’internet.» Récemment, Yannick Rochat, premier assistant à l’Université de Lausanne et chercheur en digital humanities, dressait un constat sans appel sur son blog:
«[…] Ce n’est pas parce que les jeunes grandissent à l’époque des nouvelles technologies qu’ils maîtrisent cette culture numérique. Avoir un score de 100 000 sur Snapchat, des milliers de followers ou d’amis sur Twitter et Facebook, passer douze heures par jour à glisser l’index de gauche et de droite les yeux rivés à son téléphone, sa tablette ou son ordinateur, tout cela ne signifie pas que l’on a compris les enjeux de notre époque ni ceux à venir: surveillance généralisée, dépendance aux algorithmes, internet des objets, etc. Aussi, «certaines voix s’élèvent pour mettre en garde contre une inculture numérique qui pourrait paradoxalement être en expansion», souligne Yannick Rochat.
A la tête de plusieurs projets pour les jeunes, dont la fondation Ynternet.org, Théo Bondolfi complète: «Il est très important de ne pas diaboliser le smartphone ou l’internet, mais de faire comprendre aux jeunes des règles de base. J’étais récemment frappé de constater que 80 à 90% des adolescents dorment avec leur téléphone allumé à côté de leur tête. Comment s’étonner ensuite qu’ils se réveillent stressés alors qu’ils ont reçu des notifications non-stop durant la nuit?»
Pour Yaele Lachat, la plupart des jeunes surestiment leurs compétences en informatique. «Jouer à Pokémon Go ou communiquer via Facebook, c’est une chose, mais cela ne les prépare pas de la meilleure des manières au monde du travail. Prenez un service tout simple comme un traitement de texte, par exemple pour écrire un dossier d’embauche: de moins en moins de jeunes maîtrisent cet outil, pourtant essentiel dans le milieu professionnel, car ils utilisent la voie de la messagerie instantanée pour communiquer.»
Des parents perdus
Un peu à contre-courant, la formatrice insiste alors sur l’importance des cours de bureautique à l’école et d’information à la sécurité informatique. «Ce n’est vraiment pas un cliché de dire que les adolescents sont démunis face aux dangers de l’internet.» Pour Yaele Lachat, ce sont rarement les parents qui sont aptes à leur donner des conseils dans ce domaine.
«Ils ont une grande méconnaissance des réseaux sociaux. Ni les parents ni les jeunes ne savent comment modifier les paramètres de Facebook pour protéger leur sphère privée. Ils ignorent également que les photos publiées sur Instagram sont publiques et même propriété de cette société.»
De quoi être pessimiste face à ces comportements? «Non, je ne le pense pas, poursuit Yaele Lachat. Il faut simplement mieux informer les jeunes, voire toutes les générations, de ces problèmes. Les adolescents apprennent aussi beaucoup de leurs erreurs et corrigent souvent le tir, ensuite, en se comportant différemment sur l’internet. Mais cela peut être parfois douloureux, quand surviennent des situations de cyberharcèlement ou de sexting qui tournent mal.»
Pressions sociales
Si l’école et les entreprises de communication ont un rôle à jouer, celui de la famille est central. «Les échanges entre jeunes et seniors peuvent être très enrichissants, estime Théo Bondolfi. On voit aussi que, entre enfants, les aînés sont de bons formateurs pour leurs cadets. Avant, ils leur donnaient à manger. Maintenant, ils les guident dans le monde numérique…»
Pas facile, pourtant, pour les parents, de résister à des pressions sociales parfois massives. «Récemment, une professeure d’éthique a été confrontée à un dilemme douloureux, raconte Théo Bondolfi. Elle avait interdit à sa fille de jouer à Clash of Clans, jugé trop violent. Mais, comme sa fille était la seule de sa classe à ne pas pouvoir y jouer, elle s’est vite retrouvée isolée puis exclue de son groupe.» Une pression sociale parfois forte, des utilisateurs qui croient tout maîtriser, d’autres qui ont peur de se lancer, des parents un peu perdus…
La maîtrise de la technologie est une quête, peut-être une quête sans fin, puisque les appareils que nous utilisons sont de plus en plus complexes. Les compétences des utilisateurs, elles, évoluent à un rythme moins élevé. Du coup, les adolescents de demain seront-ils moins bien outillés que les participants des cours Swisscom?
* Prénom d’emprunt