Vanessa Dougnac
Reportage. En trois ans, dans ce pays situé à l’est de l’Inde, une quarantaine de personnalités ont été exécutées par des groupes islamistes. Une violence qui ne cesse d’augmenter malgré la forte répression menée par le gouvernement, qui en profite pour régler ses comptes avec les partis d’opposition. La démocratie est ainsi prise en étau.
Bracelets argentés autour des poignets, ses menottes s’entrechoquent parfois dans un léger cliquetis. Khalil* est assis les mains croisées sur ses genoux. L’entretien est secret, improvisé dans un petit bureau en préfabriqué au cœur de Dacca, la gigantesque métropole bangladaise. Récemment arrêté, il est détenu par une agence des forces de l’ordre. A 22 ans, la barbe clairsemée et les cheveux bouclés, Khalil a l’air à peine sorti de l’adolescence. Vêtu d’un lungi traditionnel et de petite taille, il répond aux questions d’une voix douce.
«Ce terroriste est actif et dangereux, prévient un officier. C’est un gros poisson.» Au nom de son organisation radicale, le Jamayetul Mujahideen Bangladesh (JMB), Khalil a participé cette année à trois attaques meurtrières. «Pour ma première mission, le 20 mai, nous nous sommes embusqués le long d’une route pour attendre un médecin homéopathe, Mir Sanaur Rahman, raconte-t-il.
Et nous l’avons tué à la machette.» En appliquant la même méthode, Khalil a encore assassiné, le 5 juin, un chrétien, Sunil Gomes, et le 10 juin un moine hindou, Nityaranjan Pandey. Khalil a finalement été pris dans les filets de la police lors d’une des opérations qui ont abouti à des milliers d’arrestations, dans un Bangladesh traumatisé par des attaques sans précédent.
En trois ans, une quarantaine de personnalités ont été exécutées par des groupes islamistes, dans ce pays de 160 millions d’habitants à la tradition musulmane pourtant très modérée. Intellectuels, blogueurs, membres de minorités étrangères et religieuses sont visés. Beaucoup de ces meurtres, à l’arme blanche, ont été perpétrés en pleine rue et en plein jour. Les atrocités ont atteint leur apogée le soir du 1er juillet, lorsque cinq assaillants ont pénétré dans un café-restaurant de Gulshan, un quartier de Dacca prisé par les expatriés.
Le commando a procédé à une prise d’otages et assassiné 22 personnes dont 18 étrangers, principalement des Italiens ainsi que des Japonais. Et en dépit des revendications émises par l’Etat islamique (EI), le gouvernement impute ces attaques au JMB, le groupe de Khalil.
Ce dernier connaissait deux des assaillants de Gulshan. «Il y avait Bikash, un homme entraîné avec lequel j’avais tué le docteur, dit-il. Et le leader, Rohan Imtiaz.» Le profil de celui-ci a déstabilisé l’opinion: fils d’un politicien aisé, il avait fait des études et rien ne laissait prévoir sa radicalisation, jusqu’à sa photo anodine, sur Facebook, vantant ses prouesses au football.
Khalil, lui, appartient à la catégorie des djihadistes pauvres. Elevé par sa mère, il a grandi dans le Nord rural. «Quand j’étais enfant, mon rêve était de devenir policier.» Et d’ajouter: «J’aimais aussi écouter Michael Jackson. Ma chanson préférée était Beat It…»
La Terreur par la terreur
Devenu adulte, après un emploi au sein d’une ONG, Khalil travaille dans une usine. «C’est là que j’ai rencontré Naïm, un recruteur du JMB, qui m’a fait écouter des enregistrements de Jashim Uddin Rahmani.» Arrêté cette année, cet influent religieux était le chef du groupe Ansarullah Bangla Team (ABT), affilié à al-Qaida, qui revendique des ramifications dans la région. Khalil poursuit:
«Le vrai déclencheur a été pour moi les violences perpétrées contre les musulmans et en particulier les Rohingyas (communauté apatride, persécutée en Birmanie et réfugiée en partie à la frontière sud du Bangladesh, ndlr). J’ai été bouleversé et je me suis senti solidaire de mes frères. Je pensais qu’il fallait tuer les «impurs». J’ai alors rejoint le JMB, mais j’ai demandé de ne pas directement avoir à tuer. On m’a répondu: nous sommes en guerre.»
Le gouvernement, dirigé par la première ministre Sheikh Hasina et le parti de la Ligue Awami, répond lui aussi à la terreur par la terreur. La chasse aux terroristes ouvre la porte à des dérives de la part des autorités qui restreignent les libertés. A l’organisatmonirulion de défense des droits de l’homme Ain o Salis Kendra (ASK), des petites mains dressent des tableaux révélant des cas croissants d’arrestations arbitraires et d’exactions.
Entre janvier et octobre de cette année, leurs informations font état de 82 enlèvements, 151 morts et, de juillet à octobre seulement, de 33 militants tués. «Les chiffres explosent, commente le directeur, Nur Khan Liton. Pas un jour ne se passe sans un incident. Les deux principaux corps de lutte contre le terrorisme, la Detective Branch (DB) de la police et les unités d’élite du Rapid Action Battalion (RAB), abritent des centres qui détiennent illégalement des suspects. Certains sont innocents. D’autres sont retrouvés morts.»
Toujours sous couvert de la lutte contre le terrorisme, le gouvernement, tout-puissant, en profite aussi pour régler ses comptes avec l’opposition après des années de rivalités intestines. Le grand Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) et le parti islamiste du Jamaat-e-Islami sont ainsi suspectés de comploter avec les radicaux. «C’est de la propagande, rappelle Zafar Sobhan, rédacteur en chef du Dhaka Tribune. Il n’existe aucun lien entre le terrorisme et l’opposition.» Une diabolisation qui pourrait pousser cette dernière dans ses retranchements.
Pour Tahera Tasnim, 29 ans, sa famille représente un exemple de «l’acharnement des autorités contre le Jamaat-e-Islami». Dans ce café, la jeune femme portant lunettes et voile se montre volubile. «J’espère me réveiller de ce cauchemar», confie-t-elle, en faisant défiler sur son téléphone des photos de son père et de son frère. Le premier a été exécuté par pendaison le 3 septembre, le deuxième a été kidnappé le 4 août.
Son père, Mir Qasim Ali, était un magnat et un pilier du parti Jamaat. Il a été condamné à mort pour des crimes commis durant la guerre d’Indépendance de 1971 avec le Pakistan, selon un tribunal gouvernemental controversé. Quant à son frère, Mir Ahmed Bin Qasim, un avocat joufflu et souriant, «il a été enlevé sous mes yeux par des agents des forces de l’ordre». Il n’est pas le seul: deux autres fils de politiciens de l’opposition sont portés disparus. La police dément toute implication.
«C’est une vendetta politique, confirme Nur Khan Liton. La démocratie s’effrite, alors que la liberté d’expression est en péril.» Trente-cinq sites ont été fermés et 200 personnes interpellées en vertu d’une loi qui contrôle les échanges sur l’internet. Une nouvelle législation, adoptée en octobre, peut désormais suspendre les activités d’une ONG en cas de «remarques désobligeantes» sur le pouvoir. «Cette loi ferait la fierté d’un régime autoritaire», a ironisé la direction régionale de Human Rights Watch.
«La critique devient impossible», résume Zafar Sobhan. Anu Mohammed, un professeur d’université, en a fait les frais. Il milite contre la construction de la centrale à charbon de Rampal, un projet indo-bangladais qui menace l’écosystème de la forêt des Sundarbans.
«En octobre, j’ai reçu deux messages de menace de mort venant du même numéro de téléphone, dit-il. Le premier se réclamait des terroristes et le second exigeait que j’accepte le projet Rampal. Quel est le lien?» Mais, déterminé, des tracts plein les mains, le professeur part faire du porte-à-porte dans le vieux Dacca pour informer sur les impacts de la centrale…
Les tenants de la liberté d’expression se sentent ainsi piégés de toute part. Car beaucoup d’intellectuels restent sous le coup d’une condamnation des extrémistes islamistes.
Dacca, une ville sous pression
Défiant ces tensions, à l’Université de Dacca, les tentes colorées d’un festival de littérature se sont joyeusement alignées à la fin du mois de novembre. Pour l’organisateur, Kazi Anis Ahmed, «c’est notre réponse aux menaces des extrémistes». Et pour Ahmad Mostofa Kamal, souriant professeur et écrivain de renom, «ce festival représente un moment merveilleux. Pourtant, j’ai peur. Mon nom est sur une liste de 84 cibles.» Plusieurs intellectuels qui y figuraient ont été tués. «Je vis avec cette menace, admet l’écrivain. Je prends mille précautions. Mais jamais je ne m’arrêterai d’écrire. Je veux être courageux.»
Pendant ce temps, les autorités s’efforcent d’éradiquer le terrorisme, qui compromet non seulement la sécurité des Bangladais, mais aussi l’économie nationale à travers le secteur du textile. Il pourrait être vite déserté par les clients occidentaux.
A Dacca, tout a changé. Dans un pays qui a longtemps été le terrain privilégié de l’aide humanitaire, le milieu des expatriés avait pris ses aises. Aujourd’hui, il fait peine à voir. Le quartier de Gulshan est quadrillé par des policiers d’élite, les rares étrangers se terrent à l’arrière de leurs véhicules aux vitres teintées et leurs restaurants préférés, comme le fameux Dutch Club, ont fait ériger des sas d’entrée blindés.
«Notre lutte antiterroriste porte ses fruits», assure Monirul Islam, qui dirige les 600 policiers de la nouvelle unité de la Detective Branch. Son quartier général, sur Minto Road, grouille de policiers en civil qui passent en grappes d’un bâtiment à l’autre. A son bureau, sous le portrait encadré de Mme Sheikh Hasina, il réitère sa devise face au terrorisme: «Tolérance zéro!» Il est vrai que le Bangladesh est «calme» depuis le 7 juillet, jour du dernier attentat qui visait un rassemblement religieux.
C’est le maulana Farid Uddin Masud qui assure en avoir été la cible, manquée. «Dans notre religion, on n’a pas le droit de tuer», martèle ce vieil homme. Avec 800 autres religieux bangladais, il a rédigé en juin une fatwa contre le terrorisme. Un texte pour lequel il a récolté 108 000 signatures, éditées en 30 volumes empilés dans son salon. Proche du gouvernement, le maulana incarne aussi l’image d’une opération de communication qui rassure la communauté internationale.
Mais les questions demeurent. Touchés de plein fouet par la répression policière, les extrémistes réussiront-ils à se regrouper? Et bénéficient-ils du soutien de l’Etat islamique? «L’EI n’exerce ici qu’une inspiration idéologique, minimise l’officier Monirul Islam. Il existe des contacts entre individus mais pas de transferts d’argent ni d’échanges.» Le «superpolicier» nie toute présence de l’EI sur son sol. L’organisation a pourtant revendiqué près d’une vingtaine d’attaques. Selon le journaliste David Bergman, «des expatriés bangladais sont allés en Syrie et en Irak. Ils sont revenus au Bangladesh avec des stratégies et ont recruté. Mais cela semble en effet se limiter à des initiatives individuelles.»
Un Groupe armé à la structure limitée
Pour Monirul Islam, la bête noire est incarnée par le JMB, le groupe qui a recruté Khalil. «Nous l’appelons le «néo-JMB» car ce groupe est né dans les années 2000 et s’est évanoui jusqu’en 2013. C’est lui qui a perpétré l’attaque du quartier de Gulshan. Les assaillants ont été entraînés par un ex-militaire radicalisé qui revenait du Canada.» Cet homme, Tamin Ahmed Chowdhury, tué fin août dans un raid, aurait néanmoins reçu de l’EI la consigne de cibler des étrangers, d’après des rapports citant ses correspondances. Et, en 2015, le JMB avait fait allégeance à l’EI.
Mais Monirul Islam décrit un groupe armé à la structure limitée. «Le JMB commet des vols, ce qui prouve la limite de ses moyens. Financièrement, l’attaque de Gulshan n’était pas un gros coup. Aujourd’hui, presque tous les membres du JMB ont été arrêtés ou tués.» Khalil, le terroriste, admet avoir été en contact «avec une trentaine d’hommes du JMB».
Pour lui, l’EI faisait figure de grand frère modèle. Cependant, une source anonyme au sein de la police admet que les liens entre les deux groupes ne sont pas clairs. «Comment contrôler les transferts d’argent qui viennent du Moyen-Orient où vivent 10 millions de Bangladais soutenant ici leur famille? Et certains terroristes se mettent à l’ombre en Inde, ce qui complique nos enquêtes.»
Quant à Khalil, quel sera son sort? Nous ne le saurons pas. En présence des officiers qui l’entourent, il dit regretter ses actes. Soudain, il s’agite. Le cliquetis de ses menottes tinte dans le petit bureau, alors que la nuit tombe sur la ville grouillante. «Si seulement je pouvais revoir ma mère, souffle-t-il. Uune seule fois…» Et Khalil, le terroriste, pleure.
*Nom d’emprunt