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Quand la Chine s’éveille au ski

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Jeudi, 8 Décembre, 2016 - 06:00

Julie Zaugg & Clément Bürge

Reportage. Les Chinois découvrent en masse les sports d’hiver. Pour répondre à la demande, des domaines skiables sont construits les uns après les autres. Un marché en or pour les  stations suisses. Laax et Verbier sont aux avant-postes. Immersion dans la région de Chongli, qui accueillera les Jeux olympiques de 2022.

Devant nous, la Grande Muraille de Chine. Dans ce coin rural de la province du Hebei, à 220 kilomètres au nord de Pékin, elle n’est plus qu’un long tas de pierres formant un serpent qui se détache à peine de la prairie brunâtre. Au loin, la chaîne de montagnes qui sépare cette grande plaine des steppes de la Mongolie intérieure. Sur ces sommets, une alignée d’éoliennes.

A nos pieds, dans la vallée, Thaiwoo, une station de sports d’hiver créée aussi artificiellement que la neige qui recouvre les pistes. De l’arrivée de la télécabine, à près de 2000 mètres d’altitude, il ne faut que quelques minutes de ski pour rejoindre le village, par une température de – 21 degrés, sur un tracé parfaitement lissé. Le long de la descente, à droite, une grande balafre. La terre qui en a été extraite a servi à façonner ce paysage pour lequel il a littéralement fallu déplacer des montagnes.

Des capacités humaines comme financières, il en a nécessité, non seulement pour aménager les pistes ou encore  construire les installations mécaniques, mais aussi pour édifier la station. Déjà ces séries d’immeubles de cinq ou six étages, recouverts de pierres grises et de bois pour leur donner un petit air de chalet alpin. Des chantiers executée en un temps record.

Andreas Sams en a d’ailleurs fait l’expérience. Quand ce chef cuisinier autrichien,  originaire de la région de Salzbourg, a débarqué à Thaiwoo en novembre 2015 pour rejoindre L’Alpine Lodge, rien n’était terminé. «Ce fut le choc:  il n’y avait pas de restaurant. Mais les ouvriers ont travaillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et tout a été prêt deux semaines plus tard.»

Depuis, cet homme de 27 ans, tatoué de partout, qui doit son actuel job à une annonce sur Facebook, connaît du succès avec des plats typiques de son pays. «Les Chinois sont particulièrement friands de mes spätzlis, schnitzels et jarrets de porc rôtis.»

200 Stations en dix ans

Les travaux entrepris à Thaiwoo ne sont qu’une étape. «A terme, nous aurons plus de 200 pistes de ski et 45 remontées mécaniques, explique Nini Nie, responsable marketing de la station. Nous nous attendons à accueillir 160 000 personnes par saison.» Il y aura encore cinq hôtels de luxe, une auberge de jeunesse, un cinéma ainsi qu’une patinoire. Et la réalisation d’une ligne de trains rapides, prévue pour 2019, mettra la station à cinquante minutes des 19 millions d’habitants de Pékin, contre aujourd’hui quatre heures par la route.

Sur les 28 pistes que compte actuellement le domaine, «plus de 80% de la neige est artificielle», souligne Phil Chen, gérant de cette station dont les travaux ont débuté il y a à peine trois ans. Il ne tombe pas plus d’un mètre de neige par hiver dans cette région aride. «Heureusement, il fait très froid et sec, des conditions idéales pour les canons à neige», précise ce grand homme bourru en tirant sur une cigarette chinoise.

Thaiwoo est l’œuvre de Qi Hong, un passionné de ski qui a fait fortune dans l’immobilier et dirige le groupe Beijing Raissun Investment. «Il a passé des mois à visiter toutes les stations d’Europe et d’Amérique du Nord situées à une latitude semblable à la nôtre (41 º) pour repérer leurs meilleurs éléments et les reproduire ici», indique Nini Nie.

Les partenariats noués par Qi Hong avec des stations étrangères reflètent ses préférences: Vail, La Plagne, Kiroro et Davos. Quant à la conception de Thaiwoo, dont la construction coûtera 20 milliards de yuans (2,9 milliards de francs), elle a été confiée au groupe canadien Ecosign, spécialisé dans l’aménagement de stations de ski.

De développement spectaculaire, la ville de Chongli en aussi connu un. En obtenant l’organisation des compétitions de freestyle, de saut et de ski de fond des Jeux olympiques de 2022, cette cité de 110 000 habitants, l’une des plus pauvres du pays, et sa région rurale, ponctuée de mines de charbon et d’or, ont vécu un bouleversement.

Désormais, dans les rues de Chongli, situé à 16 kilomètres de Thaiwoo, les échoppes proposant de la viande d’âne et des poêles à bois côtoient des boutiques vendant des équipements sportifs dernier cri ou des bières belges. Jusqu’à récemment, les montagnes alentour n’abritaient qu’une seule station de ski, construite en 1996 à Wanlong. Il y en a désormais cinq. Et plusieurs autres sont en projet.

Le boom de Chongli reflète une tendance de fond: l’explosion du ski en Chine. «Jusqu’en 2000, il n’y avait qu’une seule station digne de ce nom, Yabuli, au nord-est du pays», explique Benny Wu, un expert du ski qui a été impliqué dans le développement de plusieurs domaines. Entre 2000 et 2010, quelque 200 stations ont vu le jour dans le nord-est et dans les environs de Pékin. «Le mouvement s’est accéléré dès 2011, quand les grands promoteurs immobiliers ont commencé à s’intéresser à ce marché», poursuit-il.

On a alors vu apparaître d’immenses stations construites d’une seule pièce, à l’image de Changbaishan, opération réalisée par le conglomérat Dalian Wanda. Ou de Beidaihe et de Songhua Lake, gérés par l’entreprise Vanke. Quant à Yabuli, elle est tombée dans l’escarcelle du Club Med, racheté l’année dernière par le groupe chinois Fosun.

Le public, qui recense de plus en plus de représentants de la classe moyenne, a suivi le mouvement. Le nombre de skieurs en Chine est ainsi passé de 10 000 en 1996 à 12,5 millions en 2015. Et le pays compte aujourd’hui 568 stations de ski, établies principalement dans le nord-est du pays, le Yunnan et le Xinjiang.

Avec l’attribution des Jeux olympiques d’hiver à Pékin en 2022, l’Etat s’en est mêlé. Soucieux de s’assurer un maximum de médailles, le président Xi Jinping a décrété qu’il voulait 300 millions de skieurs à l’horizon des JO. Certaines écoles ont alors introduit des cours de ski obligatoires. Des fonctionnaires se font envoyer à la montagne en séminaire de motivation.

Retour à Thaiwoo, où la piste réservée aux débutants ressemble à un champ de bataille. Et démontre que la plupart des skieurs en Chine sont des débutants. Et extrêmement aisés. A plus de 60 francs par jour pour un forfait, le ski reste un loisir réservé à une petite élite. Comme Lin Sen. «En été, je joue au golf; en hiver, je pratique le snowboard, raconte ce banquier qui travaille chez Credit Suisse à Pékin. L’an dernier, je me suis rendu au Canada et, dans un mois, je vais au Japon.»

En début de matinée, le Ski Center de Thaiwoo se transforme en une ruche bourdonnante. Une nuée de vacanciers viennent y chercher un équipement complet – skis, vêtements et casque –, qu’ils rendront en fin de journée. D’autres préféreront acquérir leur propre matériel. En regardant qui porte quoi, on peut constater très vite que les marques occidentales sont bien représentées. Tout comme les GoPro ainsi que des accessoires bizarres, comme ce bodyboard des neiges ou ce vélo des pistes.

«En Chine, le ski est une affaire de statut social, note le Suisse Laurent Vanat, qui travaille comme consultant pour des stations de ski dans la région de Chongli. On vient sur les pistes pour se montrer, pour se faire prendre en photo en haut de la télécabine. Ce n’est pas vu comme un sport, mais plutôt comme une activité sociale.» Beaucoup de Chinois vont skier une seule fois et ne reviennent pas, car ils ont la sensation d’avoir fait le tour de la question.

Quand ils vont à la montagne, souvent en famille, mêlant les générations, ils ne veulent pas passer tout leur temps sur les pistes. «La pratique du ski ne constitue qu’un tiers de leur temps, ils veulent aussi s’adonner au patin à glace, fréquenter les bains chauds ou faire du shopping», relève Jeff Oliveira, un Américain qui a fondé la société de consulting Ski China.

Une Laax en Chine

Située à dix minutes de Thaiwoo, la station Secret Garden possède 35 pistes qui mènent vers deux hôtels de luxe. De grands boulevards parfaitement damés et adaptés au niveau des skieurs chinois ou à l’apprentissage de ce sport. Ouverte il y a quatre ans, elle comptera une centaine de pistes à terme. Tout a commencé vers 2014, quand Lim Chee Wah, l’un des fils du fondateur de Genting, un conglomérat malais spécialisé dans les casinos et les croisières, s’est mis en quête d’un partenaire suisse pour l’aider à développer une station de ski dans la région de Chongli.

Il est tombé sur Reto Gurt­ner, responsable des remontées mécaniques de Laax et de Flims. «Un de mes cousins a intercepté une conversation sur Lim Chee Wah dans un restaurant de Davos et m’en a parlé», se souvient le Suisse de 51 ans. Il a aussitôt contacté l’homme d’affaires d’origine chinoise, pris l’avion pour Singapour et visité le site prévu pour la station en Chine.

Les deux hommes ont très vite noué un partenariat. «Nous avons décidé de reproduire Laax en Chine, raconte Reto Gurtner, mais à une échelle dix fois plus grande: quand nous gérons un hôtel de 500 lits à Laax, l’objectif sera d’en avoir 5000 à Secret Garden.»

A la tête de la station,  Reto Gurtner a placé un autre Suisse, Benno Nager, un ami de longue date qui a fait carrière aux Etats-Unis auprès du développeur de stations Intrawest. D’ailleurs, la première fois qu’il est venu à Secret Garden, «cela m’a rappelé Park City, dans l’Utah», raconte ce grand bonhomme jovial.

Secret Garden et Laax ont créé des forfaits communs et la station chinoise va reproduire deux établissements du village grison: le Riders Palace, une auberge de jeunesse, et le Rocksresort, un hôtel à l’architecture contemporaine. Ainsi que The Academy, un espace intérieur consacré aux figures de freestyle.

L’influence de la station grisonne ne s’applique pas seulement aux infrastructures. «Nous avons fait venir de Laax des moniteurs de ski, des préparateurs de pistes et des mécaniciens de remontées», souligne Benno Nager. La Chine manque en effet cruellement d’expertise dans le domaine des métiers du ski. «Aussi, à chaque fois que nous engageons quelqu’un, nous devons le former entièrement.»
Lisa Dermont, une petite femme pleine d’énergie de 26 ans, est l’un de ces transfuges. Originaire de Laax, elle y travaille comme monitrice de ski depuis l’âge de 16 ans. Comme elle parle couramment le chinois, qu’elle a appris à l’université, elle donne des cours aux skieurs chinois et contribue à former les moniteurs locaux. «Il y en a une soixantaine à Secret Garden, ainsi que 27 apprentis», dit-elle devant un grand bol de thé à l’orge.

Pour les deux stations, ce partenariat représente une aubaine. «En plus du transfert de savoir-faire, Secret Garden a gagné en crédibilité et une image d’exclusivité», note Justin Downes, un consultant qui a participé au développement de la station. De son côté, avec cette association, Laax veut faire connaître son nom en Chine pour attirer des touristes en Suisse et «aussi mieux comprendre les attentes de cette clientèle», glisse Reto Gurtner. L’an dernier, 150 clients de Secret Garden se sont rendus à Laax. Il en est convaincu: «Une fois que les Chinois auront goûté à la copie, ils voudront voir l’original.»

La Concurrence s’aiguise

Le village grison est loin d’être la seule station à cultiver ce genre d’espoir. Confrontés à une baisse de leur fréquentation dans le sillage du vieillissement de la population, les domaines skiables européens veulent tous une part du gâteau chinois.

Sur la place au centre de Thaiwoo, une cinquantaine de moniteurs vêtus de costumes de ski rouges et blancs s’échauffent sur une chanson de pop chinoise, les bras en l’air. Au milieu des visages chinois, on aperçoit plusieurs profils occidentaux. La station chinoise a conclu un partenariat avec la Compagnie des Alpes, une société qui gère une douzaine de stations françaises, dont Chamonix.

«Nous avons monté une équipe de quatorze moniteurs internationaux, en provenance de France, d’Australie, du Chili et de Corée du Sud, détaille Charles Heim, qui gère ce projet. Nous formons des moniteurs locaux et apportons notre expertise en matière d’après-ski et d’animation de station.» La Compagnie des Alpes fait tout pour se rapprocher de la Chine, un marché qu’elle juge indispensable à sa croissance. Depuis plusieurs mois, elle essaie même de vendre de 10 à 15% de ses actions au conglomérat chinois Fosun.

Les Autrichiens et les Italiens sont eux aussi aux avant-postes. Kitzbühel s’est associée à Songhua Lake et à Beidaihe, alors que Dolomiti Superski a servi de modèle à Duole Meidi, l’une des stations de la région de Chongli.

En Suisse, c’est Laax qui domine la course. Verbier arrive juste derrière. L’aventure chinoise de la station valaisanne a débuté à l’été 2015. «La vice-premier ministre chinoise Liu Yandong, chargée des sports, est venue nous voir et nous a proposé un partenariat», raconte Eric Balet, président de Téléverbier. Il a alors mis sur pied une équipe et rédigé un rapport à l’intention du CIO sur la qualité de l’enneigement à Yanqing, la station située juste au nord de Pékin qui accueillera la descente de ski alpin lors des JO.

Bernhard Russi et Didier Défago

Ce document, que nous avons pu consulter en partie, comprend aussi une offre de prestations de services pour former des dameurs, des mécaniciens de remontées et des patrouilleurs, créer un restaurant de haute montagne ou monter une école de ski. Il propose en outre de mettre à disposition les anciens champions de ski Bernhard Russi et Didier Défago pour aider les Chinois à dessiner des pistes de compétition.

«Le deal pourrait être le suivant: nous vous aidons à développer les sports d’hiver et, à long terme, vous nous ouvrez les portes qui nous permettront de nous faire connaître auprès d’une clientèle chinoise», dit ce rapport. Pour l’heure, Verbier attend une réponse et multiplie les rencontres. «Nous étudions un jumelage avec Chongli et des contacts ont été pris avec Wanlong, Thaiwoo et Baidaihe», précise Eric Balet.

Verbier se trouve aussi en pole position pour profiter d’un projet pharaonique: la création d’une station capable d’accueillir 20 000 visiteurs dans les environs de Chongli appelée Snowland. Sa construction imminente est annoncée sur de grands panneaux publicitaires le long de l’autoroute qui mène de Pékin à Thaiwoo. Elle est l’œuvre de Sun Yin Gui, un discret milliardaire originaire du Hunan. Et elle devrait s’inspirer en grande partie de Verbier.

Suisse Tourisme se démène également pour que la manne chinoise profite aussi aux Suisses. Dès l’hiver 2013-2014, l’organisation a fait venir huit moniteurs de ski chinois dans une poignée de stations helvétiques, parmi lesquelles figurent Verbier et Villars. «J’ai passé deux saisons à Grindelwald, raconte Johnson Xu, un moniteur de 29 ans originaire de Chongli. J’y ai donné des leçons de ski aux touristes chinois et servi de guide à des journalistes chinois.»

De retour dans son pays, avec deux collègues, il a monté une école de ski fondée sur les principes appris en Suisse. L’association des moniteurs Swiss Snow-sports leur a d’ailleurs permis d’utiliser son nom et son logo. «L’objectif est de faire de ces moniteurs des ambassadeurs de la Suisse», note Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme.

Les équipementiers helvétiques sont eux aussi aux aguets. «Les stations chinoises se reposent principalement sur des fournisseurs étrangers», note Benny Wu. A Thaiwoo, par exemple, les remontées sont fournies par le français Poma, les canons à neige par l’italien Prinoth, les dameuses par l’américain SMI Snowmakers, les skis par l’autrichien Fischer et les snowboards par le slovène Elan.

En voyage promotionnel

L’helvético-autrichien Doppelmayr Garaventa fait partie des firmes les mieux positionnées en Chine. «Nous y avons ouvert notre première usine en 1994 et nous y avons déjà installé quelque 80 remontées», relève Alexander Kimmer, directeur des ventes à l’international. A Secret Garden, Benno Nager s’est adressé au groupe lucernois Glice pour doter la station d’une patinoire synthétique et envisage d’acheter sept remontées à la société saint-galloise Bartholet.

Afin de promouvoir les entreprises helvétiques, l’ambassade de Suisse à Pékin organisera en février un voyage dans la région de Chongli pour une dizaine d’entre elles. Parmi celles-ci figurent ABB, Adecco et SkiData, une filiale du groupe Kudelski. Mais ce n’est pas gagné pour les Suisses. A Thaiwoo, Phil Chen, le gérant de la station, marque une pause lorsqu’on lui demande pourquoi il n’a pas de fournisseur suisse: «Nous avons simplement choisi l’offre la moins chère.»

Retrouvez notre reportage en photos et en  vidéos. 

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Julie Zaugg  et Clément Bürge
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