Antoine Harari
Récit. Membre de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie, Mardiros Jamkochyan a assassiné un membre du consulat turc à Genève en 1981. Plus de trente-cinq ans après les faits, ce militaire arménien ne regrette rien.
Genève, le 9 juin 1981. Au croisement du boulevard Helvétique et de la rue Ferdinand-Hodler, un coup de feu retentit. Puis deux autres. Touché à la tête, au cœur et à l’épaule, un homme s’écroule. Un peu plus loin, un taxi dégage de la fumée: le moteur a explosé, atteint par une balle. C’est la panique. Le secrétaire du consulat turc, Mahomet Savas Ergouz, vient d’être assassiné par un jeune homme de 21 ans, Mardiros Jamkochyan. Préparée depuis des mois, cette mission a pour but d’éliminer le chef présumé des renseignements turcs en Suisse.
L’auteur de l’attaque sait que plus d’une vingtaine de témoins ont assisté à l’assassinat. Il s’engouffre dans un immeuble de la rue Ferdinand-Hodler, change de pull-over et abandonne son pistolet ainsi que ses grenades, qu’il n’a pas utilisées.
Une fois ressorti, il marche rapidement en direction de la promenade Saint-Antoine. Alors qu’il se dirige vers le palais de justice, il s’arrête dans un kiosque pour acheter un paquet de cigarettes. Mal lui en a pris: il est reconnu par une passante, qui alerte la police. Mardiros est plaqué au sol. «Je pas papiers» sont les seuls mots de français qu’il connaît. Il est arrêté.
Erevan, automne 2016. Attablé dans le Café de Paris, un petit bistrot chaleureux situé sur l’une des rues marchandes de la capitale arménienne, Mardiros Jamkochyan nous raconte en détail le meurtre qu’il a commis.
Malgré des cheveux blancs et un embonpoint qui commence à se dessiner, il garde une allure militaire à plus de 60 ans. Sans éprouver le moindre remords, il raconte son meurtre comme si c’était hier. «Je dormais depuis six jours au Jardin anglais. J’avais laissé mon arme dans un casier de la gare Cornavin et je me contentais de suivre le consul dans Genève. J’ai attendu le bon moment et je suis passé à l’action.»
Formé à Beyrouth, où il est né, Mardiros est membre de l’ASALA, l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie. C’est en protégeant le quartier arménien durant la guerre civile libanaise qu’il a appris à se servir d’une arme.
Dès l’âge de 17 ans, il participera à des camps d’entraînement au Sud-Liban, avant d’être envoyé en mission à Genève. A cette époque, l’ASALA est coutumière des attentats destinés à réveiller l’opinion internationale sur le génocide arménien et son manque de reconnaissance. Son mode opératoire est simple: elle vise les intérêts turcs par des attentats à la bombe un peu partout en Europe.
Création du groupe du 9 juin
A la suite de son arrestation, l’ASALA crée un groupe pour la libération de Mardiros Jamkochyan: le Groupe du 9 juin. Tristement célèbre en Suisse, il y commet quatre attentats à la bombe entre le 19 et le 22 juillet en cette année 1981. Si les deux premiers, à l’aéroport de Zurich et devant le Palais fédéral, à Berne, ne font pas de victimes, une explosion à l’étage des femmes de l’Uniprix de Lausanne fait 26 blessés. Plus grave encore, une bombe posée dans un casier de la gare Cornavin, à Genève, le 22 juillet, cause un mort et quatre blessés.
Sous pression, la Suisse ne cède pas: elle condamne Mardiros à quinze ans de réclusion ferme en décembre 1981. Dès 1982, après un autre attentat contre la banque suisse SBS à Los Angeles, la situation se calme et l’ASALA déclare une trêve unilatérale depuis Beyrouth. Des années plus tard, Mardiros affirme aujourd’hui s’être opposé à ces attentats. «J’ai toujours condamné la violence aveugle. Je savais pourquoi j’étais en prison et je n’ai jamais eu de problème avec ça. Je suis fier de mes actes.»
Sur ses quinze ans de prison, Mardiros Jamkochyan va en passer deux et demi à Genève, avant d’être transféré vers la plaine de l’Orbe. De ces années, il semble en garder, étrangement, un bon souvenir. Il a appris le français puis passé un diplôme fédéral. «Je n’ai jamais eu de difficulté pour dormir. Les médecins pensaient que j’étais fou ou drogué. Ils voulaient tous me donner des tranquillisants. Toute la prison en prenait! Moi, je n’en ai jamais eu besoin. Mon somnifère, c’était un demi-litre de yogourt chaque soir», raconte-t-il en éclatant de rire.
Prisonnier modèle, il est relâché au bout de douze ans pour bonne conduite et effectuera encore deux ans en semi-liberté à Genève. Après quoi Mardiros souhaite rentrer en Arménie. Problème, il ne possède plus de papiers et l’Union soviétique est en train de s’effondrer.
Accueilli en héros
Impossible de le renvoyer sans un titre de séjour délivré par la Suisse, qui souhaite se débarrasser de lui au plus vite. Goguenard, Mardiros reprend avec son accent chantant: «Je leur ai dit: «Vous voulez vraiment que je reste ici?» Une semaine plus tard, ils m’ont remis un passeport valable pendant un mois pour que je puisse rentrer chez moi. Je l’ai encore.» De retour au pays, il est accueilli en héros. Une guerre avec l’Azerbaïdjan pour la région semi-autonome du Haut-Karabagh fait rage. Il est tout de suite envoyé au front.
Très proche du chef de l’armée de l’époque, Vazgen Sargsian, il le suivra lors de son ascension. Alors ministre de la Défense et responsable des opérations militaires dans le Haut-Karabagh, Vazgen Sargsian devient premier ministre en 1995. Mardiros Jamkochyan sera l’un de ses gardes du corps jusqu’en 1997.
Il s’exilera ensuite aux Etats-Unis pour une période de quatre ans. Lorsqu’on l’interroge à ce sujet, l’Arménien devient grave mais ne veut pas donner plus d’explications. Nouveau retour au pays. Au début des années 2000, il se reconvertit en expert du déminage et change de nom afin de se racheter une crédibilité. Mardiros deviendra Martiros et Jamkochyan, Zamkhochyan.
Redevenu une personnalité fréquentable, il se rend souvent en Suisse pour des visites à l’ONU lors de conférences internationales sur le déminage. Le reste du temps, il le passe à arpenter les frontières arméniennes et à haranguer les troupes dans cette guerre qui n’en finit pas.
Pourtant, bien que les années aient passé, Mardiros ne perd pas non plus de vue son ennemi historique: la Turquie. «Je serai toujours un membre de l’ASALA. Les Turcs me craignent, et ils ont raison.» Il enlève ses lunettes aux verres fumés et se penche vers nous, l’air soudain menaçant: «Vous, les Européens, ne comprenez rien. Ils vont essayer de vous envahir tôt ou tard. Ensuite, il sera trop tard pour pleurer.»
HISTORIQUE DU MOUVEMENT ASALA
Organisation terroriste fondée en 1975 et opérationnelle jusqu’au début des années 90, l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie avait pour but premier de forcer la Turquie à reconnaître le génocide arménien.
D’obédience marxiste-léniniste, l’ASALA cherchait aussi, en plus de la reconnaissance du génocide des Arméniens, à récupérer une partie de la «grande Arménie», un territoire comprenant une large partie de l’est de la Turquie actuelle. Ces revendications se fondaient notamment sur le traité de Sèvres, signé par Woodrow Wilson en 1920.
Active en Suisse mais aussi aux Etats-Unis, au Liban ou encore en France, l’ASALA est responsable de 46 morts et 299 blessés lors d’attaques terroristes, le plus souvent contre des intérêts turcs en Europe ou aux Etats-Unis.
Le mouvement a été créé à Beyrouth par Hagop Hagopian, le pasteur arméno-suisse James Karnusian et l’écrivain Kevork Ajemian durant la guerre civile au Liban en 1975. La plupart de ses membres étaient des Arméno-Libanais dont les parents étaient des survivants du génocide. Parmi eux Mardiros Jamkochyan, dont les parents avaient fui l’est de la Turquie.
Fort, à son pic, de plusieurs centaines de membres et sympathisants, le mouvement commence à perdre de l’influence après de l’assassinat de Hagopian à Athènes en 1988. Cependant, l’un des principaux buts de l’ASALA, rendre le génocide arménien public, est atteint. En revanche, la Turquie ne le reconnaîtra pas et commanditera l’assassinat de plusieurs membres de l’ASALA jusqu’au moment de la disparition de l’association. Véritables héros en Arménie, ses membres ont tous occupé de hautes fonctions dans l’armée ou le gouvernement des années 90.