Alexandre Lévy
Reportage. En cas d’agression russe, qui volera au secours de Vilnius, Riga ou Tallinn? Avec un Donald Trump à la Maison Blanche, dans la Baltique, on se prépare désormais au pire en multipliant des exercices militaires qui ont gagné en intensité et en réalisme. Et ce sont les volontaires qui sont envoyés en première ligne.
Planqués depuis deux nuits dans les marais gelés de la forêt estonienne, les commandos lettons n’ont donné l’assaut que le dimanche matin. Aux premières lueurs de l’aube, ils ont mené l’attaque avec une vraie rage de vaincre et ont pris possession de la route qui relie Karuse à Pärnu, la grande ville côtière à l’ouest de l’Estonie.
Construite encore du temps de l’URSS, cette voie discrète à travers les bois a une particularité: la portion conquise par les Lettons est suffisamment large pour l’atterrissage d’avions de transport de troupes et peut donc servir de tête de pont pour un débarquement aéroporté.
Pendant une petite heure, la forêt assoupie sous une épaisse couche de neige s’est ainsi transformée en un véritable champ de bataille. Des milliers de cartouches ont été tirées, dégageant des volutes d’une fumée âcre et suffocante, avant que les troupes estoniennes ne battent en retraite.
Mal positionnées et quelque peu surprises par la détermination de leur adversaire, ces dernières ont dû se rendre à l’évidence: sur ce coup, elles ont été dépassées par un assaillant visiblement mieux préparé. Heureusement que cette fois-ci, c’était pour de faux. Mais les Estoniens en prendront note pour la prochaine, qui sera, peut-être, la bonne, contre un ennemi réel et non plus fictif.
Nous sommes le dimanche 4 décembre 2016, au deuxième jour de l’exercice militaire Ouragan (Orkaan en estonien) qui se déroule dans le secteur de défense ouest du pays avec, dans le rôle des envahisseurs, une compagnie d’infanterie légère venue de Riga, la capitale de la Lettonie.
Selon le scénario concocté par les militaires, les assaillants doivent essayer de prendre plusieurs cibles stratégiques dans la région – un port, une centrale électrique et la piste d’atterrissage de Karuse –, alors que les Estoniens vont devoir organiser leur défense, puis traquer et repousser un ennemi aussi volatil que déterminé.
La crainte d’une invasion par des «petits hommes verts»
Si pendant le premier jour les belligérants ont joué à cache-cache, le lendemain leur face-à-face a dégénéré en un conflit de type conventionnel et sans merci. «En fait, les deux groupes sont convaincus de défendre leur patrie. C’est en tout cas ce que nous leur avons dit. D’un côté comme de l’autre, ils pensent être les good guys», explique, depuis le centre de commandement à Lihula, dans le comté de Läänemaa, le colonel estonien Rasmus Lippur, 43 ans, responsable de l’exercice. «C’est d’ailleurs souvent le cas dans la réalité», ajoute-t-il avec un petit sourire.
Car ce qui frappe le plus dans le déroulé des opérations, c’est effectivement le réalisme du scénario, qui n’est ni plus ni moins qu’une synthèse de l’actualité ukrainienne: de l’annexion de la Crimée en 2014 à la guerre larvée dans le Donbass qui perdure aujourd’hui.
Et il ne faut pas beaucoup d’imagination, reconnaît le colonel, pour comprendre que les Lettons jouent bien le rôle des «petits hommes verts», ces commandos russes sans signes distinctifs qui ont, en quelques heures, pris possession de la péninsule criméenne, ouvrant une nouvelle ère de craintes et d’incertitudes dans l’espace postsoviétique.
L’autre particularité de l’exercice Orkaan tient au fait que, à part quelques officiers et instructeurs de l’armée régulière, les 800 personnes qui ont pris part à cette opération sont des volontaires. Des hommes et des femmes de tous âges qui, dès le lundi matin, ont repris la route du bureau.
Mais c’est en grande partie sur ces «soldats du week-end» que repose la défense du territoire face au puissant voisin russe. «Avec une population de 1,3 million d’habitants, l’Estonie est un petit pays. C’est pour cela que la défense nationale est l’affaire de tous, d’où le rôle vital des volontaires, explique, à Tallinn, l’ancien ministre de la Défense Hannes Hanso. Mais ne vous méprenez pas: ces hommes et ces femmes ne se contentent pas de défendre leur pays. Ils sont aussi les sentinelles de l’Europe face au danger russe.»
La Ligue de défense estonienne (Kaitseliit), la principale organisation de volontaires en Estonie, compte ainsi près de 24 000 volontaires (contre 5000 personnes dans l’armée régulière). Un tableau quasi identique en Lettonie où officie la Garde nationale (Zemessardze). Dans les deux cas, ces organisations sont prises en charge par le budget de l’Etat et opèrent sous l’autorité du Ministère de la défense.
L’encadrement est assuré par des officiers expérimentés, tel le général de brigade Meelis Kiili, à la tête de la Kaitseliit depuis quatre ans. «Nous ne sommes en rien inférieurs aux soldats professionnels, bien au contraire, précise ce commandant qui a notamment servi comme attaché militaire à Washington. Nous bénéficions quasiment du même équipement qu’eux, du même entraînement, et nous passons beaucoup de temps ensemble. Nous sommes comme une grande famille, dans laquelle tout le monde apporte ses compétences, son expérience et son réseau.»
«Pour la défense du pays, s’en remettre à Dieu ne suffit pas»
La Kaitseliit rassemble effectivement des hommes et des femmes de tous horizons. On y retrouve des étudiants, des ingénieurs, des architectes, des médecins, des informaticiens, des anonymes comme des personnalités publiques.
En Estonie, tout le monde connaît quelqu’un qui est membre de la Kaitseliit: ami, sœur, oncle, cousin, patron… Agé de 20 ans, Jurgen Born a déjà effectué son service militaire; aujourd’hui, il étudie l’informatique à l’Université de Pärnu. Fort de son expérience dans l’armée, c’est lui qui commande l’unité censée protéger la piste d’atterrissage de Karuse.
Pour Jurgen, rejoindre la Katseliit c’était mettre les pieds dans les pas de son père: il a grandi en l’observant se préparer pour les entraînements du week-end. Maintenant, son tour est venu et les agissements récents de la Russie n’ont fait que confirmer sa détermination:
«On ne va pas se laisser faire, ça va être du David contre Goliath!» dit crânement ce grand gaillard. Armé jusqu’aux dents, bandana sur la tête, il a l’air d’être sorti tout droit du film américain Platoon. Son unité dispose aussi d’une mitrailleuse lourde et d’un canon antichar; ses membres sont tous équipés du fusil-mitrailleur AK-4, de fabrication suédoise.
Plus loin, des volontaires installent des checkpoints sur la route et contrôlent les véhicules à la recherche d’agents infiltrés: sous nos yeux, ils en trouvent deux – un homme et sa compagne qui dissimulent des armes dans leur voiture.
L’homme, en tenue de garagiste, est jeté par terre et menotté après une fouille en règle. Il porte sur lui une petite bible, mais ça, c’est dans l’ordre des choses car dans la vraie vie Meelik Malk est le pasteur de la paroisse voisine. «Pour la défense du pays, s’en remettre à Dieu ne suffit pas. C’est pour ça que je suis, aussi, membre de la Kaitseliit», dit ce ministre du culte de 46 ans qui s’est donc prêté au rôle peu convoité de «saboteur ennemi».
L’étudiante ou le père de famille discret côtoient ainsi au sein de la Kaitseliit des personnes aux destins insolites ou d’anciens commandos. Car certains des volontaires sont des ex-soldats revenus des théâtres d’opérations extérieurs de l’Alliance atlantique, tels l’Afghanistan ou l’ex-Yougoslavie.
D’autres ont servi aux côtés des GI dans le cadre des opérations conjointes avec les Etats-Unis, le principal allié de l’Estonie, alors que leurs aînés sont tous passés par la conscription dans l’armée soviétique. L’un des commandants régionaux de la Kaitseliit a même servi deux fois en Afghanistan, à presque trente ans d’intervalle: la première en tant que jeune conscrit dans le corps expéditionnaire soviétique, et la seconde en tant qu’officier estonien au service de l’OTAN.
C’est la somme de toutes ces compétences qui fait la force de la Kaitseliit, rappelle une fois de plus le général Meelis Kiili. A laquelle s’ajoute une détermination d’airain, issue de la conviction de défendre sa patrie, sa famille, son «foyer», poursuit-il. «L’Estonie est notre maison, nous n’en avons pas d’autre.»
Ces mots reviennent en boucle dans les discours des cadres de l’organisation qui ne cessent de souligner le libre arbitre et la maturité de leurs membres. «Ici, personne ne vous force à adhérer, ni à rester. Si vous êtes dans la Kaitseliit, c’est uniquement parce que vous l’avez voulu», expose la lieutenant Merle Norit, du service de relations publiques de l’organisation.
On ne rentre cependant pas dans la Kaitseliit comme dans un moulin. Pour y adhérer, il faut être recommandé par trois autres membres et présenter un casier judiciaire vierge. L’avis d’un psychiatre est également requis. La nouvelle recrue passe plusieurs mois en observation puis en formation avant de devenir membre à part entière. Elle se verra seulement à ce moment-là remettre une arme à feu, que certains auront le droit de conserver à domicile.
«La Kaitseliit ne veut pas des personnes psychologiquement instables, encore moins des têtes brûlées ou des extrémistes», précise Merle Norit. Une politique qui semble avoir porté ses fruits.
«A part un cas au début des années 90, je ne me souviens pas d’incidents liés à l’utilisation de l’arsenal de la Kaitseliit, confirme Mark Saalu, chargé des questions de sécurité dans le plus grand quotidien du pays, Eesti Ekspress. La Kaitseliit a une excellente image au sein de la société. Pour les Estoniens, ses membres sont à la fois un voisin bienveillant, un défenseur du pays et un ami.»
Le modèle de milice suisse
Le politologue Ahto Lobjakas tient également à lever les doutes quant à la véritable nature de la Kaitseliit: «Ses membres ne sont pas des paramilitaires. Le fait qu’ils soient armés ne choque personne ici. La seule comparaison qui tient la route serait avec le modèle helvète.» La Suisse, avec ses réservistes et ses citoyens-soldats, est certainement la référence préférée des Estoniens lorsqu’ils évoquent leurs volontaires militaires.
Après l’intervention militaire russe en Géorgie de 2008 et surtout les événements en Ukraine à partir de 2014, la Kaitseliit a fait face à une véritable vague de candidatures d’Estoniens inquiets pour l’avenir de leur pays. «Jusqu’à cette date, certains nous prenaient encore pour une bande de potes qui allaient faire du saut à l’élastique et des grillades dans la forêt. Maintenant, les gens qui frappent à notre porte le font avec la conscience qu’ils peuvent se retrouver en première ligne dans un conflit armé», explique encore Merle Norit.
Justement, sur le plan strictement militaire, la Kaitseliit peut-elle vraiment tenir tête à un ennemi cent fois plus nombreux? «Bien sûr que non et, cela, tout le monde le sait ici, reconnaît Ahto Lobjakas. Face à une invasion venue de l’Est, nous pouvons à peine tenir une demi-journée avant que les chars russes ne rentrent à Tallinn. Sans parler de nos côtes qui sont complètement exposées.»
Une réalité qui n’a pas échappé aux responsables de la Kaitseliit, qui ont aussi multiplié un autre type d’exercices, moins spectaculaires mais quasi hebdomadaires, portant sur l’organisation d’une «résistance de l’intérieur» une fois le pays envahi. Des caches d’armes ont été aménagées et les volontaires formés aux techniques de la guérilla: actes de sabotage, fabrication d’engins explosifs, embuscades…
Retour à Lihula, au QG de campagne que la Kaitseliit a installé dans la bâtisse d’un vieux manoir. Sous la houlette de Kaja, 56 ans, une escouade de femmes s’affaire autour des cantines. Ce matin, les soldats ont eu droit à une bouillie de flocons d’avoine, à midi, ce sera une soupe épaisse, la solianka, et le soir des pâtes au lard.
Des repas sommaires, mais chauds et roboratifs. Il a fait -15° cette nuit, ce qui n’a pas empêché des volontaires de dormir sous d’épaisses tentes militaires; d’autres ont posé leur barda dans le gymnase de l’école de la commune. Des camions d’approvisionnement ont livré des couvertures supplémentaires, du thé, du sucre et des rouleaux de papier hygiénique. «Car sans papier-toilette vous pouvez perdre une guerre», plaisantent les officiers.
«Ils sont là pour nous»
Près de la piste d’atterrissage, trois instructeurs de l’Académie militaire de Tallinn débriefent à chaud l’unité de Jurgen Born, qui a dû battre en retraite face à l’assaut des Lettons. Les visages sont fermés, les mines graves. Les jeunes Estoniens ont commis des erreurs de débutants, en se laissant déborder par le flanc et en communiquant peu entre eux. Maintenant, Jurgen et ses camarades doivent proposer un plan de contre-offensive, et reprendre le dessus.
«Il ne faut jamais oublier que nous avons affaire à des volontaires. Ils sont là pour nous, sacrifiant leurs week-ends, leur temps libre. Il ne faut jamais briser leur enthousiasme. Il faut savoir se montrer positif, constructif, tout en pointant les erreurs», décrypte la lieutenant Merle Norit.
Pour le général Meelis Kiili, la valeur de ces «soldats du week-end» est immense. «Nous faisons partie de l’OTAN, certes. Mais cela ne suffit pas. Il faut, aussi, être capables de nous défendre tout seuls. Et, grâce à eux, c’est ce que nous faisons.» Le général est conscient que le type d’organisation qu’il dirige peut susciter le scepticisme dans certains pays, voire une certaine condescendance. Des volontaires face à l’une des plus grandes armées du monde?
Il est néanmoins de plus en plus persuadé que l’expérience de la Kaitseliit peut faire tache d’huile, notamment dans le domaine de la lutte antiterroriste. «Si les Parisiens avaient un peu de notre expérience, les terroristes auraient fait beaucoup moins de victimes le 13 novembre 2015, estime-t-il. Et je ne parle pas du fait d’être armé – juste d’avoir dans son ADN les premiers gestes de défense quand on est attaqués.»
Depuis ces attentats, il affirme d’ailleurs que des représentants de nombreux pays européens, dont la France, ont pris contact avec lui pour mieux comprendre comment fonctionne la Kaitseliit. Mais aussi pour s’inspirer de son exemple.