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Une chinoise bien de chez nous

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Jeudi, 15 Décembre, 2016 - 06:00

Décodage. C’est le seul plat de fête qui met d’accord les Suisses de toutes régions. Faut-il voir dans le succès de la fondue chinoise un délitement de nos belles traditions? Seulement un amusant cocktail sociohistorique.

«Cette année, j’en ai trois en une semaine. J’aime beaucoup ça, mais à la troisième, je fatigue…» Le «trop» se doit de présider aux repas de fête, c’est entendu. Mais quel est ce plat si incontournable que Lionel, fils de Bertrand Pittet, agriculteur à Villars-le-Terroir, ne peut passer le cap de la fin de l’année sans le retrouver à la table familiale, à celle de sa belle-famille et encore chez ses amis? 

La fondue chinoise, bien sûr. Cette étrangère décomplexée qui a ensorcelé nos villes et nos campagnes. Mais peut-être, notez, surtout nos campagnes, au grand étonnement des visiteurs venus d’ailleurs : que fait cette exotique marmite dans nos chalets et nos refuges, entre la cloche de vache, la chemise appenzelloise et le fanion du club de foot? D’où vient l’embarras des Suisses lorsqu’on leur demande quel est leur plat de Noël typique? Eux si fiers de leurs traditions?

De fait, la fondue chinoise est peut-être bien le seul plat de fête fédéral. D’abord, avec sa cousine la bourguignonne, elle occupe, dans les boucheries et la grande distribution, grosso modo la moitié du marché des repas festifs de fin d’année, l’autre moitié étant tenue par les dindes, chapons et filets en croûte divers.

Ensuite, elle est le seul plat qui remporte une adhésion égale dans toutes les régions linguistiques, par ailleurs divisées sur leurs préférences: le dernier sondage de la Coop sur les habitudes alimentaires des Suisses décrit un Röstigraben persistant avec, notamment, 30% des Romands amateurs de poisson à Noël, contre seulement 12% des Alémaniques. Et 27% des francophones portés sur une volaille (dinde, oie, canard) contre un minuscule 5% outre-Sarine, où le porc (jambon, palette fumée) reste roi, bien qu’en déclin.

La formidable fondue sino-fédérale, elle, dépasse ces divisions par le haut puisqu’elle se décline, à la carte, en toutes sortes de viandes. Le bœuf reste en tête, mais la volaille est à la hausse, suivie du veau, du porc et de l’agneau, signale la Migros, qui remporte un franc succès avec ses assortiments à la carte à commander en ligne (puis à retirer au magasin).
C’était mieux avant?

Lire l'éditorial: Une fondue très politique

Mais la fondue chinoise est aussi une championne mal-aimée. Beaucoup considèrent d’un œil noir le triomphe de ce plat hors-sol, non seulement étranger aux traditions locales, mais qui relève de la non-gastronomie: les sauces elles-mêmes s’achètent toutes prêtes, il n’y a rien à préparer. «Personnellement, je trouve ça dommage, dit Eric Muller, patron de la boucherie familiale du même nom dans le quartier des Grottes, à Genève. Avant, on vendait la chinoise pour Nouvel An; maintenant, les gens la servent même à Noël. Si on ne prend pas le temps de cuisiner à Noël, quand est-ce qu’on le prend?»

Pour Eric Muller qui, en privé, tient à perpétuer la tradition familiale de la dinde farcie et désossée, la fortune du prêt-à-manger carné est à coup sûr le reflet peu réjouissant d’une société de plus en plus individualiste où «plus personne ne veut se dévouer pour cuisiner» et où «la dinde fait peur» parce qu’elle est souvent trop grosse pour des familles de plus en plus rétrécies.

Avec mélancolie, un de ses clients, quadra gastronome, trace un saisissant parallélisme entre histoire personnelle et collective: «La fondue chinoise est entrée dans ma vie il y a vingt-cinq ans, à la mort de ma mère, qui était excellente cuisinière. Ma belle-mère, elle, est tellement nulle aux fourneaux qu’on lui a vite suggéré d’arrêter le massacre. Depuis, nous mangeons de la fondue chinoise à Noël: c’est la solution de facilité pour ceux qui n’ont aucune expertise.» En un mot comme en cent, la fée du logis helvétique est morte et les viennent ensuite ne sont pas à la hauteur.

Ne comptez pas sur Bertrand Pittet, 60 ans, pour alimenter cette vision nostalgico-crépusculaire: «C’est vrai que, dans le temps, ma mère et ma belle-mère passaient la journée entière à la cuisine à Noël. C’était une époque où le travail domestique des femmes comptait pour beurre.» Dans les premières années de son mariage, l’agriculteur de Villars-le-Terroir, excellent cuisinier lui-même, a perpétué la tradition du grand repas de réveillon, longuement préparé aux côtés de sa femme, qui travaille à l’extérieur comme assistante en pharmacie. «Mais ça nous empêchait de participer à la fête. Et puis, dans l’assemblée, il y en avait toujours un qui n’aimait pas ceci, l’autre pas cela; on a trouvé que c’était peu de reconnaissance pour beaucoup de travail.»

Le couple a donc attrapé au vol la mode qui était dans l’air, celle de la fondue carnée. Qui a tous les avantages: elle donne congé aux cuisiniers, elle est conviviale, elle plaît aux enfants. Et, dans les familles où les liens restent abondants, elle se prête à des rassemblements de plusieurs dizaines de personnes. C’est cette perspective qui a plu à José Pillonel et à sa femme, les (quasi-)beaux-parents de Lionel; lassés des Noëls à répétition chez les parents des uns et des autres, ils ont opté pour «le grand repas unique tous ensemble».

Cette année, ce Fribourgeois employé d’un distributeur d’électricité a loué un refuge en Gruyère. Dûment équipé, bien sûr. «L’avantage, avec la fondue chinoise, c’est que chacun mange à son rythme. On peut toujours rallumer le réchaud pour une rallonge tardive…» José Pillonel pratique la fondue qui monte, tendance «gastro»: avec viande coupée à la main (donc plus épaisse), sauces maison («allégées au séré maigre») et bouillon vigneron. Qui a dit qu’on était condamnés aux mayonnaises industrielles et aux pâles tranches de viande dégelée? 

Un rapport différent à la tradition

Finalement, les arguments en faveur de la fondue chinoise sont si nombreux qu’on est presque étonnés de ne pas la voir triompher également chez nos voisins. Tenez: pourquoi n’a-t-elle pas «pris» en France, patrie de l’industrie du précuisiné et des mères de famille travaillant à plein temps?

«Beaucoup de femmes françaises n’ont effectivement pas le temps de cuisiner un grand repas de Noël, note le critique gastronomique Knut Schwander. Mais culturellement, la manière de contourner l’obstacle est différente: les Français sont très attachés à la mise en scène de la grandeur, si bien qu’ils préféreront un plat sous vide médiocre pourvu qu’il ait l’air élaboré. Ils vont tout faire, quitte à mal manger, pour préserver le cérémonial d’une tradition aristocratique qui constitue leur référence.»

Les Suisses, eux, ont un imaginaire de référence différent, poursuit le gastronome: «Celui de la modestie, de la rusticité, du refus de la théâtralité. Et aussi ce vieux complexe du paysan habitué à attribuer du prestige à ce qui vient d’ailleurs.» Devenus riches, ils auraient en somme trouvé dans la fondue venue d’ailleurs l’occasion d’allier la convivialité du cérémonial traditionnel – tous autour du caquelon – au luxe d’un festin carné: «Le succès helvétique de la fondue chinoise relève d’un phénomène d’embourgeoisement.»

Nous voilà soulagés; l’histoire d’amour toute particulière entre la Suisse et la fondue à la viande ne serait donc pas le signe d’un délitement de nos belles traditions. Simplement d’un rapport différent à celles-ci. «Les produits du terroir connaissent un succès croissant, rappelle Alexandre Fricker, directeur de Slow Food Suisse, et le souci du «manger vrai» n’a jamais été aussi thématisé. Il n’y a simplement pas, dans ce pays, de tradition forte autour du menu de fête.» Après tout, rappelle-t-il, en promouvant la dinde au chapitre précédent de notre histoire, «nous n’avons rien fait d’autre que copier les Américains».

Dans les années qui viennent, on peut parier sur une ultérieure perte de terrain du gros volatile. A l’heure de composer le menu de Noël, l’hôte est désormais confronté au défi de plus en plus complexe des intolérances alimentaires et régimes plus ou moins végé des uns et des autres. La fondue chinoise, elle, peut se prévaloir d’un formidable potentiel de développement «à la carte».

Chez les Pittet, le cousin végétarien muni de son Quorn fait désormais partie du tableau traditionnel; ce pionnier consent à tremper ses morceaux de substitut viandé dans le bouillon commun, mais on peut imaginer, en cas de montée en puissance des végétariens dans la famille, des tables avec caquelons séparés. Et aussi des plats avec, outre la viande, toutes sortes de légumes, comme dans la tradition chinoise d’origine.

Lire aussi : Bouguignonne de Lausanne et chinoise de Chine

Prête à manger et déclinable individuellement, qui dit mieux? Notre nouvelle fondue fédérale est promise à un brillant avenir.

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