Servan Peca
Lancée en 2011, l’entreprise a vu sa valorisation passer à 1 milliard de dollars en cinq ans. Son fondateur, Tej Tadi, arrivé à Lausanne en 2004, révolutionne les traitements neurologiques en s’appuyant sur la réalité virtuelle. Un succès fulgurant, que l’entrepreneur indien doit aussi beaucoup à son charisme. Rencontre.
Tej Tadi ne paie pas de mine. L’immense majorité de ceux qui ont pu le croiser dans les rues de Lausanne, où il vit depuis douze ans, n’a pas la moindre idée de qui il est. Ce trentenaire décoiffé ne porte pas de costume trois pièces. Seulement, parfois, un veston. Et ce n’est pas le genre à parader ni à exposer sa richesse. Pourtant, à 35 ans, le fondateur de MindMaze est assis sur une fortune potentielle d’au moins 500 millions de dollars.
Depuis le printemps dernier et l’arrivée de nouveaux investisseurs, dont le conglomérat indien Hinduja, la société est valorisée à 1 milliard de dollars. MindMaze a ainsi changé de statut. Elle est la toute première licorne sur sol suisse.
Les licornes? Des entreprises privées – non cotées en Bourse – dont la valeur dépasse la barre du milliard de dollars. Dans ce cercle regroupant surtout des sociétés technologiques, on trouve Uber, Airbnb, Dropbox, Shazam, Spotify ou BlaBlaCar, ainsi qu’une bonne centaine d’autres sociétés dont le nom ne devrait pas tarder à s’installer dans le vocabulaire courant.
«On trompe le cerveau»
Combien de parts de sa start-up Tej Tadi detient-il? Lors de notre rencontre à Lausanne, fin novembre, il l’affirmait: il va en conserver au moins 51%, d’où les 500 millions de dollars évoqués plus haut.
Il veut garder le contrôle de sa licorne. Il y tient. MindMaze est l’œuvre d’une vie. Une invention qu’il mijote depuis son adolescence et qu’il a concrétisée ces dernières années. Les premières traces écrites de son idée apparaissent en 2007. Il cosigne, dans la prestigieuse revue Science, un article intitulé Video ergo sum (je vois donc je suis).
Concrètement, Tej Tadi a développé un système informatisé qui combine des capteurs neuronaux, des caméras et des images de synthèse. MindMotionPRO, c’est son nom, aide à la réhabilitation neurologique de victimes d’AVC ou de lésions cérébrales. «Notre système trompe le cerveau», résume son inventeur.
Sous la supervision d’un thérapeute, le patient immobilisé s’adonne à une série d’exercices et, grâce à un casque en 3D, il voit ses mouvements se reproduire sur un écran. Lorsqu’il observe ces mouvements, son cerveau va animer les mêmes neurones que s’il les réalisait vraiment.
Tej Tadi comble un manque. Ce type de traitement n’existait pas. Il a d’ailleurs déjà convaincu le CHUV et un certain nombre d’hôpitaux suisses, européens et indiens d’opter pour son système. Mais l’autre valeur ajoutée de son invention, c’est le fait d’être portable et transportable. Les exercices peuvent être réalisés à domicile – le médecin peut consulter les résultats à distance – dans un environnement plus familier. La phase de réhabilitation est moins laborieuse, plus motivante, voire ludique. Et donc forcément plus efficace.
A sa manière, mais sans prétention, Tej Tadi veut révolutionner le secteur médical, changer les habitudes. Mais il ne veut pas seulement changer le monde, il veut aussi faire de l’argent. Depuis toujours, il était prévu d’appliquer son invention au domaine des jeux vidéo. C’est ce qu’il est en train de réaliser aujourd’hui, avec la crédibilité de quelqu’un qui a réussi à s’imposer dans le domaine strictement réglementé de la santé.
«Une résistance au chaos»
Enfant, Tej Tadi n’a jamais voulu être médecin. Ses parents l’étaient. C’est à peu près tout ce qu’il dévoile de sa vie d’avant 2004, lorsqu’il est arrivé en Suisse pour suivre des cours à l’IMD puis à l’EPFL.
Né en 1981 à Hyderabad, il grandit dans cette ville du sud de l’Inde et y fréquente les bancs du catholique Little Flower Junior College avant de rejoindre l’Université Kendriya Vidyalaya. Hyderabad, avec ses 8 à 9 millions d’habitants (recensés), est la quatrième plus grande cité du pays. Avec Bangalore, c’est LA cité technologique du subcontinent. C’est aussi l’une de ces villes indiennes étouffées par sa croissance, dans laquelle les infra-structures, à peine inaugurées, sont déjà dépassées.
De cette première vie, Tej Tadi dit qu’il a gardé «une capacité de résistance au chaos, à la surpopulation, à la compétition. Cela m’a forgé une immunité à toute épreuve.»
Sa femme vit aux Etats-Unis, (où il se rend régulièrement). Il s’en accommode. Sa famille, elle, réside toujours à Hyderabad. Il y retourne plusieurs fois par année «aussi parce que je suis en train d’y développer un marché», précise-t-il en souriant. Ses proches et ses amis ne comprennent pas tout de son invention ni du développement commercial fulgurant de sa société. «Ils sont surtout fiers que j’aie persisté et de me voir réussir.»
Presque un anonyme
Dans sa ville natale, rares sont ceux qui le reconnaissent. Nous avons mandaté une petite recherche dans la presse locale en télougou, la langue officielle de l’Etat du Télangana. Elle a permis de constater que les médias ne consacrent pas davantage de colonnes à Tej Tadi que les titres internationaux. «J’ai un certain niveau d’anonymat. Je ne suis pas une star hollywoodienne!» confirme l’intéressé.
Il se fond dans la masse, Tej Tadi. Sobre, sport chic, avec son jean, un pull-over bleu et son écharpe fidèlement et soigneusement enroulée autour du cou, le patron nous a reçus dans son bureau du huitième étage d’un immeuble du quartier Sous-Gare, voisin de celui de la Chambre du commerce (CVCI). Les baies vitrées offrent une vue imprenable sur le Château d’Ouchy, le Beau-Rivage Palace, le lac Léman ou encore sur les Dents-du-Midi.
Ses locaux, répartis sur deux étages, MindMaze les a investis en 2015, après avoir quitté l’EPFL. A force de croissance, la start-up n’en est plus vraiment une, même si Tej Tadi s’échine à préserver la culture d’entreprise.
«Un charisme remarquable»
Depuis bientôt une décennie, l’entrepreneur collectionne les succès. Et ce n’est pas seulement grâce à sa technologie. Hervé Lebret acquiesce. Cet enseignant, spécialiste de l’innovation, en a vu passer des jeunes cerveaux. Il est chargé de la gestion des fonds Innogrants, un programme entamé en 2005 qui les aide à commercialiser leur invention. Il est l’un des premiers à avoir cru au projet MindMaze. «Tej Tadi n’est pas un ingénieur typique, il n’est pas introverti, il a même un charisme assez remarquable», se souvient Hervé Lebret.
Les premiers contacts ont lieu le 25 novembre 2009, lorsque Hervé Lebret reçoit un e-mail de Tej Tadi: «J’ai une idée de start- up (...). J’ai aussi postulé pour le prix de KPMG. Je voudrais savoir comment procéder.
Mon projet s’appelle MindMaze (...).» Après des échanges réguliers mais entrecoupés de longs silence radio – «il était sûrement déjà très occupé» –, Tej Tadi devient l’un de bénéficiaires de la bourse entrepreneuriale de 100 000 francs, début 2011. «Sa personnalité relève des critères qui ont fait que nous avons décidé de le soutenir, ajoute Hervé Lebret. On peut parler de pouvoir de séduction.»
Un entregent et une force de conviction qui font aujourd’hui partie intégrante de la réussite du Lausannois d’adoption. Hervé Lebret: «Vendre du vent ne suffit pas pour réussir, c’est évident. Avoir une bonne technologie sans pouvoir expliquer clairement son utilité et son potentiel, ce n’est pas suffisant non plus.»
Tej Tadi n’a pas seulement séduit le spécialiste de l’EPFL. La CTI Innovaud, mais aussi la fondation bâloise Gebert Rüf ont cédé à ses charmes. A chaque fois qu’un comité d’experts a été invité à se pencher sur l’idée de Tej Tadi, les commentaires se ressemblent: il se distingue autant par sa technologie que par sa personnalité. Le jury du Prix EY de l’entrepreneur de l’année, qu’il a remporté en octobre dernier, est du même avis. Lorsqu’il a fallu trancher, le discours de Tej Tadi a fait la différence.
Il «impressionne par la précision et la puissance de ses ambitions, ainsi que par sa confiance inébranlable. Il est réellement convaincu que MindMaze va améliorer le monde», raconte Edouard Pfister, l’un des membres du jury 2016.
Plutôt la guitare électrique
Ce n’est que lorsqu’on quitte Tej Tadi, après une heure et demie de discussion, que cela devient évident: loin de l’image du start-upper stressé, dépassé et/ou blasé par sa réussite, il dégage une sérénité déconcertante, presque contagieuse.
L’entrepreneur refuse de dire de combien d’heures de travail ses journées sont faites ni de combien de journées ses semaines de travail sont faites. Malgré tout, il est facile de comprendre que son emploi du temps est minuté. Il essaie par ailleurs de réduire la fréquence de ses voyages à l’étranger. «Il a une incroyable capacité à dissimuler son stress», confirme l’un de ses employés. «Il est très occupé... souvent», ajoute un autre de ses 80 salariés.
Souvent, cela exclut le «toujours». Tej Tadi ne rechignera alors pas à prendre la pose pour notre photographe dans le hall d’entrée du bâtiment. «Il est plutôt bon client, non?», s’esclaffe l’une de ses collaboratrices.
Le patron a quand même hésité avant d’accepter. Car la mise en scène incluait quelques photos avec une guitare acoustique qui trône dans son bureau. Et parce que son instrument de prédilection, c’est la guitare électrique. Il consacre parfois ses heures perdues – même s’il en a de moins en moins – à jouer du heavy metal. On vous avait prévenus: Tej Tadi ne paie pas de mine.