Il entrera en fonction le 1er janvier 2017. Qui est le nouveau président de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne? Etait-il un bon candidat? La démonstration, sous forme d’équation mathématique.
Dans le couloir du bâtiment BC de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, un ouvrage posé sur une table parle des «data abstractions», à côté une revue se demande: «Peut-on faire confiance aux robots?» Le ton est donné. La porte du bureau de Martin Vetterli s’ouvre, et le premier mot qu’on l’entend prononcer est un «Right?» encourageant, dont il aime ponctuer ses propos, l’équivalant d’un «N’est-ce pas?», l’optimisme anglo-saxon en plus. Le futur président de l’EPFL prend congé de son visiteur précédent et nous fait entrer dans son bureau.
Un bureau peut en dire long sur son propriétaire. Il suffit d’observer. L’un des murs est occupé par une grande bibliothèque consacrée à ses domaines de recherche, les livres sont soigneusement classés. Autant de volumes accumulés lors des «pérégrinations» de leur propriétaire: après des études à l’Ecole polytechnique de Zurich, Martin Vetterli s’envole, en 1981, pour la Silicon Valley, et l’Université Stanford.
Là, une année plus tard, il obtient un Master of Science. Retour en Suisse, plus précisément à l’EPFL, où il décroche un doctorat ès sciences en 1986. Et de retraverser l’Atlantique pour enseigner à l’Université Columbia, à New York. Puis revenir enfin à l’EPFL, en 1995.
Sur le bureau, un livre, Rise of the Robots (L’avènement des robots). Il ne s’agit pas d’un titre du visionnaire Isaac Asimov, maître de la science-fiction, mais d’un essai de l’informaticien Martin Ford. Nous vivons, désormais, avec les robots, avec les algorithmes. En 2016, ce n’est plus de la science-fiction.
Coluche et Chappatte
Encadré au mur: un dessin original dédicacé de la main de Chappatte. On y voit une Suisse coupée en deux. Suisse alémanique d’un côté, Suisse romande de l’autre. La frontière est gardée par un garde-chiourme agressif, Blocher. Sur la barrière, on lit: «Vraie suisse.» A côté, une photographie de Coluche en salopette corrobore cette première impression: Martin Vetterli a le sens de l’humour. On y lit: «Alors ils voudraient qu’on soit intelligents, et ils nous prennent pour des cons!»
Enfin, caché derrière la porte, il y a aussi un dessin d’enfant. Martin Vetterli préfère ne pas parler de sa famille, «séparer les choses». Pas question alors pour lui de poser dans son salon ou dans sa cuisine. Nous apprendrons seulement qu’il a un fils et une fille, aux études. Et une femme infirmière praticienne de formation.
Ce bureau, Martin Vetterli le gardera, même après le 1er janvier prochain, lorsqu’il prendra officiellement sa fonction de président de l’EPFL. Il tient à conserver «quelques heures de laboratoire» à côté de ses nouvelles fonctions, pourtant chronophages.
Outre l’humour, la culture et la discrétion, d’autres atouts forment l’équation Martin Vetterli. C’est un scientifique renommé, tenu par le président de l’EPFZ comme l’une des dix sommités mondiales dans sa branche, à savoir les sciences de l’informatique et les systèmes de communication. C’est aussi un fin connaisseur de la Berne fédérale, puisqu’il aura été pendant quatre ans président du Conseil de la recherche du Fonds national, et qu’il parle couramment l’allemand comme le suisse-allemand.
«Un petit miracle»
Le politicien Jacques Neirynck, professeur honoraire à l’EPFL, voit dans le profil de Martin Vetterli «un petit miracle, qui ne se produit pas souvent». Aussi, il lui avait proposé de rejoindre la haute école au moment même où le chercheur recevait des offres de l’Université Columbia et de l’Université de Californie à Berkeley. «Il a la recherche dans le sang, c’est autant un gestionnaire qu’un homme de réflexion. C’est le meilleur successeur possible pour Patrick Aebischer.»
De son côté, Fathi Derder, conseiller national, membre de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture, renchérit: «On a choisi le candidat idéal. Brillant chercheur, il a une très bonne connaissance du monde entrepreneurial – il a participé au lancement de start-up à succès – mais aussi des Etats-Unis et du Palais fédéral.»
S’il recherche le consensus, Martin Vetterli sait aussi défendre ses convictions. Le Tessinois Mauro Dell’Ambrogio, secrétaire d’Etat à la Formation, à la Recherche et à l’Innovation, l’a vu à l’œuvre à Berne. «Il a eu quelques divergences d’opinions, sur des questions secondaires, avec les principaux acteurs nationaux. Mais c’est une bonne chose que le président d’une des institutions universitaires suisses majeures ait ses idées, courageuses, et ne soit pas simplement l’interprète de l’opinion commune.»
Toujours en relation avec ses fonctions bernoises, Martin Vetterli a dû agir rapidement, après la votation populaire du 9 février 2014 contre l’immigration de masse, qui promettait d’avoir des effets catastrophiques pour la recherche en sortant la Suisse du programme européen Horizon 2020. Heureusement, la votation par le Parlement, le 16 décembre dernier, en faveur d’un accord bilatéral sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenne (ALCP), est un très bon signal. Il permettra à l’EPFL de rester concurrentielle.
Martin Vetterli porte un costume gris, une cravate à losanges noirs. Physique de marathonien, il pratique la peau de phoque ou la course à pied, lorsqu’il en a le temps (cette année, il a couru les 10 kilomètres de Lausanne en 56 minutes 32). Mais c’est en marchant qu’il réfléchit le mieux. La veille, dimanche, il a été, tôt le matin, faire l’ascension de la tour de Gourze, au-dessus de chez lui, à Grandvaux (VD).
L’homme est réservé. Lorsqu’on lui dit qu’il a été très loin, dans la recherche scientifique, il répond: «J’ai fait ce que j’ai pu.» Et sourit. Sa personnalité contraste avec la flamboyance de son prédécesseur, Patrick Aebischer, qui a incarné l’EPFL seize ans durant. L’attente est grande. Comment faire aussi bien?
«Il faut absolument continuer. Ce n’est pas le moment de lever le pied, commente Martin Vetterli. La période Aebischer a fait que le portfolio de l’enseignement à l’EPFL s’est agrandi considérablement, avec l’ajout des sciences de la vie, le Collège des humanités, le Collège du management, etc. Nous couvrons tous les grands domaines dont nous avons besoin dans un institute of technology, comme j’aime à l’appeler. Nous entrons maintenant dans une phase où le processus scientifique lui-même peut être encore amélioré, en termes de reproductibilité.»
Martin Vetterli connaît bien le fonctionnement de la maison, pour en avoir été vice-président entre 2004 et 2011. Il a donc participé à la «révolution» mise en place par Patrick Aebischer. L’ancien président est, lui aussi, élogieux au sujet de son successeur. «Le style, plus réservé, a également son charme», souligne-t-il.
Si leur collaboration a été fructueuse, c’est parce que les deux hommes ne partageaient pas toujours les mêmes vues. «J’ai toujours cherché à travailler avec des gens qui pouvaient critiquer de façon constructive les projets stratégiques de l’école afin de les rendre meilleurs, explique Patrick Aebischer. Martin Vetterli, dans ce rôle, m’a été d’une grande aide.»
Au sein de sa propre équipe, le futur président a lui aussi cherché à s’entourer de sparring-partners, des contradicteurs stimulants. «Ce sera le cas de mon ami Andreas Mortensen. Il sort tout droit du moule des grandes écoles françaises et du Massachusetts Institute of Technology. Il réagira chaque fois qu’il aura l’impression qu’on pourrait baisser les standards.»
A ceux, pleins d’attentes, qui insisteraient pour le comparer à son prédécesseur, Metin Arditi, écrivain et membre du conseil stratégique de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, oppose une réponse quasi mathématique: «Ce qui est important, avec une personnalité du style de Martin Vetterli, homme élégant et sobre, profond, c’est de lui donner le temps d’exercer son mandat, de poser sa signature. Patrick Aebischer a mis des années à acquérir sa stature…
Et son démarrage n’avait pas été évident. Tant mieux qu’ils ne soient pas des clones! C’est un peu comme les papes, si vous voulez. Il y a toujours un pape curé de campagne, puis un autre pape, grand intellectuel, qui lui succède, et ainsi de suite. L’alternance de styles est bénéfique pour l’institution. Cela permet d’en extraire le meilleur. Martin Vetterli est un homme de grande qualité. Là est l’essentiel. Laissons-lui le temps de marquer son territoire.»
Numérique et éthique
Le nouveau président a un repère, pour le guider. L’éthique. Il ne perd pas de vue la vocation de l’école. «C’est une université. Nous devons conduire un débat intellectuel, qui est central, tient à rappeler Martin Vetterli. Nous ne sommes pas en train de chercher à maximiser un chiffre d’affaires.» Sera-t-il aussi agressif et efficace que son prédécesseur pour lever des fonds? «Les moyens que nous alloue la Confédération sont très généreux, mais limités. Nous allons explorer toutes les pistes. Il faut que nous profitions de la notoriété de l’EPFL en Europe.»
Si Patrick Aebischer avait considérablement développé les sciences de la vie et la bioingénierie, Martin Vetterli vient, lui, d’un autre domaine, le numérique et la communication. Il rêve d’une meilleure mise en commun du savoir entre scientifiques, sur l’internet, par le concept d’open science (conjonction de l’open access et de l’open data).
«La science est entreprise de l’humanité, il faut qu’elle serve l’humanité. Cela a l’air fleur bleue, mais c’est fondamental!» Il n’hésite pas à parler de «colonialisme numérique» pour évoquer la dépendance des Européens aux groupes américains tels Google ou Uber. «La réponse, ce n’est pas la régulation. Il faut que nous aussi soyons créatifs dans ces domaines. Et la Suisse pourrait jouer un rôle. Elle pourrait légiférer, donner un cadre par rapport à l’utilisation des données des citoyens sur l’internet.»
Des erreurs ont été commises. L’Europe a pris du retard. Lui-même n’a-t-il pas vu venir ce que serait l’internet? Pourquoi la révolution numérique a-t-elle eu lieu dans le biotope de la Silicon Valley, et pas en Europe? Après tout, comme il le rappelle lui-même, «le World Wide Web a été inventé au CERN par Tim Berners-Lee, et financé par les contribuables européens.»
«Je dois l’avouer, à Berkeley, en 1995, lorsqu’un collègue m’avait montré une page du World Wide Web, j’ai trouvé ça cute [«joli»], sans en saisir le potentiel… Mais j’ai eu l’intuition très tôt qu’il fallait qu’internet soit gratuit. J’ai pensé à la Constitution de 1848, en Suisse, qui avait supprimé le droit de lever des péages sur les routes publiques. Un détail qui a toute son importance. Le législateur avait compris que le commerce pourrait ainsi se développer et que les infrastructures routières seraient modernisées…»
Ce jour-là, il y a trente ans, Martin Vetterli marchait sur le chemin de Compostelle. Il a souvent des intuitions à pied. C’est sa «méditation» à lui.
Nous n’avons pas parlé d’Asimov. Nous aurions pu le faire. Le romancier avait établi les trois lois de la robotique. La première de ces trois lois disait: «Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.»
Les questions que l’écrivain se posait dès les années 40 s’imposent maintenant à toute la société. «Nous sommes dans un siècle où énormément de choses seront calculées par ordinateur. Il faut comprendre ce que cela implique, prévient le nouveau président de l’EPFL. Imaginez que vous êtes dans une voiture autopilotée. Nous devons programmer la décision de la voiture, lorsqu’elle devra choisir le «moindre mal» entre écraser un piéton ou faire une sortie de route et tuer le passager de la voiture…»
Le spécialiste de la théorie des ondelettes
Grave question, que la philosophie pragmatique s’était déjà posée. Comment choisir? L’ordinateur comparera-t-il l’âge du piéton avec celui du passager pour sacrifier le plus âgé des deux? Pour Martin Vetterli, c’est à la société de se prononcer sur ce genre de décision. Et c’est aux grandes écoles de présenter des solutions. «Il faut des algorithmes éthiques. Et il faut que les gens soient conscients des implications des algorithmes. Cela passe par l’enseignement et par la vulgarisation.»
C’est pourquoi il plaide pour un meilleur enseignement de l’informatique à l’école. Au terme d’«informatique», qu’il juge trop commercial, il préfère celui de «pensée computationnelle».
Martin Vetterli ne consacrera désormais qu’une part réduite de son temps à la recherche. «Le grand regret, quand on avance dans sa carrière, c’est qu’on perd un peu l’activité pour laquelle on est entré dans les ordres monastiques de la recherche. Mais il y a un temps pour recevoir et un temps pour donner.» Pourquoi est-il devenu un spécialiste mondialement reconnu de la théorie des ondelettes, utilisée dans le traitement du signal? Sa réponse est imparable: «Parce que les ondelettes sont belles.»
C’est sa «fibre de mathématicien» qui parle. Si un objet est élégant, et qu’il a de belles propriétés, il est fait pour lui plaire. Le sens de l’esthétique est le dernier élément clé du système Vetterli. Après un rapide calcul, à la fin, vous obtenez une vision holistique de la société. Martin Vetterli est attentif aussi bien aux inégalités sociales qu’à la dernière élection américaine, qui le désole.
«On ne peut pas se permettre de voir augmenter la discrépance sociale, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres, comme c’est le cas aux Etats-Unis, où l’accès démocratique à une éducation de qualité n’est pas assuré. Cela pourrait arriver en Europe et en Suisse, il faut être attentifs.»
La découverte des possibles
En prenant congé, c’est l’image d’un homme sympathique, à l’écoute, sceptique peut-être mais optimiste surtout qui s’impose. Plus que l’aménagement de son bureau ou les romans qu’il a aimés (en l’occurrence Dostoïevski ou Borges), c’est la jeunesse du futur président qui pourrait achever d’éclairer «l’inconnue» Vetterli.
Né à Soleure en 1957, d’origine zurichoise, Martin Vetterli a grandi à Cortaillod (NE), étudié au collège Cescole, à Colombier, puis au gymnase cantonal de Neuchâtel. Son camarade d’alors, Laurent Vulliet, aujourd’hui professeur à l’EPFL, se souvient: les deux hommes ont beaucoup fait de musique ensemble. A 13 ans, ils ont fondé les Popcorn, plus jeune groupe neuchâtelois (et plus tard, en se lançant dans le jazz acoustique, le duo Vetterli-Vulliet).
A l’âge de 15 ans, Martin Vetterli construisait des fusées dans son jardin avec son frère, et tout était possible. «On a fait notre bac en 1976. A cette époque-là, il y avait une émulation positive, pour essayer de comprendre le monde, sur le plan historique, littéraire, philosophique, raconte Laurent Vulliet. A Neuchâtel, nous avons eu des profs extraordinaires. On avait le sentiment à cette époque, en tant que jeunes, qu’il suffisait de vouloir pour pouvoir. Il y avait de la place dans le monde du travail. On était dans une phase très optimiste, du progrès par la science.»
C’est ce monde-là où il a grandi, et qui l’a formé. C’est sans doute cet esprit-là que Martin Vetterli cherchera à recréer. Et la belle jeunesse libre et entreprenante de la Suisse de la fin des années 70, où tout était possible, transmettra son optimisme à celle des années 2020.