En mars dernier, Donald Trump dénonçait «l’incompétence des Nations Unies». Le nouveau président américain a-t-il tout à fait tort? Blocage au Conseil de sécurité, échec des négociations sur la Syrie, disputes au Conseil des droits de l’homme… La machine onusienne semble grippée. Plongée dans les coulisses du Palais des Nations, à Genève.
Palais des Nations, Genève, jeudi 1er décembre, 12 h 30. C’est l’heure de la conférence de presse de Staffan de Mistura, envoyé spécial des Nations Unies pour la Syrie. Dans le Hall XIV du bâtiment, moins de dix journalistes prennent des notes, un sandwich à la main. Aujourd’hui, le diplomate suédois porte une cravate jaune et une pochette blanche. Il parle en anglais, calmement, comme pour contredire le chaos qu’il décrit au micro.
A Alep-Est, où les combats font rage, «l’ONU réclame toujours un cessez-le-feu, dans le but d’atteindre les civils et d’évacuer ceux qui ont besoin d’une aide médicale». En Syrie, les enfants ont froid et faim; les chirurgiens opèrent les blessés sans anesthésie. Le désespoir n’a jamais été aussi grand. «Vous parlez d’un corridor humanitaire depuis des semaines, qu’en est-il?» relève, las, le correspondant de Reuters. «Est-ce que l’ONU ne pourrait pas faire plus?» questionne un autre journaliste. L’envoyé spécial, ses lunettes posées sur le nez, répète qu’il fait tout ce qu’il peut…
L’engagement sincère de Staffan de Mistura n’y a rien fait: en cinq ans de conflit, les Nations Unies ont échoué à stopper l’horreur et à renouer le dialogue entre le régime de Bachar al-Assad et les rebelles. L’ONU ne parvient toujours pas à atteindre l’objectif qu’elle s’était donné en octobre 1945, au moment de sa naissance: promouvoir la paix. La Syrie n’est pas le seul exemple de son échec: des conflits armés sévissent aussi en Afghanistan, au Mali, au Yémen, au Nigeria…
Demandez aux passants, dans les couloirs du palais, pourquoi l’ONU est impuissante. Tous vous répondront comme Michael Moller, directeur général des Nations Unies de Genève: «L’ONU n’est pas en crise, c’est le monde qui est en crise. L’organisation dépend de ses membres, qui n’ont pas toujours la volonté de faire progresser les choses.» L’ONU est une structure vieillissante, en retard sur les évolutions technologiques, démographiques et climatiques du monde actuel.
Condamnée à faire de grandes déclarations pendant que les Etats font la sourde oreille, elle en est réduite à se concentrer sur l’aide aux victimes, plutôt que de trouver des solutions politiques. Guérir, plutôt que prévenir.
Et si la diplomatie internationale marche à vide, c’est d’abord parce que le Conseil de sécurité l’a privée de son oxygène. Ses cinq membres permanents – Chine, Etats-Unis, France, Russie, Royaume-Uni – disposent chacun d’un droit de veto qui enraie la prise de décision de cet organe, pourtant censé être exécutif.
Depuis 2011, la Russie a voté cinq fois contre la fin des bombardements en Syrie. «Le Conseil de sécurité, c’est un conseil de tueries. Il donne le permis de tuer. Ils sont complices de ce qu’il se passe.» Ces mots, le maire des quartiers rebelles d’Alep-Est, Brita Hagi Hassan, les prononce à Paris le 1er décembre. Au même moment, au Palais des Nations, à Genève, Staffan de Mistura répète, comme un automate, son vain plaidoyer.
Une machine à la lourdeur extrême
Son allocution se termine. Avant de s’envoler pour Rome, le Suédois prend le temps de déjeuner. A la cantine principale du bâtiment, les pâtes du jour sont à la carbonara – crème et lardons. Les conversations, dans toutes les langues, portent sur le goût du poulet, la température extérieure de plus en plus glaciale, la séance du matin. Dans le parc, les paons déambulent sur la rosée de la pelouse.
Le Palais des Nations, mammouth de 600 mètres de long, où travaillent toute l’année plus de 1500 fonctionnaires internationaux, ronronne. Le complexe, qui abrite le siège de l’Office des Nations Unies à Genève, ainsi que celui d’autres organismes onusiens (Conférence du désarmement, Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, etc.), accueille près de 9000 réunions par an et plus de 100 000 visiteurs.
Ce manège quotidien pourrait-il bientôt cesser? En mars dernier, Donald Trump, en pleine campagne, mettait les pieds dans le plat en parlant de la «totale fragilité et de l’incompétence des Nations Unies». Et de menacer, sans vraiment le dire, de se retirer de la danse. Les Etats-Unis paient 22% du budget de l’ONU, qui devrait se monter à quelque 22 milliards de dollars en 2016.
En octobre, le haut-commissaire aux droits de l’homme, le Jordanien Zeid Ra’ad Al-Hussein, contre-attaquait, jugeant Donald Trump «dangereux d’un point de vue international». Depuis son élection, le Palais des Nations bruisse de rumeurs.
Aussi caricaturale que puisse être l’analyse du populiste américain, la machine onusienne fait preuve, pour des observateurs non avertis, d’une lourdeur extrême. Le processus décisionnel est interminable, la quantité de codes à respecter infinie, l’administration y est toute-puissante. Nous entrons dans la salle XVIII du Palais des Nations. Il est question d’organiser une conférence sur les migrations en 2018.
L’un des participants confie que l’approche est «révolutionnaire»: un pacte mondial pour les migrations est en train de se construire! «Mais c’est sûr que cela nécessite un certain nombre de discussions techniques…» En effet, tous les Etats, au nombre de 193, doivent d’abord s’accorder sur le mode d’organisation de la conférence… Sont-ils d’accord avec le choix des dénommés facilitateurs?
Dans l’amphithéâtre, une centaine de personnes, un écouteur à l’oreille, pour la traduction simultanée. Les gens vont et viennent, et ceux qui sont assis consultent leur téléphone portable. Au tour du représentant des Etats-Unis de se lancer dans un discours monocorde. «Il importe d’adopter une approche pragmatique et soucieuse de l’équilibre budgétaire, dit-il. Le processus ne doit pas créer de nouveaux mécanismes de consultation, mais s’appuyer sur ceux existant à l’Office international des migrations…»
Dans les salles des pas perdus, le monde semble s’être arrêté dans les années 1970. Des hommes bedonnants, en costume de tweed, discutent face aux grandes baies vitrées qui donnent sur le lac. Dehors, il fait gris. Des histoires d’amour se jouent-elles dans ces alcôves, comme dans Belle du Seigneur, le chef-d’œuvre d’Albert Cohen qui prend le Palais des Nations pour théâtre?
Tous les dix mètres se trouvent des cabines téléphoniques à l’ancienne où, dans le temps, les experts faisaient passer leurs informations. Les espions aussi, puisqu’il se murmure que les services de renseignement sont nombreux à l’ONU. Peut-être consultent-ils leurs dossiers confidentiels assis sur les fauteuils en cuir du bar Le Serpent?
Salle XXI, le groupe de travail sur les personnes d’ascendance africaine se réunit. L’objectif est d’élaborer une déclaration sur leurs droits. La bonne volonté ne manque pas, mais le calendrier est encore très flou: «Nous aimerions être utiles», affirme un des experts. Seule une dizaine de spectateurs assistent à la séance.
Longtemps épargnés par les modes de gestion managériale et les évaluations des performances très à la mode dans les entreprises privées, les fonctionnaires internationaux sont aujourd’hui, eux aussi, soumis à des pressions pour être plus efficaces. Le Royaume-Uni note régulièrement 38 institutions internationales en fonction de leurs résultats, de leur budget et de leur transparence. Et les résultats sont plus que décevants.
«Nous sommes en faveur d’une action radicale pour améliorer leurs performances, écrivent les experts britanniques. Les gens les plus pauvres dans le monde, ainsi que nos contribuables ne méritent rien de moins.»
Son dernier rapport, très attendu, a justement été publié début décembre, sans concession; ses auteurs estiment qu’un tiers des organisations «pourraient mieux faire». Quelques-unes ont des performances «très en dessous», comme l’Unesco, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. Sa directrice générale, la Bulgare Irina Bokova, a considéré ce rapport comme «imparfait» et en rejette les conclusions…
A la recherche d’efficacité
Il est midi, les travées à l’allure presque soviétique du Palais des Nations et les bureaux sont vides. Au service des traductions, les rares personnes présentes refusent de nous parler. Affectées à l’édition, elles sont chargées de mettre en forme, selon les standards onusiens, les textes qu’on leur fournit. Chaque année, l’institution distribue des milliers de documents, de résumés, de communiqués de presse. Au sous-sol, les rotatives impriment toute cette matière, dans une forte odeur d’encre.
Des services qui, avec la numérisation croissante, sont appelés à disparaître. Le Palais des Nations est en voie de modernisation. Depuis 2014, son directeur, Michael Moller, a entrepris de lui imposer de nouvelles habitudes, afin d’améliorer son efficacité. Eviter que deux organismes ne travaillent sur les mêmes projets, accélérer la prise de décision, contrôler les dépenses… Plus de 30 millions de francs ont été économisés en 2015.
Les changements les plus radicaux viennent cependant de New York, qui a décidé de fusionner certains services et d’en délocaliser d’autres. Mais cela ne se fait pas sans heurts: les syndicats dénoncent les licenciements à venir. Lors de sa tournée d’adieu à Genève, Ban Ki-Moon s’est fait tancer par Prisca Chaoui, l’une des membres du Conseil de coordination du personnel. «Vous quittez l’ONU en laissant derrière vous des fonctionnaires habités par l’inquiétude et l’appréhension face à un avenir qui ne s’annonce pas des plus glorieux pour eux.»
Au cœur de cette machine bien rodée, la culture du secret a longtemps prédominé. Au téléphone, les conversations se chuchotent et, sur les bureaux, les dossiers marqués «Confidentiel» abondent. Comme tous les grands organismes, les Nations Unies ont développé un fort réflexe autoprotecteur et l’institution n’est pas vraiment familière de l’autocritique. Elle a en fait les frais cette année, avec une affaire qui a nui fortement à sa réputation.
En avril 2015, le quotidien britannique The Guardian révélait que des soldats français de l’opération Sangaris, en Centrafrique, auraient abusé d’enfants. Des Casques bleus d’autres nationalités seraient aussi impliqués. Mais le rapport, établi et transmis à ses supérieurs par un fonctionnaire des Nations Unies dès 2014, a été étouffé. Depuis, une partie des accusations auraient été démontées. Mais ce manque de transparence a écorné l’image de l’ONU pour très longtemps.
Devant les œuvres d’art qui ornent les salles du palais, les touristes s’extasient. L’ONU pédale, mais sait soigner sa carte de visite. Au premier étage est exposée la statue de Maat, l’ancien dieu égyptien de la vérité et de la justice. A Genève, l’ambiance est feutrée, mais les scandales se succèdent. Récemment, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a nommé l’ex-première dame du Pérou, Nadia Heredia, à la direction de son bureau de représentation à Genève.
Problème: avec son époux, le président Ollanta Humala, elle est poursuivie par les autorités de son pays pour blanchiment d’argent. Jean Ziegler, intellectuel et activiste qui fréquente depuis des décennies les arcanes de l’ONU, estime que cette «nomination est inacceptable. Les Nations Unies ne seront crédibles que si elles se montrent elles-mêmes exemptes de tout reproche.» Dans son ouvrage Chemins d’espérance, ces combats perdus, parfois gagnés, et que nous remporterons ensemble, paru il y a peu aux Editions du Seuil, il se montre très critique envers l’organisation, qu’il décrit comme «anémique».
«Le rêve qui l’avait portée, l’instauration d’un ordre public mondial, a été brisé. Ses moyens de combat se révèlent largement inopérants face à la toute-puissance des oligarchies privées.» Et le penseur de décrire de l’intérieur un monde sclérosé, malade, qui s’agite beaucoup mais produit peu.
Entre révoltes internes et engagements sur le terrain
Jean Ziegler est bien placé pour en parler: le Conseil des droits de l’homme, dont il est le vice-président du Comité consultatif, est l’une des institutions les plus décriées. En octobre dernier, l’Arabie saoudite a été élue pour y siéger. Cela fait sursauter Hillel Neuer, directeur de l’ONG UN Watch, basée à Genève.
«N’est-ce pas ironique que l’Arabie saoudite vote sur les droits des femmes au Conseil des droits de l’homme? Ou que Cuba et le Venezuela s’expriment sur la liberté de la presse? La moitié des membres du conseil sont des pays anti-démocratiques.» Devant la salle XVIII, où se réunit justement le Conseil des droits de l’homme en session privée, un homme en costume bâille sans se cacher.
A quelques couloirs de là, la salle VII accueille la 26e Session annuelle de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe. Il est question des normes de fabrication des vêtements industriels, qui ne sont pas adaptés aux femmes… Dans leur cabine, à l’arrière, les deux interprètes qui traduisent les discussions en anglais s’ennuient.
«Pendant la guerre froide, cette conférence était le seul endroit où l’émissaire soviétique venait s’asseoir à la table avec les autres pays», explique l’une d’elles. Aujourd’hui, l’ambiance n’est plus vraiment électrique. Le public est calme, les présentations PowerPoint se succèdent. «C’est vrai qu’il y a beaucoup de blabla ici, note la jeune traductrice. Mais le dialogue, c’est la seule chose qu’on ait trouvée pour le moment…»
Il est vrai que, derrière son apparence froide et ringarde, l’ONU accomplit des miracles au quotidien. Son impuissance à éviter les guerres ne l’empêche pas de développer des centaines de missions avec succès, qu’il s’agisse de fournir des aliments en cas de famine, de permettre les communications téléphoniques à l’international, de condamner les exécutions en Biélorussie, de permettre l’édition de milliers d’ouvrages en braille…
Devant l’entrée du palais, face à la chaise cassée qui lui sert de symbole, une jeune fille écarte les bras pour l’objectif, le temps d’une photo souvenir. L’ONU n’est-elle plus qu’un monument? Un homme pourrait lui redonner du sens: Antonio Guterres, qui a été élu à l’automne nouveau secrétaire général. Ancien haut-commissaire aux réfugiés, il connaît bien le Palais des Nations et a la réputation d’être un homme ferme, sans concession avec les Etats qui cherchent à se dérober face à l’autorité onusienne.
Peut-être que l’ex-premier ministre portugais, qui prendra ses fonctions en janvier 2017, aura les épaules assez solides pour entreprendre un bras de fer avec l’administration de Donald Trump. Et aborder une réforme des Nations Unies devenue urgente.
Parmi les mesures évoquées depuis longtemps, il y aurait l’interdiction, au Conseil de sécurité, d’utiliser son veto pour un cas de génocide, de crime de guerre ou de crime contre l’humanité. Cette idée est défendue par le groupe Accountability, Coherence and Transparency (ACT), dont la Suisse est la coordinatrice. Depuis 2011, la guerre en Syrie a fait plus de 300 000 victimes. Le 9 décembre, les fonctionnaires ont fêté Noël au bar Le Serpent. Le Vénézuélien Edwin Sanz y donnait un concert. De la salsa.