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Caroline Galactéros: «Sortons enfin des vues manichéennes»

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Jeudi, 22 Décembre, 2016 - 05:46

Alexis Feertchak

En Syrie, la ville d’Alep a été le lieu d’une bataille sanglante depuis 2012. Pour la géopolitologue Caroline Galactéros, une politique d’équilibre des intérêts entre Washington et Moscou serait la seule manière de sauver la cité antique et le reste du pays.

L’armée syrienne a repris aux rebelles la ville d’Alep, ancienne capitale économique du pays. Comment percevez-vous le traitement médiatique de cette bataille décisive dans le conflit syrien?

Si vous me pardonnez cette franchise, je le trouve globalement déplorable et surtout dangereux. Par ignrance, goût du sensationnalisme et de la polarisation manichéenne des situations, confiance excessive dans les réseaux sociaux, ou par inclination à relayer la doxa véhiculée par le pouvoir et ses alliés, la plupart des médias se sont engouffrés depuis des mois dans la brèche de la facilité et ont relayé bien des informations parcellaires voire fausses (cf. l’affaire des Casques blancs ou l’opération OSDH – source unique elle aussi anglaise, clairement contestable et pourtant devenue la référence depuis cinq ans).

Ils ont en conséquence nourri une interprétation déformée des enjeux et des faits. Bref, l’immense majorité des médias occidentaux s’est fait la caisse de résonance naïve ou parfois sciemment complice d’une vaste entreprise de désinformation sur la nature des «rebelles», les objectifs réels de la guerre, l’idée même d’une guerre civile ou encore la dimension confessionnelle du conflit de fait secondaire mais montée en épingle, etc.

Comment voyez-vous les événements?

La partie est de la ville d’Alep a été, dans la douleur et au prix d’une tragédie humaine indéniable, libérée de djihadistes qui s’en étaient emparés dès 2012. La méthode russe de bombardements intensifs est évidemment difficilement acceptable sur le plan humain, sur le plan des individus. Les forces occidentales notamment françaises, c’est tout à leur honneur, cherchent davantage à éviter des pertes civiles massives. Elles en font malgré tout nécessairement, car la précision de ces frappes n’a de «chirurgicale» que le nom. On les appelle alors pudiquement des «bavures» ou des «dommages collatéraux», on les passe sous silence ou on les relaie très peu médiatiquement.

Pourquoi? Parce que, depuis le début de ce conflit (comme dans bien d’autres d’ailleurs), et notamment depuis l’intervention militaire russe d’octobre 2015, il s’agit de délégitimer voire de criminaliser l’action de Moscou, comme si elle était de nature fondamentalement différente de la nôtre. Or, la différence n’est pas là. Ce sont nos objectifs politiques et militaires qui, malheureusement, sont très différents et c’est d’ailleurs cet écart béant qui – pour une grande part – fait durer le conflit et qui fait beaucoup de morts...

La polarisation politique délibérée autour d’un «bon» et d’un «mauvais» camp bat son plein. Ce manichéisme est pour moi extrêmement dangereux et renvoie à l’agenda véritable de la coalition en Syrie, aujourd’hui clairement mis en échec par l’intervention de Moscou mais qui est surtout, depuis le début, diamétralement opposé à celui de la Russie.

En effet, il ne s’agissait pas, pour les Etats-Unis, les puissances européennes et les monarchies du Golfe ou la Turquie, de réduire le cancer islamiste sous toutes ses formes – pas seulement celle de Daech, bouc émissaire spectaculaire – mais de déstabiliser l’Etat syrien et faire tomber le régime d’Assad coûte que coûte. Il en a coûté effectivement bien des vies innocentes.

On a donc crédibilisé dès 2011 les groupes islamistes radicaux issus d’al-Qaida pour délégitimer radicalement la résistance du régime syrien (certes brutale et qui, au début, a volontairement joué sur les islamistes en embuscade pour balayer l’embryon d’opposition démocratique presque immédiatement débordé puis disparu).

Quid de la responsabilité des rebelles dans la situation humanitaire?

Elle est première. On a passé sous silence les pratiques horrifiantes de ces groupes islamistes (exécutions, tortures, racket, enrôlement des enfants…) pour tenir en otages les populations syriennes – toutes communautés confondues – sous leur coupe afin de se protéger des frappes. Au-delà, le problème de la médiatisation relève de la quadrature du cercle. Il est évident que l’on ne peut que s’indigner en tant qu’humain de ce que subissent les civils dans les guerres, car notre focus systématique sur l’individu escamote la dimension politique et stratégique.

Et là, on a un problème. Car pour en finir avec les djihadistes d’Alep, il faut pouvoir les séparer de leurs populations-boucliers. Soit par la persuasion, soit par la force. C’est ce qui a fini par arriver lorsque, enfin, ont pu être mis en place (pas grâce aux Etats-Unis) des corridors d’exfiltration des civils et de reddition des derniers djihadistes souhaitant eux-mêmes éviter la mort.

Parleriez-vous de guerre civile?

Il n’y a pas de guerre civile à proprement parler en Syrie. Il y a une guerre contre tous les Syriens (toutes confessions et communautés confondues) qui est menée de l’extérieur contre ces populations. Les rebelles les retiennent sous leur coupe, nous l’avons dit, les rançonnent, menacent les familles de ceux qui voudraient fuir, utilisent écoles et hôpitaux pour s’y retrancher, y disposer leurs snipers et provoquer l’opprobre occidental contre ceux qui n’hésitent pas à les en déloger.

Bachar al-Assad s’érige depuis longtemps en rempart contre le «terrorisme». Dans quelle mesure s’agit-il là d’un moyen tactique pour écarter l’opposition modérée?

Bien sûr, cela a été un moyen du régime au tout début de la guerre, lorsque existait un embryon d’opposition modérée. Mais depuis quatre ans, il n’y a plus un «rebelle modéré» en Syrie. C’est une pure utopie, voire un mensonge éhonté et délibéré. C’est d’ailleurs tout le problème de la représentativité des interlocuteurs patronnés par les uns ou les autres dans la perspective de négociations.

Il faut d’abord vider l’abcès djihadiste et pas seulement reprendre Raqqa à Daech. Puis chercher à favoriser un dialogue inter-Syriens entre personnalités ayant du poids dans la population syrienne et souhaitant une Syrie unitaire, laïque, pluraliste et stable. Et, pour tout cela, il faut que Washington et Moscou s’entendent et ne se tirent plus dans les jambes.

L’arrivée de Donald Trump serait-elle donc une bonne nouvelle pour un tel apaisement?

Oui, en théorie! La pratique est plus triste. Le nouveau président met en péril les véritables objectifs – notamment énergétiques – de l’administration sortante, dont l’engouement pour le régime de change et les printemps arabes devait servir la mise en œuvre... Trump a dit qu’il souhaitait s’entendre avec Moscou pour combattre un péril commun. C’est une véritable révolution, extraordinairement positive, que nous devrions prendre en compte au lieu de nous en indigner! Il a choisi un secrétaire d’Etat de grande qualité qui connaît et aime la Russie.

De quoi se plaint-on? Nos critiques, nos doutes pusillanimes sont des enfantillages. A croire que l’on préfère la bonne vieille et stérile guerre froide qui fait le jeu des pires démons et à coup sûr de nos ennemis qui fouillent les plaies béantes de notre Occident écartelé. Alors, plutôt que d’ouvrir les yeux au plus haut niveau – celui du président Obama et de Hillary Clinton, vaincue mais décidée à nuire –, on fait tout ce raffut à Washington sur l’ingérence russe supposée dans la présidentielle.

Et il faut craindre que tout sera tenté pour faire avorter ce projet de rapprochement pragmatique avec la Russie, si salutaire pour le monde pourtant.

La morale est-elle tout ce qui reste à l’Occident qui, en Syrie, a perdu la main politiquement?

Précisément, l’attitude occidentale en Syrie est tout sauf «morale». La morale en relations internationales n’existe pas. Il n’y a qu’un entrechoquement plus ou moins violent de forces, d’ambitions, d’intérêts, de capacités de nuisance et d’influences. Mais, évidemment, en cette époque où il faut faire croire à chacun qu’il est égal à tous les autres, qu’il compte et décide, qu’il juge et choisit, on cherche à trouver des motivations supposées élevées à nos volontés d’ingérence.

De facto, l’exigence morale s’est progressivement abîmée en moralisation cynique. Il faut en finir avec le bien (nous) et le mal (ce qui n’est pas nous, ceux qui ne nous obéissent pas). C’est affligeant d’ignorance, d’indigence de pensée par rapport au réel et, surtout, cela ne porte aucun progrès humain. La morale est contingente. Elle porte sur des idéalités extérieures aux hommes et ne les contraint in fine en rien.

Elle s’abîme invariablement en prêchi-prêcha stérile ou dangereux. Elle ne sert que l’opposition, le conflit, la rapacité, la surenchère. En quoi nous sert-elle à mieux comprendre un conflit, à mettre en œuvre des solutions viables? Les exemples de cette impasse sont innombrables.

Le réalisme en politique internationale peut-il être éthique?

A part sur le plan étymologique, éthique et morale, à mes yeux, sont bien différentes. Quand la morale est essentiellement contingente, dépendant du lieu, du temps et des intérêts particuliers d’un pouvoir ou d’une caste, l’éthique, elle, est une immanence. Chacun la porte en soi comme une force plus ou moins enfouie mais toujours mobilisable, qui nous rapproche de chaque autre homme. C’est un effort pour rester soi-même, pour retrouver et exprimer son humanité (commune à tous les hommes) dans les pires situations, celles qui vous éprouvent (et la guerre en est évidemment une) et vous donnent aussi l’occasion de donner libre cours à votre part de sauvagerie sans grande conséquence.

Je maintiens que la réalpolitique est infiniment plus humaine et protectrice pour les individus – qui sont toujours les otages et les victimes des affrontements politiques – que le dogmatisme moralisateur qui prétend étendre la démocratie et le marché à la planète mais qui, dans les faits, laisse advenir les pires régressions humaines.

Il faut en conséquence comprendre l’utilité de protéger les Etats, de réhabiliter les souverainetés, de restaurer des frontières au lieu de répandre des utopies uniformisantes et libertariennes qui fragilisent les individus et les nations, dissolvent leurs ferments de cohésion et jettent les unes contre les autres des communautés politiques et/ou confessionnelles livrées à l’instrumentalisation politique violente. C’est un grand paradoxe, mais un paradoxe agissant.

© Le Figaro

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