Nic Ulmi
La «postvérité» est un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur, plus particulièrement depuis la présidentielle américaine. Et peu importe que les moyens de démasquer le mensonge deviennent de plus en plus puissants, le public se montre davantage attaché à ses convictions ou à ses émotions.
C’est l’histoire d’un étudiant en informatique de Tbilissi, Géorgie (la Géorgie caucasienne, pas l’américaine), qui finance ses études en arrosant les Etats-Unis de fausses informations pro-Trump pendant la campagne présidentielle.
A chaque fois qu’un visiteur arrive sur un de ses sites web via un lien posté sur Facebook, le jeune homme touche quelques centimes grâce aux annonces placées en partenariat avec AdSense, la régie publicitaire de Google. Le meilleur mois, l’opération lui rapporte 6000 dollars. Est-il fan de Trump? Pas spécialement: «C’est une question d’argent, rien d’autre», explique-t-il au New York Times. D’ailleurs, il a d’abord tenté le coup avec un site pro-Clinton. «Je ne sais pas pourquoi, ça n’a pas marché.»
C’est l’histoire d’un peuple planétaire de faussaires de l’info qui, par conviction ou pour gagner leur vie, propagent des vérités factices. C’est l’histoire de Donald Trump, qui se fait élire alors que de 70 à 80% de ses affirmations factuelles sont démasquées en temps réel comme étant fallacieuses.
C’est l’histoire de Scottie Nell Hughes, une porte-parole de Trump, qui le 30 novembre déclare dans une émission radio que «les faits ne sont pas vraiment des faits; tout le monde a sa manière de les interpréter comme étant ou n’étant pas la vérité; il n’y a plus, malheureusement, cette chose qu’on appelle des faits».
Pour désigner ce trait déconcertant du monde actuel, où les effets combinés du populisme et de l’économie du clic semblent dissoudre le lien entre la formation de l’opinion et la réalité factuelle, une expression s’est mise à circuler avec insistance: postvérité (post-truth). Le terme, décrété «mot de l’année» par l’Oxford English Dictionary, a été forgé en réalité il y a un quart de siècle, en 1992, par le scénariste et romancier Steve Tesich dans un article du magazine The Nation.
Depuis l’affaire du Watergate (1974), «nous en sommes venus à assimiler la vérité à une mauvaise nouvelle – et nous ne voulions plus de mauvaises nouvelles», écrit Tesich.
C’est ainsi que, lors du scandale politique connu comme Iran-Contra ou Irangate (1986), «le président Reagan a perçu correctement que le public ne voulait pas vraiment connaître la vérité; donc il nous a menti». Conclusion? «Jusqu’ici, les dictateurs ont dû travailler dur pour supprimer la vérité»; désormais, «nous, en tant que peuple libre, nous avons librement décidé de vivre dans un monde postvérité».
Cette postvérité devient le titre d’un livre en 2004, lorsque Ralph Keyes, essayiste éclectique, publie The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life. La «tolérance au mensonge», écrit l’auteur, s’est accrue grâce à des «facilitateurs» qui se concentrent dans quelques catégories professionnelles: avocats, psychothérapeutes, adeptes du «journalisme créatif», «professeurs postmodernes» et, bien sûr, politiciens. Le grand menteur en chef est alors George W. Bush, qui soumet la vérité à des «tours de passe-passe» et qui escamote les faits au profit de «narrations».
Ce terme, «utilisé autrefois principalement par les auteurs de fiction», envahit désormais la sphère politique, conjointement avec son quasi-synonyme «storytelling»; cela sonne mieux, sans doute, que «propagande», «intox» ou «désinformation». Si Bush se sent «libre de se livrer à toutes sortes de manipulations», c’est parce qu’il a «le sentiment très fort d’être du bon côté», poursuit Keyes. Il s’agirait là d’un trait caractéristique de la génération des baby-boomers (nés entre 1946 et 1964), pour qui «l’honnêteté des sentiments prime sur la véracité des faits».
Démasquer le mensonge
L’histoire du fact-checking – l’antidote journalistique à la désinformation – suit à peu près la même chronologie. Pour la communauté des fact-checkers, l’événement fondateur est un article publié en 1985 par le Washington Post, reprenant des propos tenus par le président Reagan au sujet de la ségrégation en Afrique du Sud et les soumettant à l’épreuve des faits.
Le fact-checking prend son essor dans les années 1990, «lorsque les journalistes réagissent à une vague de publicités politiques négatives et trompeuses aux Etats-Unis», note Jeffrey W. Jarman, chercheur en communication à l’Université d’Etat de Wichita.
La pratique connaît un «boom global» au début des années 2010, selon Glenn Kessler, fact-checker au Washington Post et inventeur de l’«échelle de Pinocchio» qui mesure la gravité du mensonge. Kessler célèbre le succès de ce «mouvement» en chroniquant le premier sommet mondial du fact-checking à Londres, en 2014. «Le journalisme traditionnel permettait aux politiciens d’énoncer des faits qui n’étaient pas vérifiés, en partie parce que, avant l’explosion de l’information sur l’internet, il était difficile de vérifier rapidement leurs déclarations», explique-t-il.
Les moyens de démasquer le mensonge deviennent donc de plus en plus puissants. La négation de la vérité est, elle, un phénomène politique immémorial: les régimes autoritaires décrètent toujours leur vérité et la démocratie est travaillée par les mensonges des démagogues depuis l’Antiquité athénienne. L’avènement de la postvérité se situerait quant à lui entre l’époque de Reagan et celle de Bush Jr. Alors, quoi de neuf en 2016? Qu’est-ce qui nous choque comme étant inédit?
Le déroulé de la désinformation
Il y a l’aspect quantitatif, peut-être: la désinformation prend des proportions océaniques, épidémiques; la mauvaise information chasse la bonne; le mensonge n’est plus l’exception, il devient la règle. Une étude menée par le site BuzzFeed montre que, au cours des trois derniers mois de la campagne présidentielle aux Etats-Unis, «le top 20 des fausses histoires liées aux élections a généré 8,7 millions de partages, de réactions et de commentaires sur Facebook.
Au cours de la même période, le top 20 des sujets électoraux publiés par 19 grands sites d’information a généré 7,3 millions de partages, de réactions et de commentaires.» Parmi ces fausses histoires, 17 sur 20 sont favorables à Donald Trump; on y trouve notamment la nouvelle selon laquelle le pape soutiendrait le candidat.
Le deuxième aspect qui frappe les esprits: la globalisation du mensonge. Des histoires inventées à Vancouver dans un but satirique sont copiées, collées et reconditionnées à Tbilissi, puis réexportées vers les Etats-Unis sous de faux-semblants de news. BuzzFeed identifie «plus de 100 sites politiques américains exploités depuis l’ex-république yougoslave de Macédoine».
Le site d’information Vocativ dénombre les «j’aime» sur la page Facebook de Trump en provenance des pays où sont installées les «usines à likes»: Philippine, Inde, Malaisie… Tout cela sans compter la désinformation produite à l’intention de l’électorat états-unien par des sites web liés au gouvernement russe, selon les accusations lancées par les experts en sécurité du site War on the Rocks.
Troisième aspect saillant: l’impression d’un brouillage de frontières généralisé. Sur Facebook comme sur Google, les news vraies et fausses s’affichent de la même manière, avec un effet de lissage qui équivaut, de fait, à un blanchiment d’information sale. Les médias «traditionnels» se retrouvent, eux, à déconstruire les mensonges tout en donnant au menteur une place démesurée pour des raisons d’audience.
Pour les chaînes d’actualité telles que CNN, les éructations de Trump «sont une aubaine, générant pour la première fois en trois ans une hausse de l’audimat», évalue Alfred Hermida, professeur de journalisme à l’Université de la Colombie-Britannique.
Quatrième aspect, le plus troublant: le sentiment que le public n’est pas intéressé à ce qu’une nouvelle soit vraie, pour autant qu’elle colle à ses convictions ou qu’elle suscite son émotion. Cette indifférence frappait déjà Tesich en 1992 et Keyes en 2004. Aujourd’hui, les fausses histoires sont démasquées encore plus rapidement, sans que cela réduise leur impact et leur circulation.
Mais ça aussi, on le savait déjà. «Le fact-checking influence-t-il le public?» se demandait Jeffrey W. Jarman dans un essai paru en 2015. Pour répondre, le chercheur passait en revue les études menées depuis la fin des années 1980 sur la question. Il aboutissait à «une conclusion dérangeante: l’évidence factuelle n’a pas d’influence».
C’était là «l’échec du fact-checking», diagnostiquait-il. Pire: le fact-checking peut même se révéler contre-productif. Une expérience menée en 1996 portant sur les publicités politiques diffusées sur CNN montrait que «de façon surprenante, les participants exprimaient un soutien électoral accru pour le candidat dont les affirmations étaient disséquées dans la presse».
On découvre ainsi, depuis deux ou trois décennies, l’absence de lien entre la connaissance de la vérité factuelle et les choix des électeurs dans nos démocraties. Mais comment faut-il comprendre cette déconnexion?
Première réponse, sur le plan individuel. En 1997, les politistes Richard R. Lau et David P. Redlawsk conduisent des expériences sur la notion de «vote correct». Prenez un électeur lambda, donnez-lui un temps très limité pour s’informer sur les candidats, faites-le voter. Donnez-lui ensuite un temps très étendu pour étudier les mêmes candidats sous toutes leurs coutures, et faites-le revoter. Si les résultats coïncident, le premier vote est considéré correct. C’est le cas pour 75% des électeurs.
Les raccourcis du cerveau
Pourquoi, chez la majorité des votants, les choix électoraux ne dépendent-ils pas de la quantité d’informations factuelles dont ils disposent? La psychologie cognitive explique ce phénomène par l’existence des «heuristiques de jugement»: des raccourcis que notre cerveau emprunte lorsqu’il s’agit de prendre des décisions avec peu d’information. Ces raccourcis peuvent se baser sur la confiance, lorsqu’on suit la consigne de vote d’un parti ou d’une autorité. Ils peuvent tout aussi bien carburer aux émotions.
D’une manière générale, on sait depuis l’avènement des sciences affectives et les travaux du neuroscientifique António Damásio qu’aucune décision rationnelle n’est prise par notre cerveau sans l’implication des émotions.
Qu’en est-il du plan collectif? Revenons à Trump. Dans un discours donné au National Press Club le 31 octobre, Peter Thiel, milliardaire numérique et fan du candidat, affirmait que «les médias ne prennent jamais Trump au sérieux, mais ils le prennent toujours au pied de la lettre», alors que les électeurs, eux, «le prennent au sérieux, mais pas au pied de la lettre». La porte-parole Scottie Nell Hughes ne dit pas autre chose quand elle affirme que la vérité ne réside pas dans les faits.
Chez Trump et chez ses partisans, la déconnexion entre le discours politique et les vérités factuelles est donc assumée. «A droite, ils ont ce que l’humoriste Stephen Colbert a appelé truthiness, qu’on pourrait définir comme le fait d’ignorer les faits au nom d’une vérité plus vaste», notait le sociologue Nathan Jurgenson au lendemain des élections. Mais «peut-être faudrait-il commencer à identifier une version de gauche de la truthiness: appelons-la factiness. Elle consiste à être obsédé par les faits, en perdant de vue des vérités plus larges.»
L’économiste et sociologue français Frédéric Lordon va plus loin dans un texte posté le 22 novembre sur son blog, où il déconstruit la notion de postvérité et la «frénésie du fact-checking». Ce dernier serait le «produit dérivé» d’un journalisme «postpolitique», dans lequel «il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles».
Manque de bol, «le peuple obtus continue, lui, de penser qu’il y a encore matière à discuter»; il est donc «prêt à saisir n’importe quelle proposition, fût-ce la pire, pourvu qu’elle soit celle d’une différence». La formulation d’une «différence de gauche» étant bannie des médias, poursuit Lordon, «cet étouffement ne laisse ouvert que le soupirail de l’extrême droite» et «porte des Trump au pouvoir».
La vérité serait ailleurs, donc. Loin du fact-checking, des discussions sur les «bulles de filtrage» algorithmiques et sur la postvérité, qui apparaît pour le coup comme un distrayant épiphénomène. La vérité serait ailleurs, mais où? Dans les émotions, qui situent les électeurs dans leur réalité vécue. Dans le désir, sans doute, que quelque chose se passe sur le plan politique et que cela change la donne. Sous cet angle-là, les vagues de la postvérité sur lesquelles navigue Trump semblent finalement avoir eu un impact limité.
Comme l’indique une analyse quantitative du magazine Slate, le candidat républicain n’a pas retourné l’opinion de la classe ouvrière blanche des régions désindustrialisées. C’est la candidate démocrate qui a perdu les voix de ces électeurs, qui ont préféré, en nombre, rester à la maison. Que conclure? Ce n’est sans doute pas le mensonge qui noie nos démocraties, mais plutôt le désespoir face au réel, bien «fact-checké» et fondamentalement insoutenable.