Richard Werly
La présidente du Front national est plus que jamais en première ligne des populismes européens. Habile tacticienne, installée dans son rôle d’opposante numéro un au «système» et aux «élites», la candidate de l’extrême droite à la présidentielle française de 2017 compte tout mettre en œuvre pour incarner le slogan qu’elle a choisi: «Au nom du peuple».
Deux scènes résument la stratégie populiste que Marine Le Pen compte appliquer à la lettre pour s’imposer lors de la présidentielle française d’avril-mai 2017. La première se déroule à Strasbourg, dans l’hémicycle du Parlement européen où elle est élue depuis 2014 avec 23 autres eurodéputés du Front national. Nous sommes le 7 octobre 2015. François Hollande, président de la République française, et Angela Merkel, chancelière allemande, sont venus débattre avec la représentation communautaire.
Survient l’heure des questions. Marine Le Pen, présidente du groupe Europe des nations et des libertés, se lève sur sa travée très éloignée du perchoir où officie Martin Schulz, le président socialiste allemand de l’Europarlement. La patronne du premier parti de France (plus de 30% des voix aux régionales de décembre 2015) a préparé son attaque.
Elle sera personnelle et germanophobe: «Merci, Madame Merkel, d’être venue accompagnée de votre vice-chancelier, administrateur de la province France...» Salve d’applaudissements sur les bancs souverainistes, bien au-delà de l’extrême droite pure et dure.
La patronne du Front national, qui a préparé cette charge frontale à la dernière minute, jubile à l’idée de faire d’une pierre deux coups: atteindre personnellement François Hollande dans la dignité de sa fonction et réveiller le vieux démon d’une Allemagne dominatrice. « Je suis la première opposante d’Europe. On attend de moi que je les bouscule tous», jubile-t-elle après coup, à la cantine du Parlement européen, avec une poignée de journalistes réunis par son bras droit, l’eurodéputé de Moselle, Florian Philippot.
La seconde scène se déroule un an plus tard, fin septembre 2016, à l’Espace Caquot de Fréjus, un parc d’exposition qui donne sur la Méditerranée. La ville, on le sait, fut l’une des prises municipales les plus symboliques du FN, en mars 2014.
Son jeune maire de 29 ans, David Rachline, a grandi dans une famille d’origines juive et ukrainienne, aux côtés d’un père engagé au Parti socialiste. Le nouveau venu s’est rapidement imposé après avoir remporté la mairie, en devenant le plus jeune sénateur de France, puis en accédant au titre convoité de directeur de la campagne présidentielle de «Marine».
Fréjus est donc la plateforme idéale. Il s’agit, dans cette ville longtemps contrôlée par un certain François Léotard, icône de la droite française libérale et affairiste des années 80, de définir la tonalité domestique du programme du FN. Or, que voit-on sur les murs de ce Palais des congrès ? Une nuée d’affiches montrant Marine Le Pen souriante, sous le slogan «La France apaisée».
Et que dit celle-ci le dimanche, lors de son discours de clôture? «Le moment est venu de remettre la France libre, égale et souveraine, parmi les autres nations, elles-mêmes libres, égales et souveraines (...). Car qu’est-ce que la France, si elle n’est pas la France libre, cette France-là, de Victor Hugo et de Claude Lévi-Strauss, la France du général de Gaulle et d’André Malraux, bien vivante et tant attendue...»
Deux scènes. Deux angles d’attaque. Deux postures pour incarner le mot d’ordre que la présidente du Front national veut faire sien durant ces prochains mois en France: «Au nom du peuple». Explications de Florian Philippot, son vice-président omniprésent dans les médias et largement responsable de la normalisation du parti d’extrême droite qui a conduit ce dernier à exclure son fondateur, Jean-Marie Le Pen: «Notre force, c’est de remettre le peuple au centre du débat.
Le populisme est un terme négatif employé par les élites pour discréditer notre démarche. Or, que fait-on, sinon dire ce que beaucoup de Français pensent et n’osent plus exprimer? Quand Marine traite François Hollande de vice-chancelier allemand, elle dénonce la soumission économique de notre pays que nos compatriotes ressentent au quotidien.
Quand elle reprend le terme de «France libre» et cite de Gaulle, elle démontre qu’elle n’est pas pseudo-fasciste comme on l’accuse. Elle se situe dans une lignée historique. Au nom du peuple, c’est aussi: au nom de l’histoire qui a forgé ce peuple...»
L’histoire familiale
Le plus étonnant dans cette démarche est la personnalité même de Marine Le Pen. Agée de 48 ans, benjamine des trois filles du patriarche Jean-Marie Le Pen, qui fonda le Front national en 1971 sur une rhétorique virulente d’extrême droite négationniste issue des combats pour l’Algérie française, cette avocate de formation n’était en rien programmée pour devenir la nouvelle Jeanne d’Arc des populismes européens. Son adolescence est celle d’une bourgeoise délurée et fêtarde des beaux quartiers parisiens.
Ses amis, alors, se retrouvent pour d’agréables libations dans le parc du château de Montretout, la somptueuse demeure de Saint-Cloud que son père a héritée, dans des conditions controversées, du cimentier Hubert Lambert. Lequel adulait «le Menhir».
La politique, alors, inspire davantage ses deux sœurs. Marie-Caroline, l’aînée, sorte de mère de substitution après la séparation des parents Le Pen en 1984, est d’ailleurs très impliquée dans le FN, au point d’épouser l’un de ses cadres, Philippe Olivier, que «le Menhir» répudiera en 1998, en raison de son ralliement à Bruno Mégret, l’ex-dauphin devenu dissident.
Yann Le Pen, la deuxième, se verrait bien aussi reprendre le flambeau, mais sa vie personnelle est compliquée: sa fille Marion – aujourd’hui plus jeune députée à l’Assemblée nationale française – est née d’une union passagère avec le journaliste Roger Auque. Son mari de l’époque, Samuel Maréchal, a reconnu l’enfant.
Marine a pour elle sa personnalité affirmée et son incontestable talent oratoire. Mais ses trois jeunes enfants (Jehanne et les jumeaux Mathilde et Louis) ne lui laissent guère de temps pour l’action publique: «Tout, dans son parcours, devrait l’éloigner du peuple», note dans son ouvrage La France au front le politologue Pascal Perrineau.
Avant d’ajouter: «Elle dispose en revanche, depuis son entrée en politique, d’un atout majeur: le Front national donne l’impression d’une formation en ordre de bataille. Un chef, un programme, une unité. Trois éléments qui semblent aujourd’hui manquer à beaucoup de partis...»
La stratégie pour asseoir sa légitimité
Ce ressort-là, Marine Le Pen en a compris la force après sa réélection, en novembre 2015 à Lyon, à la présidence du FN. Celle qui avait succédé en 2011 à son père (âgé de 88 ans) comprend alors qu’elle ne peut plus rester dans l’ombre du patriarche cogneur. Il lui faut, pour imposer définitivement ses vues sociétales et économiques dans le parti, devenir la cheffe incontestée du clan Le Pen.
On connaît la suite: l’octogénaire «menhir» reprend ses provocations antisémites et se retrouve peu à peu exclu de son parti, dont une décision de justice lui a toutefois permis, en novembre 2015, de garder la présidence honoraire. Un coup politique risqué, mais qui paie. Car le FN n’est plus du tout le parti d’extrême droite protestataire de son fondateur, ancien officier parachutiste et putschiste par vocation.
Il compte près de 40% de sympathisants chez les 18-24 ans, 47% dans les catégories populaires et... 40% au sein des employés du secteur public. Même les patrons regardent de son côté, surtout ceux des PME recrutés par le collectif Croissance Bleu Marine.
Ce peuple-là, Marine Le Pen et son équipe (son compagnon Louis Aliot est élu de la région Languedoc-Roussillon) ont compris qu’il faut le quadriller. Les grands meetings ne sont désormais plus que la face émergée de l’iceberg frontiste. Un collectif «des banlieues patriotes», dirigé par Jordan Bardella, 20 ans, s’attaque aux périphéries des métropoles, ces anciens bastions communistes par excellence.
Le collectif Racine a pour mission de propager les thèses FN dans le milieu enseignant et universitaire. Le tout en évitant de tomber dans les deux pièges que les partis traditionnels veulent tendre au nouveau front: celui de l’explosion sociale que pourraient provoquer ses thèses réactionnaires et celui du cataclysme européen qu’entraînerait l’éventuelle accession de Marine à l’Elysée.
La candidate à la présidentielle, qui dévoilera les grandes lignes de son programme les 5 et 6 février 2017 à Marseille, passe donc son temps à réaffirmer sa ligne «centriste» au sein d’un parti congénitalement extrémiste. Elle tance sa nièce Marion Maréchal-Le Pen, très populaire figure de l’aile droite du FN, lorsqu’elle propose de remettre en cause le remboursement intégral de l’avortement.
Elle ne parle plus d’abandon immédiat de l’euro, mais d’un référendum sur le Frexit organisé entre six mois et un an après son élection présidentielle, le temps de négocier avec Bruxelles... Avec, pour asseoir sa légitimité, la proposition d’inscrire dans la Constitution française le droit d’initiative populaire helvétique. Objectif ? Importer en France ce que l’universitaire Cédric Terzi a bien décrit à propos de la Confédération au sujet de l’interdiction des minarets: «Etre Suisse, c’est aujourd’hui défendre inconditionnellement la légitimité d’une absolue souveraineté populaire.»
L’autre moteur du populisme version Marine Le Pen est d’utiliser l’angoisse comme levier politique. La méthode est, de ce point de vue, bien rodée, et l’habileté de la présidente du FN est d’arriver à faire cohabiter cette politique de la peur avec des messages rassurants sur les questions de société (défense de l’avortement, non-remise en cause du mariage homosexuel, présence à ses côtés de dirigeants «gays» tels Florian Philippot...) et une réaffirmation constante de la nécessité de protéger économiquement les Français (contre les migrants, contre l’islamisme, par le retour des frontières et, en cas de Frexit, l’abandon de la monnaie unique).
«Marine Le Pen propage une certaine idée de la France, commentait dans Libération l’éditorialiste Alain Duhamel en septembre 2015. Sa France est rabougrie, racornie, rétrécie, sans générosité, sans ambition, sans influence.» «Au nom du peuple» se transforme en un «Au nom d’un peuple qui n’en peut plus»:
«Je rapproche beaucoup plus le Front national actuel du boulangisme de la fin du XIXe siècle que du fascisme des années 30, explique l’historien Grégoire Kauffmann dans son livre Le nouveau FN. A l’époque, le boulangisme se positionnait contre la première mondialisation, contre la fin des terroirs, contre l’exode rural. Il défendait une France figée dans sa gloire passée du Second Empire. Nous en sommes un peu là.»
Inarrêtable vague populiste française, sur fond d’un quinquennat en lambeaux après la décision inédite de François Hollande de ne pas se représenter pour un second mandat? Le défi de Marine Le Pen, et elle le sait, est d’ajouter à la dynamique électorale porteuse une dynamique de crédibilité. La candidate a donc fait revenir près d’elle des «experts» dans lesquels elle croit, comme Philippe Olivier, mari de sa sœur Marie-Caroline, pour gérer la cellule «idées-images» de sa campagne afin d’éviter les travers du très technocrate Florian Philippot.
Elle tient à recevoir personnellement tous les nouveaux candidats ou élus, souvent issus de ces classes moyennes qui faisaient jusque-là défaut à l’extrême droite. «Le FN choisit des candidats qui ressemblent aux gens et aux électeurs, précise Nicolas Lebourg, de la Fondation Jean-Jaurès, liée au Parti socialiste. La stratégie de Marine Le Pen consiste à recréer du lien communautaire, une sorte d’amitié nationale.»
Sa prudence actuelle en campagne en dit long. Ses interventions ont ponctué, à chaque fois, les nouvelles étapes du marathon présidentiel qui s’est emparé de la France depuis les primaires de la droite. Elle s’acharne sur la «casse sociale» qu’entraînera la mise en œuvre du programme libéral de François Fillon, candidat conservateur, favorable au démantèlement partiel de l’assurance maladie publique.
Elle moque la foire d’empoigne socialiste. «Ce que j’entends sur le terrain est simple, nous confiait David Rachline en septembre 2015 à Fréjus; au FN, on bosse. On n’est pas dans des manœuvres d’appareil.»
La dure réalité européenne
Reste, bien sûr, à briser ce fameux «plafond de verre» qui, aux régionales de décembre 2015, a de nouveau empêché le FN d’emporter les deux régions dans lesquelles il était le mieux placé: Provence-Alpes-Côte d’Azur et Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Un plafond à double épaisseur. D’abord, une première couche politique, liée à la capacité des partis traditionnels à faire voter l’un pour l’autre au second tour afin de faire barrage au front.
Ensuite, une seconde couche européenne. Comment prétendre gouverner au nom du peuple français si l’on prend en otage l’épargne de ce dernier, en remettant en cause l’euro, et en faisant courir le risque d’une dévaluation massive si la monnaie unique implose?
«Le plafond du populisme, c’est le plafond de l’euro que le Royaume-Uni n’avait pas. Le Brexit avec l’euro, je n’y crois pas», nous disait récemment l’ancien ministre Jean-François Copé, candidat nettement battu aux primaires de la droite. Marine Le Pen préfère alors parler de Frexit, et dire qu’elle aura le courage d’engager sa responsabilité lors du référendum sur l’appartenance à l’Union européenne qu’elle entend organiser une fois élue.
«Le seul moyen, pour elle, de briser ce plafond est de créer de la confiance et du consensus, poursuit un ancien élu du FN, qui a pris ses distances. Or, cette confiance est contradictoire avec ce que le peuple attend d’elle: à savoir tout déboulonner.» Le populisme est sur la voie qui mène à l’Elysée. Mais la locomotive Le Pen peut encore dérailler.