Les cérémonies marquant les 500 ans de la Réforme lancée par Martin Luther à Wittenberg marqueront l’année 2017 en Allemagne comme en Suisse et en France. Qu’est-ce qu’être protestante réformée peut bien signifier aujourd’hui? Notre journaliste Isabelle Falconnier y répond de manière toute personnelle.
J’ai 7 ans. On fête Noël chez mes grands-parents. Cousins et cousines se serrent autour de la table des enfants. La maison a une particularité: vaguement chauffée à l’étage du salon, elle ne l’est pas du tout, même en plein hiver, à l’étage des chambres à coucher. Tu comprends, ton grand-père est un vrai protestant, m’explique-t-on. Ce qui signifie qu’il fait des économies de chauffage, se prépare tous les matins sa crème Budwig selon la recette de la doctoresse Kousmine et fait le poirier, variante calviniste du yoga, jusqu’à sa mort.
Cela signifie qu’il a une sœur et un cousin missionnaires en Afrique. Cela signifie que je ne l’ai jamais vu rire ou faire une blague. Pendant la promenade dominicale, il me donne 1 franc, une fortune alors, si je mange ma pomme entièrement, trognon compris, sous ses yeux. Leçon numéro un de l’antigaspillage à la protestante: ça doit valoir la peine.
J’ai 9 ans. Le dimanche matin, je marche avec ma mère jusqu’à la chapelle au cœur du village. L’église catholique est une chose mystérieuse derrière un mur le long de la grande route. Je n’y vais pas. Je n’y suis toujours pas entrée. Elle a été inaugurée quelques années avant ma naissance. Je ne me demande jamais comment faisaient les catholiques avant la construction de leur église.
Pourtant j’adore poser des questions, au point qu’on m’appelle Madame Pourquoi. Je contredis sans cesse, mes parents, mon frère, les maîtresses d’école. J’adore l’expression «se faire l’avocat du diable»: c’est ce que je fais depuis toujours, tordre les arguments dans tous les sens, tout remettre en question, ne pas se contenter de la version officielle, donnée, imposée.
Dans mon village, on se dit «protestant», jamais «réformé»: «réformé», c’est mou, gentillet. On adore penser que protester, c’est râler, être contre, se rebeller – à tort: «protester» signifie à la base affirmer, «embrasser» la religion dite réformée.
Mais rien n’y fait. Protester, c’est plus fort que réformer. La preuve: la Réforme visait le renouveau de l’Eglise, critiquant notamment le commerce des indulgences. Mais au lieu de se réformer, l’Eglise s’est scindée dans la douleur pour permettre la naissance des Eglises luthérienne, calviniste, anglicane.
J’ai 16 ans. Je prépare ma confirmation avec le pasteur de la paroisse. Plus tard, on racontera qu’il a quitté le village avec une paroissienne dont il est tombé amoureux. Mais en attendant, je ne crois pas particulièrement en Dieu, préférant Camus.
A la bonne heure, rétorque le pasteur, vive les philosophes. Je confirme en développant sur trois pages l’idée que l’important n’est pas de croire ou ne pas croire, mais de se poser la question de l’existence de Dieu. J’ai 16 ans et cette église, plus encore lorsque ce même pasteur en s’enfuyant avec la paroissienne m’apparaîtra comme follement romantique, me semble des plus fréquentables.
J’ai 20 ans. Je découvre Romainmôtier, ses murs sobres, vides. J’y vois le comble de l’épure spirituelle. Je ne suis pas la seule: c’est très chic de se marier à l’abbatiale clunisienne du pied du Jura. Tous les fiancés protestants de Suisse romande tentent de trouver un samedi de libre entre mars et octobre.
En 2001, le monde assiste à la destruction des bouddhas géants de Bâmiyân par les talibans en Afghanistan. Le scandale, l’émotion sont immenses. Dans un dîner, je me dispute violemment avec mon voisin catholique qui insinue que nous autres protestants n’avons pas fait mieux avec les églises et les couvents à la Réforme, détruisant méthodiquement sculptures, tableaux, vitraux.
En 2010, Romainmôtier reconstitue et expose le monument funéraire du prieur Henri de Sévery, chef-d’œuvre de l’art gothique européen, détruit par les Bernois réformés en 1537 et disparu depuis, enfoui sous l’église et dans les tombes attenantes avec d’autres vestiges du cloître puis, depuis sa redécouverte en 1905, dans les dépôts du canton. Deux archéologues passent trois ans à reconstituer le puzzle de 2000 pièces.
Après quelques mois d’exposition, le monument funéraire du prieur est remballé dans des cartons, réexpédié dans les dépôts du canton. Trop cher de l’exposer de manière permanente. L’iconoclasme a beau être jugé «inacceptable» par l’Eglise protestante aujourd’hui, une «erreur de la Réforme» même selon les termes de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, circulez, il n’y a rien à voir.
J’ai 5 ans,15 ans, 50 ans. Je lis. Partout, tout le temps. C’est une drogue. Si je n’ai pas de livre sous la main, je me rabats sur le mode d’emploi d’un shampoing ou un dépliant sur la santé par les plantes. Je suis tombée dans la marmite enfant. Je n’en suis jamais sortie: j’écris sur les livres que je lis, je travaille pour un salon du livre avec des éditeurs qui éditent des livres et des auteurs qui écrivent des livres, j’organise des prix de lecteurs pour partager mes enthousiasmes de lectures.
Merci Calvin: s’il n’aurait clairement pas recommandé la lecture de mes chéris Jim Harrison ou Corinna Bille, je suis l’héritière directe de sa volonté forcenée de faire lire le livre des livres, soit la Bible, au peuple et dans la langue du peuple, l’héritière de ces éditeurs qui ont imprimé du papier à tire-larigot depuis la Suisse romande et fait circuler l’écrit à qui mieux mieux.
Avant la Réforme, lire et écrire était un privilège réservé au clergé et à la noblesse. L’Eglise détenait le monopole d’interprétation sur la Bible et dictait ce qui était bien, ou mal. En moins de quinze jours, les 95 thèses que Luther placarde en 1517 à Wittemberg sont réimprimées par milliers et se répandent dans toute l’Allemagne. La première édition latine de ses écrits, imprimée à Bâle en 1518, est écoulée en quelques mois. En 1535, c’est à Neuchâtel que s’imprime la première Bible française traduite par Pierre Robert, dit Olivétan, avec une préface de Calvin.
A Paris, les sympathisants de la Réforme tentent le même coup que Luther et affichent des «placards» contre la messe: on s’en prend à leurs imprimeurs. Antoine Augereau, Louis Berquin, Etienne Dolet seront brûlés au bûcher avec leurs livres. On brûle des imprimeurs! Les éditeurs lyonnais ou parisiens affluent à Genève, qui devient la capitale du livre réformé francophone: plus de 330 imprimeurs y sont actifs entre 1550 et 1600.
On invente le livre de poche: l’imprimeur anonyme d’un ouvrage de Pierre Viret explique qu’il a choisi le petit format parce que moins cher, l’édition est accessible aux «povres de biens et aux ignorans», et que «d’autant quelque livre est en plus petites pages, d’autant est-il plus facile à porter, et [avec] moins de danger».
Le livre réformé devient une œuvre de résistance et de combat. Celui de Calvin: les textes de Luther, dont les positions divergent parfois, n’ont pas toujours droit de cité. Sont aussi proscrits les romans qui «corrompent et dépravent la jeunesse», les œuvres de Rabelais et les auteurs «qui desgorgent leurs ordures à l’encontre de la majesté de Dieu». Personne n’est parfait.
J’ai 10 ans. A la maison, on ne se parle pas. Plutôt: on ne se dit rien autour de la table des repas, ou avant le repas, ou après le repas. Rien d’important, de personnel, d’intime. Je suis l’héritière de ces gens de l’écrit qui ont perdu l’usage de la parole et de l’émotion partagée. Ils savent tenir des journaux intimes, ils sont même pionniers du genre en Suisse romande, les Amiel connus et méconnus, mais ils gardent tout pour eux.
On ne se répand pas. Tout comme on chasse les dorures et les statues de saints à la Réforme, on évite l’expansion, les effusions, le sentimentalisme. Tu n’afficheras ni ta joie, ni ta tristesse, ni ta tendresse. Travail, devoir, discipline seront tes mots de chevet. La facilité, le plaisir tu éviteras. Sans confesseur tapi dans l’ombre, tu n’auras personne à qui parler. Parfois, cela te manquera.
J’ai 25, 30, 85 ans. J’allume des cierges au pied de toutes les statues de la Vierge Marie que je croise. En vacances à Rome ou en Avignon, de passage en Valais ou à Fribourg, j’entre dans les églises et je cherche Marie pour mettre une pièce et faire une prière. J’ai tout demandé – un bébé, l’amour, le bonheur pour mes enfants. Je la tutoie souvent, je la vouvoie parfois. Je suis sexiste: je ne supporte pas les statues de Jésus crucifié, culpabilisatrices, sadiques, voyeuses. Je ne crois toujours pas en Dieu.
Je suis jalouse des croyants, et plus encore des croyants catholiques. Un jour, je gravis des escaliers sur les genoux dans une église pour ressentir quelque chose. Je m’exerce à faire le signe de croix, sans jamais me souvenir si l’on commence par la gauche ou la droite. J’ai toujours peur d’être démasquée, que l’on pointe du doigt la protestante qui n’a pas le droit d’être là – héritage absurde de siècles de paranoïa et de guerres plus ou moins larvées réciproques.
Il n’y a pas de cierges dans les églises protestantes. Pas de statues. Pas de signes. Pas d’encens. Dehors le décorum, qui détourne de l’essentiel. Du coup, il n’y a plus de boussole.
J’ai 37 ans. Après avoir vécu en couple avec un Valaisano-Algérien nietzschéen puis un Vaudois athée, j’épouse un catholique fribourgeois. Victime de «Fribourgeois-bashing» à son arrivée à Lausanne, il est ravi d’avoir à portée de main une partenaire de jeu dont il peut accabler la composante protestante de tous les maux. Convaincu comme tout bon catholique que faute avouée est à moitié, voire entièrement, pardonnée, il s’aperçoit désolé que pour les protestants, en couple ou au travail, faute avouée signifie surtout le début des emmerdes.
Convaincu que le protestantisme s’assimile à du simple «rabat-joisme», il me houspille d’un «fais pas ta protestante» lorsque je ne lève pas le coude assez haut. Ses qualités sont catholiques et mes défauts sont protestants.
J’ai 38 ans. Dans les Cévennes, je visite le Musée du Désert, du nom de cette période entre la révocation de l’édit de Nantes (1685) et la Révolution française (1789) qui pousse pasteurs et protestants français dans les forêts, les grottes, la clandestinité. Il fait chaud, sec. Je suis au cœur de la fabrique à mythologie protestante.
Dans toutes les familles réformées de Suisse romande circulent des légendes identitaires, des revendications de pedigree. Il est plus noble de descendre des huguenots français résistants puis poussés à l’exil pour sauver leur peau que de paysans du Gros-de-Vaud convertis par les Bernois.
Ce sont eux les vrais, les purs, tout comme l’aristocratie américaine se mesure à son appartenance à la descendance des passagers du Mayflower ou des soldats de la guerre de l’Indépendance pour les Filles de la Révolution. Victoire du jour: mon catholique de mari avoue enfin se «rendre compte» devant les listes d’hommes et de femmes envoyés aux galères ou au bûcher.
Mars 2013. Un nouveau pape est élu. Le monde se pâme: il tweete à tour de bras, parle aux journalistes, plaît aux jeunes. Je trépigne, j’enrage devant l’engouement qui monte autour du patron des catholiques. Même cool, même charismatique, un papa reste un papa, porte-parole d’un dogme, prêt-à-penser universel insupportable pour la parpaillote que je suis. Et le PDG d’une multinationale encore riche en milliards tandis que les paroisses de la Rome protestante ont à peine de quoi loger leurs pasteur-e-s.
C’est plus fort que nous: les protestants ne supportent pas l’autorité. Je ne supporte pas qu’on me donne un ordre. Je prends en grippe instantanée les interlocuteurs qui assènent des vérités définitives. Mal nous en a pris: tandis que le pape continue d’incarner de manière spectaculairement efficace l’Eglise catholique dans le monde, l’Eglise protestante est illisible.
Non seulement il y a plusieurs Eglises protestantes historiques, et désormais un nombre grandissant d’Eglises héritières du protestantisme dans le monde, mais chaque pays a son organisation propre, chaque canton même en Suisse. Connaissez-vous Gottfried Locher?
En tant que président du conseil de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, qui rassemble 24 Eglises cantonales représentant 2,4 millions de protestants, président de la Communion d’Eglises protestantes en Europe, qui regroupe 50 millions de protestants d’une centaine d’Eglises d’Europe présentes dans 30 pays, président du Conseil suisse des religions, ce joli garçon de 49 ans est le protestant le plus important de Suisse.
Et pourtant, la hantise du culte de la personnalité des protestants fait que non seulement son portrait ne trône dans aucune église de Suisse mais qu’il reste un quasi illustre inconnu dans son propre pays.
Automne 2016. Les 500 ans de la Réforme sont lancés en Suisse comme en Allemagne via une opération de marketing culturel et religieux internationale maousse. Pourtant, c’est compliqué, illisible. Il faut une caravane qui va sillonner l’Europe pour expliquer ce que l’on fête, ce qu’est la Réforme, où se trouve Wittemberg, ce qu’a fait Luther exactement. La Fédération des Eglises protestantes de Suisse, via le théologien zurichois Matthias Krieg, participe à l’opération en rédigeant dix nouveaux commandements.
Premier commandement: «Lis la Bible toi-même et lis-la en entier.» Quatrième commandement: «Lors de la cène, fais mémoire de ta délivrance.» Cinquième commandement: «Agis pour la liberté de ton prochain. Par gratitude.» C’est très bien. Juste, intelligent, honorable. Mais face aux simples, directs et percutants «Honore ton père et ta mère», «Tu ne tueras point» ou «Tu ne commettras pas d’adultère», ils n’ont aucune chance. Pourquoi sommes-nous si nuls en communication? Pourquoi rendons-nous toute chose à ce point cérébrale, intellectuelle, compliquée?
En novembre 2017 sont annoncées des Festivités de la jeunesse à Genève en l’honneur de la Réforme. Ça ne vous dit rien? En 1984, Jean-Paul II lançait des Journées mondiales de la jeunesse, grands-messes de la jeunesse internationale devenues instantanément un must rassemblant chaque année des dizaines de milliers de jeunes catholiques du monde entier. Copier sur son voisin, c’est pas bien.
Eté 2016. Le pasteur Daniel Fatzer entame à l’église Saint-Laurent de Lausanne une grève de la faim pour protester contre son licenciement et dénoncer des «dysfonctionnements graves» au sein de son employeur, l’Eglise évangélique réformée vaudoise. Il me rappelle un pasteur néerlandais que j’avais rencontré quelques années auparavant. Son Eglise avait failli le jeter dehors lorsqu’il avait publié un livre intitulé Croire en un Dieu qui n’existe pas, sous-titré, avec un certain talent pour la provocation, Manifeste d’un pasteur athée.
Mais Klaas Hendrikse, titulaire de l’église Koorkerk, à Middelburg, était resté à son poste. Et son église avait attiré foule de croyants atypiques ou curieux, chrétiens ou pas, transfuges d’autres églises ou «quelque-choseistes» en quête des bonnes questions plus que des bonnes réponses. C’est le dilemme protestant à dix sous: inclure ou exclure l’irrespectueux, la forte tête, le provocateur, le rebelle, le protestant en somme?
J’ai 45 ans. Chaque année, je m’acquitte par bulletin de versement d’une modeste obole à la paroisse la plus proche de chez moi. Je ne mets jamais les pieds dans une église le dimanche. Je déteste les activités de groupe. Que ce soit un cours d’aquagym, un voyage organisé ou un culte. Je ne vois pas la différence. Pourtant, je déplore la baisse régulière de fréquentation des églises et du nombre de protestants déclarés en Suisse. Schizophrénie? Faites comme je dis, pas comme je fais…
Trop fier pour sortir de son stoïcisme pudique, inventeur de l’individualisme, le protestantisme historique en meurt peu à peu. L’hypertrophie de la conscience individuelle protestante empêche le développement d’un collectif, de l’institution. Je plaide coupable.
C’était l’an dernier, enfin. J’assiste au mariage de mon ami Philippe et de son amoureux à la cathédrale de Lausanne. Une première. Je regarde les deux hommes, en costume gris, remonter côte à côte la nef jusqu’au chœur pour y prononcer leurs vœux de mariage.
Le 20 octobre 1275, jour de la consécration de l’édifice à la Vierge en présence du pape Grégoire X, on leur aurait jeté des pierres. En 1536, à l’arrivée des Bernois réformés par Zwingli, on leur aurait jeté des pierres. Le 26 septembre 2015, ils se sont dit «Je t’aime». Un pasteur les a bénis. Je suis émue aux larmes.
Je n’ai pas d’avis particulier sur le mariage gay. Mais plus que n’importe qui, ils ont choisi d’être là, par libre arbitre, par choix personnel, contre la norme, contre l’idéologie, contre les habitudes, contre la raison – parce qu’ils y croient. Il n’y a pas plus protestants qu’eux.