Alain Jeannet et Michel Guillaume
Partout en Europe, les populistes gagnent du terrain. Souvent, ils citent la Suisse et sa démocratie directe en exemple. Avant les échéances française et allemande de 2017, l’éditorialiste du groupe Ringier Frank A. Meyer livre son regard de son observatoire berlinois.
Le fils d’ouvrier que vous étiez est devenu un éditorialiste influent en Suisse comme en Allemagne. Considérez-vous que vous faites partie des élites?
Selon ma définition, appartiennent à l’élite tous ceux qui s’engagent pour la communauté au-delà de leur intérêt personnel: un membre d’une commission scolaire à La Chaux-de-Fonds, un président de parti à Bienne ou un conseiller national à Berne. En revanche, un manager ne se préoccupant que de ses bonus n’en fait pas partie. L’élite est le moteur d’une société démocratique.
Pourquoi ce terme d’élite a-t-il pris une telle connotation négative?
Parce que les gens pensent à une autre élite, celle qui ne se caractérise plus par l’engagement mais par le pouvoir, à commencer par celui des médias. Durant trois siècles, les journalistes ont contribué à la résolution des problèmes. Aujourd’hui, je crains qu’ils ne soient devenus eux-mêmes un problème, parce qu’ils ont perdu le contact avec le citoyen, comme je le constate tous les jours à Berlin.
Nous assistons à une révolte face à l’establishment qui a l’arrogance d’usurper ce terme d’élite. Nous sommes les témoins d’une rupture entre le pouvoir des uns et l’impuissance des autres.
Le phénomène va-t-il s’amplifier à l’avenir?
Je suis très critique, mais pas alarmiste. La société démocratique, libre et ouverte, cultive ici la remise en question de cette élite. Elle réclame un débat. C’est déjà le début d’une solution. Une société ouverte est toujours plus forte qu’une société autoritaire.
Cette société est-elle vraiment si ouverte que cela?
A ceux qui trouvent qu’elle n’est plus assez ouverte, je réponds: «Engagez-vous!» Mais il est vrai que cela demande du courage. Nous sommes dominés par des gens qui savent s’exprimer. Le mouvement de Mai 1968 a entraîné une intellectualisation du débat. Ceux qui pratiquent des métiers traditionnels mais aussi modernes, moins doués rhétoriquement, s’en sentent exclus. Ils ont l’impression que plus personne ne les écoute. Alors ils se tournent vers des partis ou mouvements qui expriment leurs craintes.
Et en Suisse, c’est l’UDC!
C’est le grand paradoxe: en Suisse, le parti qui dit s’exprimer au nom du peuple est l’UDC, alors qu’il nie les valeurs suisses en étant le plus antidémocratique dans son fonctionnement. Il est le parti de celui qui le domine avec la puissance de son argent et le dirige avec sa clique. Il dénonce l’establishment, mais il se comporte comme un oligarque entouré par des disciples.
Mais l’UDC sait convaincre le peuple. Un bel exploit, non?
Elle sait surtout déceler les problèmes avant les autres, ce dont elle profite pour les instrumentaliser. Pourtant, elle n’existe que si ces problèmes ne sont pas résolus, tandis que les autres partis essaient au moins de les résoudre.
Il n’empêche: l’UDC est devenue le parti du peuple. La faute à qui?
J’ai revu récemment une photo de la Fête du travail datant du 1er mai 1976. On y voit des travailleurs bien formés et compétents, arborant tous une cravate. Ils incarnent une culture citoyenne moderne. Ces gens-là, la social-démocratie les a perdus. La gauche, ce sont désormais des enseignants, des avocats, des fonctionnaires, tout à fait respectables d’ailleurs. Mais les travailleurs ne se retrouvent plus dans ce milieu.
A qui pensez-vous, concrètement?
Regardez par exemple Cédric Wermuth (PS/AG), en qui certains voient déjà le futur président du PS. Il est sûrement intelligent, mais connaît-il le monde du travail? Comment voulez-vous qu’un travailleur ou une travailleuse qui se lève à 6 heures du matin, s’occupe des enfants, les accompagne à l’école publique – et non privée – et revient le soir fatigué par une journée harassante puisse s’identifier en une personnalité comme Cédric Wermuth?
C’est justement ce qu’a rappelé récemment le conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard à ses camarades, non sans provoquer des remous dans son parti!
C’est bien la preuve que les choses bougent et que la démocratie vit! Au PS, il faut remplacer 30% des dirigeants qui ne font qu’administrer le parti. C’est une caste qui étouffe toute velléité de renouveau, encore que ce phénomène soit beaucoup plus marqué en Allemagne qu’en Suisse.
Dans plusieurs pays européens, les populistes réclament l’introduction de la démocratie directe que connaît la Suisse.
La Suisse incarne pour eux un modèle idéal empreint de nostalgie, à tort. De plus, ils se font de la démocratie directe une idée totalement fausse. Lorsque David Cameron ou Matteo Renzi consentent à organiser un référendum, ils le font dans une optique très paternaliste. En Suisse, c’est complètement différent: l’instrument de l’initiative et celui du référendum sont des droits du peuple, qui ne dépendent pas de la grâce du gouvernement.
Le populisme a aussi gagné l’Allemagne avec la montée du mouvement AfD (Alternative für Deutschland). Le voyez-vous triompher aux élections l’an prochain?
L’AfD ne va pas triompher, mais elle sera bien présente. Ce mouvement a été généré par la grande coalition. Aujourd’hui, les quatre partis représentés au Bundestag forment un bloc dans la question la plus sensible: la migration. Un citoyen opposé à cette politique des frontières ouvertes, dite de la «culture de bienvenue», ne s’y sent plus représenté. Il ne lui reste qu’à se tourner vers deux partis hors du Parlement, le FDP – un parti libéral beaucoup plus indépendant et créatif qu’en Suisse – et, justement, l’AfD.
Longtemps, l’Allemagne a été le dernier rempart contre le populisme en Europe. Que s’est-il passé pour que cette digue saute soudain?
Parfois, il suffit d’un événement précis pour faire émerger le populisme. En l’occurrence, ça a été précisément la crise migratoire, que la chancelière Angela Merkel a gérée de manière catastrophique. Elle a accueilli un million de migrants en 2015, qui n’étaient de loin pas tous des réfugiés.
Elle a transformé le droit d’asile en droit d’immigration. Elle en a fait une question morale, à l’image du président Joachim Gauck, un pasteur luthérien, comme d’ailleurs le père d’Angela Merkel. D’après lui, les gens favorables à l’accueil de ces migrants, ce sont les bons, l’Allemagne éclairée, tandis que les critiques forment la face sombre de l’Allemagne. Ce manichéisme est insupportable.
L’Allemagne a été rattrapée par son passé, n’est-ce pas compréhensible?
En ce moment, les Allemands ne pensent pas librement, ils s’autocensurent. Ils portent toujours le fardeau du nazisme. En accueillant en masse des migrants islamiques, ils ont voulu apporter la preuve qu’ils ont tiré les leçons de leur histoire. Mais la situation actuelle n’est pas du tout comparable. De 1933 à 1945, les juifs ont été exclus de la société, puis exterminés.
Qu’en est-il des migrants?
La situation est exactement inverse: en Allemagne et dans toute l’Europe, on essaie d’intégrer ces migrants dans notre société libre et démocratique, partant de l’idée qu’ils respectent les droits et les obligations découlant de la Constitution qui garantit la liberté de religion et l’égalité entre femmes et hommes notamment. Voilà l’ironie de l’histoire: durant trois générations, l’Allemagne a combattu le communisme et s’est engagée pour les valeurs de la liberté.
Et puis soudain on demande aux Allemands de s’ouvrir à une idéologie autoritaire déguisée en religion qui prêche l’oppression de la femme.
Le problème est-il le même en Suisse?
Pas dans cette ampleur. La Suisse a accueilli moins de migrants en 2015. Mais, sur le fond, elle est confrontée aux mêmes problèmes. Lorsque deux élèves, dans le canton de Bâle-Campagne, refusent de serrer la main de leur institutrice, cela dénote du même mépris de la femme et n’a rien à voir avec une coutume.
En 2010, les Suisses ont envoyé un signal clair en adoptant l’initiative pour l’interdiction des minarets. Personnellement, j’ai voté contre. Aujourd’hui, je suis content que la population ait dit: «Voici la limite à ne pas franchir.» Je suis aussi pour l’interdiction de la burqa.
Mais il n’y a pas beaucoup de burqas en Suisse, et ce pays a des problèmes plus importants à résoudre!
C’est une question de symbole. Sur notre territoire, c’est la Constitution fédérale qui est valable, et elle stipule l’égalité entre femmes et hommes. Quand un Allemand franchit notre frontière à Constance, il est tenu de la respecter. Pourquoi un immigré islamique pratiquant une religion réactionnaire en retard historique devrait-il faire exception? Une idée absurde, mais approuvée par une grande partie de la gauche suisse, comme en Allemagne d’ailleurs. Une religion autoritaire, qui s’impose par la sévérité lorsqu’elle applique la charia, ne comprend que ce langage-là.
Vous tenez là le même discours que l’UDC!
C’est vrai: sur ce point, je suis proche de ses positions, mais pas de celles de la clique qui la dirige. Quand je trouve que l’UDC a raison, je le reconnais. L’Europe est le continent où tout le monde veut aller et la Suisse en est une oasis du luxe pour les plus riches. Si nous voulons rester le lieu du monde où nous célébrons la liberté et la «société ouverte» décrite par Karl Popper, alors nous devons exiger de ceux qui viennent y habiter qu’ils respectent nos lois. Cela ne suffit pas d’y payer des impôts.
En Allemagne, on a offert aux migrants arrivant dans les gares du chocolat comme cadeau de bienvenue. Mais c’est la Constitution – le Grundgesetz – traduite en arabe qu’il aurait fallu leur donner!
Pensez-vous qu’Angela Merkel se maintiendra au pouvoir?
Ses chances sont intactes. Il faut dire qu’entre-temps la chancelière a durci son discours envers les migrants. Elle a repris les propos durs qu’elle tenait déjà en 2003. Elle était alors impitoyable et critiquait durement les sociaux-démocrates. En matière d’asile, ce sont pourtant les Verts qui ont le discours le plus inacceptable. Ils sont devenus le parti des gobelets en carton, pour qui le plus important est de recycler les déchets.
Les Verts nient d’une part les problèmes et veulent tout réglementer d’autre part. Ils sont aussi le parti des pédagogues soucieux d’éduquer le peuple, même si à cet égard les professeurs, les pasteurs et les médias tombent dans le même travers.
Que voulez-vous dire par là?
Il règne en Allemagne une véritable fureur éducative relevant du paternalisme pur et simple. Les migrants sont devenus le nouveau prolétariat de la gauche. Et d’une certaine manière aussi le bon sauvage de Rousseau. Une posture colonialiste.
Donc Angela Merkel sera élue par défaut?
Oui, car il n’y a pas d’autre option. L’AfD a parmi ses membres des éléments dangereux. Quant à l’alliance rouge-rouge-vert (avec le SPD et Die Linke), elle serait encore pire que l’actuelle coalition, malgré quelques brillantes personnalités comme Frank-Walter Steinmeier ou Sigmar Gabriel. En résumé, l’Allemagne est coincée!
Comment voyez-vous la situation évoluer en France, qui élit un nouveau président en 2017?
J’ai été impressionné par la manière dont les républicains ont désigné leur leader lors d’une primaire. François Fillon est un homme remarquable qui n’est pas du tout populiste, contrairement à Nicolas Sarkozy. C’est un homme droit et honnête.
Aujourd’hui, c’est la gauche qui a souvent une attitude réactionnaire en relativisant les valeurs de notre civilisation occidentale. La France a mal à son centralisme parisien et à ses grandes écoles qui forment les élites pour administrer le pays et même son économie. Dès lors, il faut faire confiance à des gens qui viennent de l’extérieur de ce milieu.
L’un des handicaps de François Fillon n’est-il pas sa faible consciencede l’importance du couple franco-allemand?
On ne peut pas faire abstraction des trajectoires personnelles. La chancelière allemande Angela Merkel a grandi politiquement dans une sphère d’influence entre Moscou et Berlin-Est. Elle est une femme intelligente, qui a l’Europe dans la tête mais pas dans les tripes comme les Européens de l’Ouest. De plus, l’UE a été fondée par des esprits catholiques – les De Gasperi, Adenauer, Schuman – selon une logique du haut vers le bas. Ses responsables ont été courageux en intégrant l’Europe centrale et de l’Est, ce qui a stabilisé le continent.
Mais l’UE a désormais un immense défi à relever, celui de digérer son élargissement. C’est la raison pour laquelle il est absurde d’imaginer l’adhésion d’un grand pays islamique comme la Turquie. Ce serait la fin de l’UE.
Le couple franco-allemand a toujours été le moteur de l’UE. Ce moteurne tousse-t-il pas, désormais?
Non, il faut relativiser. Dieu soit loué, Angela Merkel a perdu un peu de son pouvoir. Elle en avait tant accumulé qu’elle se comportait comme une reine, faisant de grands sourires et embrassant tout le monde. J’espère simplement que, si François Fillon est élu, il n’embrassera pas Angela Merkel. Ce couple n’a pas besoin de s’aimer, il doit juste résoudre les problèmes.
Ceux-ci ne manquent pas. L’UE ne passe-t-elle pas d’une crise à l’autre?
Tous ses Etats veulent profiter de l’Europe sans accepter les obligations qui découlent du statut de membre. Regardez la Pologne, qui jouit des avantages économiques mais se moque des valeurs démocratiques. Les pays membres rejettent volontiers la responsabilité de leurs problèmes sur l’UE.
Lors de la crise migratoire, Angela Merkel, de manière très prussienne, a ouvert ses frontières sans penser une seconde aux conséquences de ses actes pour toute l’Europe. Lorsqu’elle s’est aperçue que sa politique moraliste et irresponsable devenait un grand problème pour son pays, elle s’est adressée à ses collègues européens en décrétant qu’il s’agissait là d’une question européenne.
Vous êtes l’un des rares à prétendre que l’UE fonctionne!
Oui, elle offre à ses citoyens une société ouverte et son économie tourne. Elle travaille à la résolution de ses problèmes. L’attitude la plus stupide envers l’UE est celle des Suisses qui se réjouissent de voir un pays s’opposer à Bruxelles pour s’en faire un nouvel ami, comme cela a été le cas pour la Grande-Bretagne après le Brexit. Alors que nous devrions avoir le courage de nous montrer solidaires avec les Européens et de collaborer avec eux.
L’adhésion à l’UE, plus personne ne l’envisage avant deux générations.
Peut-être que notre système politique est trop compliqué pour elle. Mais une adhésion pourrait survenir plus vite qu’on ne l’imagine. Le jour où nous nous apercevons que notre survie économique est liée à l’UE, c’est notre portemonnaie qui parlera. Nous y adhérerons très vite, comme d’ailleurs nous avons liquidé notre vache sacrée, le secret bancaire.
Quels remèdes faut-il appliquer pour endiguer la montée des populismes partout en Europe?
Il y en a trois. Il faut d’abord décréter un plan Marshall, comme celui des Américains après la Seconde Guerre mondiale. L’UE débloquerait de gros investissements pour aider les jeunes Italiens, Portugais, Espagnols et Grecs au chômage à trouver un emploi en Allemagne en appliquant une forme de préférence européenne.
Vous appliqueriez une forme de préférence européenne?
Exactement: une préférence européenne. Ensuite, il est impératif de faire respecter les valeurs de la civilisation occidentale jusque dans les banlieues des grandes capitales, et cela sans le moindre compromis envers les règles et rites antidémocratiques de l’islam. Enfin, il faut éviter l’avènement de puissances économiques incontrôlables par le pouvoir politique.
C’est-à-dire?
Je pense à l’empire d’un Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, qui se prend pour le Christ en personne. Cet entrepreneur ambitionne de sauver le monde grâce à ses algorithmes. Ce sont là des fantasmes de gens voulant régner sur toute la planète. Ils clament: «Vive Google, le nouveau Dieu!» Ils cherchent à se mouvoir à leur guise en échappant à toute juridiction.
Lorsque Facebook se fait le vecteur d’injures sur son réseau, il fuit ses responsabilités, contrairement à tous les patrons de presse qui doivent assumer les propos tenus dans leurs journaux. C’est inadmissible. La politique doit réagir très sévèrement. Nous avons besoin d’ONG qui multiplient les plaintes contre ces géants du numérique jusqu’à ce qu’ils respectent les lois. Ou alors qu’ils soient contraints à disparaître.
Quel est le danger, concrètement?
Les néolibéraux sont prêts à conclure une alliance avec ces nouvelles puissances numériques, ce qui est assez piquant, puisque ceux-ci sont toujours les premiers à dénoncer les abus de pouvoir, notamment de l’Etat. Mais là, silence radio: pas la moindre critique envers les Google et autres Facebook. En fin de compte, ce pacte entre les néolibéraux et les géants numériques représente au moins un danger aussi grand que la montée des populismes.
PROFIL
Frank A. Meyer
1944 Naissance à Bienne.
1968 Journaliste parlementaire à Berne.
1974 Organisateur de l’événement du Dîner républicain à Ascona.
1980 Animateur de l’émission d’entretien Vis-à-vis à la TV alémanique durant 36 ans.
1981 Initiateur des magazines Die Woche et L’Hebdo.
2004 Chroniqueur au mensuel politique et culturel allemand Cicero.
2009 Animateur des entretiens politico-culturels au Berliner Ensemble,théâtre de Brecht.