Dejan Nikolic
La nomophobie désigne la peur panique de perdre son smartphone. Le terme doit rejoindre l’année prochaine les pages du Petit Robert. Si le phénomène d’anxiété lié à la privation du numérique embarqué fait aujourd’hui l’unanimité, le concept d’addiction qui lui est parfois associé continue, pour sa part, de susciter le débat.
A l’époque, oublier son Natel revenait à être simplement privé du moyen de téléphoner. Aujourd’hui, perdre son portable signifie toujours devoir renoncer à être atteignable à tout moment, mais c’est avant tout faire une croix sur son agenda, son fichier clients, sa liste de courses, sa musique, sa montre, son journal, le chemin le plus rapide pour aller à la rue du Simplon, ou encore ses quarante niveaux à Pokémon Go.
Le smartphone a remplacé chez la plupart des gens un nombre important d’objets du quotidien – voire une grande partie de leur mémoire. Et la polyvalence de cet outil a par là même façonné chez ses utilisateurs de nouveaux comportements. Générant dans la foulée des maux potentiels jusqu’ici inconnus.
Exemple: la nomophobie qui, contrairement à ce que semblerait indiquer son étymologie, ne signifie pas la crainte des lois. Le terme est en réalité la contraction de l’expression anglaise no mobile phone phobia. Il désigne la peur excessive – voire panique – d’être séparé de son téléphone mobile.
Inventé en 2013 à la suite d’une étude diligentée par la poste britannique (à l’époque déjà, 66% des personnes interrogées s’avouaient «très angoissées» à l’idée de perdre leur téléphone mobile, raison pour laquelle 40% d’entre elles indiquaient posséder deux smartphones), ce mot doit faire son entrée l’année prochaine dans Le Petit Robert de la langue française.
L’absence de portable, ou, plus exactement, de l’accès à ses fonctionnalités, peut conduire à des pensées toxiques du type: «Et si ma mère malade cherche à me contacter?» ou «Que vais-je faire durant mon trajet en train jusqu’à Berne?» Et cette privation nuirait aux performances mentales de certaines personnes.
Voilà en tous les cas l’une des conclusions scientifiques auxquelles est parvenu Russell Clayton, alors doctorant à l’Université du Missouri aux Etats-Unis, dans une étude publiée en janvier 2015: The Impact of iPhone Separation on Cognition, Emotion and Physiology.
Psychologiquement diminués
L’expérience de celui qui est depuis devenu professeur assistant à l’Ecole de communication de l’Université de Floride portait sur 208 apprentis journalistes, auxquels il avait été demandé de dresser une liste des 50 Etats américains. Prétextant le besoin de tester un nouveau tensiomètre sans fil, le chercheur en a profité pour mesurer la pression sanguine et la tension artérielle des étudiants.
A mi-parcours, ce dernier demandait aux cobayes de lui remettre leur téléphone portable, arguant vouloir éviter toute interférence avec le matériel médical, et les invitait ensuite à recommencer l’exercice d’inventaire depuis le début. Résultat: une augmentation notable de l’anxiété et du rythme cardiaque, accompagnée d’une diminution significative de la performance au test.
Pour Russell Clayton, cela ne fait aucun doute: le téléphone portable est devenu pour l’homme moderne une «extension de soi-même», comme l’est le sonar chez certains animaux. Une sorte d’«iSelf» ou de «soi connecté», précise le chercheur. En conséquence, une personne souffrant de nomophobie a l’impression d’être privée d’une part d’elle-même lorsqu’elle n’a pas accès à son smartphone.
Une accoutumance morbide
Le professeur Daniele Zullino, chef de groupe au service d’addictologie psychiatrique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), se réfère quant à lui au terme de «cyberborg». «Le téléphone portable connecté à l’internet agit comme une prothèse externe. Au même titre que les lunettes de vue – qui peuvent être considérées comme un point de repère dans cette évolution – les smartphones augmentent nos capacités, à l’instar des humains améliorés par les technologies dont parle la science-fiction», estime-t‑il.
«T’as du réseau, toi? J’ai qu’une seule barre, moi…» «T’as pas un chargeur iPhone 6 pour dépanner?» Les accros au téléphone portable auraient tendance à avoir des sueurs froides sitôt que leur couverture réseau diminue ou que la batterie de leur appareil commence à faiblir. Pire: d’après un sondage réalisé par Meredith Parents Network il y a quatre ans, 12% des mamans américaines âgées de 18 à 35 ans utilisent leur smartphone durant l’acte sexuel.
«L’abus de téléphone portable – combiné à Internet – peut entraîner une pathologie addictive. Au même titre que la consommation excessive d’alcool ou de cocaïne», affirme Daniele Zullino. Un avis que ne partagent pas tous les spécialistes. Toutefois, selon le chercheur genevois, l’emploi immodéré du numérique embarqué peut engendrer un manque, lorsque le besoin de rester connecté se retrouve contrarié ou interrompu.
Cette réaction est appelée le craving, c’est-à-dire le désir compulsif de reproduire un comportement dépendant après une période d’abstinence. «Comme pour d’autres formes de toxicomanie, le syndrome de sevrage s’accompagne généralement d’un sentiment d’angoisse, voire d’attaques de panique», insiste Daniele Zullino.
Selon le spécialiste des HUG, les nouvelles technologies figurent – au sens large – parmi les «substances» les plus addictives au monde. «Car en plus de l’interaction qu’offrent les téléphones portables connectés à l’internet, ces outils présentent un aspect social susceptible de potentialiser l’effet d’accoutumance pathologique.» Traduction: un smartphone, relié à Facebook, Twitter ou encore Snapchat peut rendre davantage accro qu’un psychotrope. «C’est la combinaison d’un ensemble de stimuli qui piège notre cerveau venant d’une autre époque», lance Daniele Zullino.
Pour bien comprendre le mécanisme, un peu de théorie s’impose. Pour qu’une addiction se développe, il faut le concours de trois facteurs. A commencer par la motivation, soit la décision rationnelle de consommer un produit donné. S’ajoute ensuite le phénomène d’automatisation.
«Notre cerveau a été sélectionné par l’évolution pour automatiser certains processus, de façon à répondre le plus efficacement possible à des besoins tels que la reproduction, la nécessité de fuir face au danger, etc.», explique Daniele Zullino. Si l’espèce humaine a jusqu’ici survécu, c’est aussi parce qu’elle a su mettre en œuvre la bonne stratégie pour gérer des situations nouvelles. «Par exemple, si je trouve des sangliers à un certain endroit, j’ai intérêt à y retourner la fois suivante pour chasser», indique notre expert.
Troisième facteur: l’action rapide du produit. «Contrairement à la consommation de drogue ou d’alcool, l’utilisation d’un smartphone ne produit pas d’effet pharmacologique. Mais elle nous fait perdre la maîtrise de nos décisions, à cause du processus d’automatisation qu’elle entraîne», poursuit Daniele Zullino.
Ce dernier dit recevoir chaque année une centaine de nouveaux patients, souffrant notamment de nomophobie. «J’ai parfois même des retraités qui viennent consulter», signale-t-il, avant de rappeler que cette affection est candidate pour figurer prochainement sur la liste des diagnostics reconnus par l’OMS, comme le sont déjà les problèmes de santé liés à l’excès de jeux vidéo (l’escapism, c’est-à-dire la fuite de la réalité, ou l’isolement et la perte de socialisation).
Peut-on dès lors qualifier la peur panique d’être séparé de son téléphone comme le prochain mal du siècle? «Nous n’avons pas suffisamment de recul pour parler d’épidémie. Mais, sachant que les nouvelles technologies et l’évolutiwon culturelle qui en découle progressent très rapidement, le temps d’adaptation nous est compté», prévient Daniele Zullino, qui a participé à la 3e Conférence internationale sur la dépendance comportementale, laquelle a réuni en avril dernier à Genève quelque 400 spécialistes.
Tirer sur des zombies rend intelligent
Pour Daphné Bavelier, professeure internationalement reconnue pour son expertise sur la façon dont l’être humain apprend, «il est clair que les nouvelles technologies sont associées à des comportements cliniques de dépendance». Toutefois, à ce jour, le phénomène d’addiction a principalement éwté étudié chez l’adulte consommant des stupéfiants. Alors que – et c’est là un schéma historiquement nouveau – ce sont aujourd’hui les populations les plus jeunes qui adoptent en premier les innovations 2.0.
Daphné Bavelier étudie en particulier comment le cerveau s’adapte, notamment via les jeux vidéo. Sa pensée va à contre-courant du discours qui accompagne souvent le numérique: les distractions, généralement réputées abrutissantes, comme celles qui consistent à tuer des zombies ou à repousser des invasions extraterrestres en leur tirant dessus, peuvent selon elle améliorer certaines capacités mentales.
«Tout n’est pas noir ou blanc en matière de nouvelles technologies, car il en existe de plusieurs sortes. Selon son utilisation, un même outil ne produit pas les mêmes résultats», insiste celle qui dirige une équipe de recherche en neurosciences cognitives à l’Université de Genève et à l’Université de Rochester (New York, Etats-Unis). Raison pour laquelle Daphné Bavelier plaide aujourd’hui pour un «manuel du bon usage des progrès numériques».
«Les nouvelles technologies sont un tel moteur économique et une telle réalité dans le monde du travail qu’un retour à un monde analogique relève de l’utopie», conclut-elle.