Michael Crowley
Hanté par un sentiment d’humiliation dans les années 90, l’homme fort de la Russie est déterminé à remporter la guerre froide 2.0. Il se pourrait bien qu’il y parvienne.
Une vingtaine d’années avant que Vladimir Poutine ne lance sa campagne d’influence sur l’élection présidentielle américaine, son prédécesseur Boris Eltsine a été vu en pleine nuit, en slip, dans une rue mal éclairée non loin de la Maison Blanche, en train d’errer à la recherche d’une pizza. C’était en septembre 1995. Il était en visite d’Etat à Washington chez son nouveau grand ami, Bill Clinton.
L’Union soviétique avait implosé trois ans auparavant et entre la Russie et les Etats-Unis se nouait une relation de nature à enterrer des décennies d’hostilité. En Russie, les lendemains de la dictature communiste se révélaient certes chaotiques, mais on percevait déjà un processus de démocratisation fragile. Les diplomates américains pressentaient une Russie amie de l’Occident, partenaire d’une Europe stable et sûre.
A cette fin, Eltsine et Clinton avaient établi une alliance conçue pour prévenir tout risque de revanchisme et de retour à la guerre froide. Lors d’une visite à Moscou, Clinton avait demandé à son auditoire de «choisir l’espoir plutôt que la peur» et de «trouver une nouvelle définition de la grandeur de la Russie».
Rarement des dirigeants américain et russe avaient été aussi copains. Mais quelque chose d’autre avait changé: pour la première fois depuis des décennies, la Russie était clairement le numéro deux. Une fois perdu son empire sur les Etats à l’abri du rideau de fer, son économie en lambeaux et sa force militaire en déconfiture, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Et son président était devenu embarrassant. Alcoolique, il perdait souvent toute contenance en public. Personne, cependant, n’avait jamais imaginé ce coup d’éclat de septembre 1995. Logé à Blair House, la résidence des hôtes de Washington, de l’autre côté de Pennsylvania Avenue, en face de la Maison Blanche, il avait déboulé dans la rue en sous-vêtements en criant «Pizza, pizza!» aux agents des services secrets qui l’interceptèrent.
Le lendemain, Eltsine et Clinton eurent un long entretien amical. Ils tombèrent d’accord: Bill Clinton voulait une Russie amicale et stable, Boris Eltsine voulait des fonds américains pour éviter un effondrement total. Quand Clinton évoqua l’extension de l’OTAN en Europe de l’Est, Eltsine ne trouva rien à objecter. Lors de la conférence de presse qui suivit, les deux hommes se la jouèrent larrons en foire, rigolant et s’échangeant de grandes tapes dans le dos.
Rétrospectivement, l’image qu’ils donnèrent des relations entre les deux pays est inouïe: la Russie et les Etats-Unis seraient des alliés militaires, les seconds aidant la première à construire une société ouverte et démocratique.
Mais, en Russie, un homme en ressentit une profonde humiliation. Après une carrière au KGB, Vladimir Poutine n’était qu’un obscur fonctionnaire de Saint-Pétersbourg. L’idée que l’Union soviétique – dans laquelle il avait grandi et dont il allait qualifier la chute de «plus grande catastrophe géopolitique du siècle» – pût devenir un Etat quémandeur avec un dirigeant provoquant l’hilarité de l’Occident le révulsait.
Un dégoût qu’il n’oublia jamais et, peu après être parvenu au pouvoir au premier jour du XXIe siècle, il s’adressa solennellement à l’armée russe en lui signifiant que sa mission était de «restaurer l’honneur et la dignité de la Russie».
L’humiliation de la défaite
«Poutine considère les années 1990 comme une longue période d’humiliation, pense James Goldgeier, doyen de l’American University de Washington et spécialiste de la Russie. Pour lui, le show de Bill et Boris se résumait à ce que Boris dise oui à tout ce que Bill demandait, autrement dit à ce que les Etats-Unis définissent l’ordre du monde et la place que la Russie y prendrait. Or la Russie était trop affaiblie pour ne pas s’incliner.»
L’alcoolisme de Boris Eltsine symbolise le dégoût de soi à laquelle se trouvait réduite l’ancienne superpuissance: la Russie était une nation défaite; elle avait perdu la guerre froide et des millions de kilomètres carrés de son empire hérité des tsars avaient gagné leur indépendance; l’économie s’était effondrée, appauvrissant tout le monde, hormis les initiés qui avaient pillé le Trésor public; l’alcoolisme et la prostitution prospéraient, l’espérance de vie dégringolait.
Pendant ce temps, Bill Clinton étendait vers l’Est l’appareil de l’OTAN et bombardait l’ex-Yougoslavie. Des experts américains en économie se succédaient à Moscou, prêchant une «thérapie de choc» qui valut à l’économie russe de douloureuses secousses mais peu de bénéfice. Clinton s’échina même à influencer la politique intérieure russe, assurant de son soutien un Eltsine devenu profondément impopulaire, mais qui sut arguer de l’aide économique américaine pour éviter de justesse la défaite dans les urnes en 1996.
Aujourd’hui que les Etats-Unis sont confrontés à la résurgence des ambitions planétaires de la Russie, avec un Kremlin qui n’hésite pas à pirater les courriels américains, à instrumentaliser les informations et, à en croire la CIA, à soutenir activement Donald Trump, il faut comprendre la motivation de Poutine. Il ne se contente pas de défendre les intérêts de la Russie: en intriguant pour que Hillary Clinton perde la partie et en assujettissant la démocratie américaine à ses desseins, il boucle une boucle ouverte par un Clinton il y a vingt ans.
Poutine ne peut pas retourner en victoire la défaite subie par la Russie dans la guerre froide mais il peut s’en venger. Et en la personne de Donald Trump – qui a battu Hillary Clinton et semble disposé à s’arranger avec Poutine dans des termes qu’aucun politicien américain n’aurait tenus avant lui – il espère trouver un partenaire bien disposé.
Strobe Talbott, un expert de la Russie qui fut vice-secrétaire d’Etat sous Bill Clinton, résume la démarche: «He basically wants to make Russia great again», une paraphrase du slogan qui a si bien servi à Trump.
Le règne désastreux d’Eltsine dure jusqu’à la veille de l’an 2000. La Russie passe alors par une terrible crise financière et assiste à l’avènement d’une nouvelle classe d’oligarques qui pillent les biens de la nation, y compris pas mal d’amis de Vladimir Poutine et, selon certaines sources, le président russe lui-même. Au même moment, l’Amérique connaît un boom économique et s’affirme comme la seule et unique superpuissance mondiale après deux interventions de l’OTAN couronnées de succès dans les Balkans.
Au soir de la Saint-Sylvestre 1999, usé par l’alcool, plusieurs attaques cardiaques et la mauvaise humeur croissante d’une armée écœurée par l’expansion de l’OTAN, Boris Eltsine démissionne inopinément. Il charge Vladimir Poutine – qui dirigeait le FSB, successeur du KGB, jusqu’au mois d’août précédent – d’assumer la présidence jusqu’aux élections. Porté par son rôle dans la répression des terroristes présumés en Tchétchénie, Poutine est élu de justesse à la présidence au mois de mars 2000.
Il ne défie pas les Etats-Unis tout de suite. En 2000, la Russie est trop faible pour risquer la confrontation, son armée est désorganisée, ses restes sont absorbés par la brutale campagne de Tchétchénie. En fait, les relations entre Vladimir Poutine et George W. Bush démarrent sur le mode amical, le président américain déclarant au terme de leur première rencontre en juin 2001 avoir regardé le Russe droit dans les yeux et s’est «fait une idée de son âme».
Après les attentats du 11 septembre 2001, il est le premier dirigeant à appeler George W. Bush et lui dit espérer combattre avec lui le terrorisme islamique – c’est le nom que Vladimir Poutine donne alors à ce que d’autres qualifient de mouvement indépendantiste tchétchène.
Les rapports entre Bush et Poutine se détériorent pour diverses raisons. L’une d’elles, ironie du sort, est que le président russe accuse le président américain d’interférer dans les élections ukrainiennes en soutenant le mouvement pro-occidental qui s’affirme lors de la présidentielle de 2004, dans un pays qui fit longtemps partie de l’empire russe.
Il parle d’une «magnifique phraséologie pseudo-démocratique». A l’occasion de la dispute territoriale en Géorgie, en août 2008, il affirme à la chaîne de télévision CNN que l’administration Bush a incité le gouvernement géorgien pro-occidental à entrer en guerre.
Certains experts américains de la Russie qualifient de stratagème les doléances répétées de Vladimir Poutine contre les Etats-Unis. Ce discours aurait été construit pour appuyer ce que le journaliste Arkady Ostrovsky de The Economist appelle, dans son récent livre The Invention of Russia, «l’idéologie de restauration» du maître du Kremlin. Ce dernier abreuve son peuple de nationalisme et de militarisme pour faire oublier une économie en capilotade, infiniment vulnérable aux fluctuations du prix du pétrole.
C’est cette atmosphère délétère que Barack Obama, à peine élu, a voulu apaiser en 2009 par son «Russian reset», sa volonté de rétablir de bonnes relations entre les deux pays, en envoyant à Moscou sa secrétaire d’Etat, Hillary Clinton.
L’extension de l’OTAN, une provocation
Au fil de ses années au Sénat, préoccupée comme tout le monde par l’Irak et le terrorisme, Hillary Clinton n’a pas vraiment en tête la situation interne à la Russie. Lors d’un débat avec Barack Obama pour les primaires 2008, elle peine même à prononcer le nom du nouveau président russe, Dmitri Medvedev.
Lorsqu’elle accepte le poste de secrétaire d’Etat en 2009, elle est chargée par Obama de renouer des liens cordiaux avec Moscou. Les thèmes de discussion doivent notamment porter sur l’armement nucléaire et la stabilité de l’Afghanistan. Barack Obama se dit optimiste, puisque c’est un homme relativement modéré, Dmitri Medvedev, qui a succédé à Vladimir Poutine. Mais ce dernier occupe la fonction de premier ministre et détient bien plus de clés du vrai pouvoir que ce que Washington imagine.
Poutine estime que les Etats-Unis ont lancé des interventions militaires à la légère, sans égard pour l’opinion internationale. Ou du moins l’opinion de son pays. Hillary Clinton a soutenu la guerre d’Irak en 2003 ainsi que l’intervention d’Obama en Libye en 2011. La Russie était opposé à ces deux opérations, Poutine déteste cette politique américaine consistant à renverser des régimes.
Alors, quand son interlocutrice évoque les sinistres années 1990 et se nomme Clinton… Car c’est bien Bill Clinton qui a étendu l’OTAN à presque toute l’Europe de l’Est, à la demande de ces Etats souhaitant se protéger contre une agression russe. A l’époque, un des adversaires de Boris Eltsine disait que ce dernier avait «permis à son ami Bill de lui botter les fesses» et comparait la situation au traité de Versailles infligé à l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale.
L’extension de l’OTAN à une douzaine de pays de l’ancienne orbite soviétique ne pouvait être vue que comme une provocation par le Kremlin. Dans une récente interview avec le cinéaste Oliver Stone, Vladimir Poutine admet que la Russie réagit «émotionnellement» à l’expansion de l’Alliance atlantique, tout en ajoutant que la Russie est «forcée de prendre des contre-mesures». Lesquelles?
«Pointer notre système de missiles contre les équipements dont nous pensons qu’ils constituent une menace contre nous.» Poutine pense aussi que le financement croissant par l’Amérique de programmes d’ONG en Europe, en Asie centrale et jusqu’en Russie est une forme de subversion – que Hillary Clinton, de son côté, nomme soft power, une manière de renforcer l’influence américaine.
Ce n’est cependant qu’en décembre 2011 que Poutine voit en Hillary Clinton une menace directe contre son autorité. Il y a d’immenses manifestations de mécontentement dans les rues glacées de Moscou, à la suite des élections jugées truquées à la Douma. Jamais il n’a vu pareille hostilité envers son pouvoir.
Pour un autocrate, ex-espion que certains disent paranoïaque, Hillary Clinton en est en partie responsable. Il la soupçonne d’avoir «lancé un signal» aux protestataires et il accuse Washington de soutenir des observateurs électoraux qui cachent un agenda subversif: «Nous devons nous sauvegarder de ces interférences dans nos affaires et défendre notre souveraineté», dit-il alors. «Il était furieux, se rappelle un expert de la Russie. Aux yeux des médias russes, le Département d’Etat était devenu pire que la CIA durant la guerre froide.»
L’affirmation d’une nouvelle assurance
Poutine remporte néanmoins les élections et assure son retour à la présidence en 2012. L’administration Obama a mis du temps à comprendre qu’il a retrouvé toute son assurance. La suite est encore dans toutes les mémoires: annexion de la Crimée, soutien aux séparatistes prorusses d’Ukraine avec, à ce jour, une dizaine de milliers de morts, intervention inattendue en Syrie sous les yeux impuissants de Washington.
En mars 2014, juste après avoir annexé la Crimée, Poutine fait publiquement savoir qu’il est en train de rétablir la place de la Russie dans l’ordre mondial: «Comme tous les autres Etats, la Russie poursuit ses propres intérêts nationaux et ceux-ci doivent être pris en compte et respectés.»
Peu à peu, il devient clair que la Russie a joué de son influence aux Etats-Unis, où la campagne de Hillary Clinton a été marquée pendant des mois par un flot continu de courriels piratés. Par des agents du Kremlin, sous la direction personnelle de Vladimir Poutine, selon des acteurs du renseignement américain. Il est impossible de mesurer l’effet précis de ces courriels volés sur la candidature de la démocrate, mais sa défaite est indubitablement une victoire pour le président russe.
Il va pouvoir saluer un homologue à la tête de l’administration américaine, la mieux disposée de toute l’histoire à l’égard de la Russie. Après que Hillary Clinton eut concédé sa défaite, Poutine n’a pas attendu une heure avant de féliciter Donald Trump. Et la Douma lui a réservé une ovation.
Normal, puisque Donald Trump a d’ores et déjà remis en cause le rôle de l’OTAN et s’est publiquement demandé si Washington allait continuer de payer pour protéger les plus vulnérables de ses membres, les Etats baltes. La levée des sanctions économiques imposées à la Russie fait également partie de ses hypothèses et il a évoqué l’idée de reconnaître la Crimée comme territoire russe.
La vengeance de Vladimir Poutine est un plat qui se mange froid.
© Politico Traduction et adaptation Gian Pozzy