Boris Mabillard
L’Irlande du Nord, favorable au maintien dans l’Union européenne, pâtira le plus de la mise en place du Brexit. En plus des insolubles questions économiques que pose la sortie de l’UE, beaucoup redoutent que catholiques et protestants ne s’entre-déchirent de nouveau. Reportage.
Le fils de Raymond McCord est mort en 1997, tué par un groupe paramilitaire loyaliste; il est l’une des 3500 victimes de la guerre civile qui a ensanglanté l’Irlande du Nord pendant près de trois décennies. Depuis, Raymond se bat aux côtés des familles endeuillées pour obtenir justice et compensations financières. Européen convaincu, il a voté le 23 juin pour que la Grande-Bretagne reste au sein de l’Union européenne, comme 56% des électeurs en Irlande du Nord.
Raymond McCord n’est pas seulement déçu que la majorité des Britanniques aient opté pour le Brexit, il s’inquiète aussi des plaies que ce choix pourrait raviver en Irlande du Nord et craint que cela puisse rallumer l’ancien conflit dont les braises sont encore chaudes. Il a ainsi choisi de porter son combat au niveau constitutionnel. Et une première cour de justice, à Belfast, a déclaré recevable la plainte qu’il a déposée. La plus haute juridiction du Royaume-Uni devra décider de la constitutionnalité du Brexit.
Un kilomètre de verdure sépare Belcoo, dans le comté de Fermanagh en Irlande du Nord, et Blacklion, en République d’Irlande. Entre les deux villages passe une rivière, le pont qui l’enjambe traverse la frontière, mais rien ne signale le passage d’un pays à l’autre. Aucun poste-frontière, pas de douanier. D’un côté la vitesse est annoncée en miles per hour, de l’autre en kilomètres par heure.
«Pour beaucoup d’habitants dans le village, c’est le même pays. On est catholiques et fermiers de part et d’autre de la route et on parle la même langue», explique Alastair Dillon, qui habite dans les environs de Belcoo. Mais ce bon voisinage n’est pas toujours allé de soi, poursuit-il: «Durant les Troubles (l’euphémisme entré dans la langue pour nommer la guerre civile, ndlr), les militaires anglais avaient des check points partout. Ceux qui voulaient aller en République d’Irlande étaient soupçonnés de sympathie pour l’IRA (Armée républicaine irlandaise, ndlr). Et c’était pire dans l’autre sens, chicanes et tracasseries.»
Il montre du doigt un bâtiment fortifié, aux murs noirs et grillagés, surmontés de caméras et de barbelés: «Il date des Troubles. C’était une période effrayante, personne ne veut un retour en arrière.»
Depuis l’accord du Vendredi saint, en avril 1998, qui a mis fin à une guerre civile de trente ans, le calme est revenu en Irlande du Nord. Les traces du conflit restent visibles dans les villes, mais moins à la campagne où la plupart des anciennes guérites ont été démantelées. Les citoyens britanniques peuvent se rendre en République d’Irlande aisément, sans être contrôlés.
Et comme partout au sein de l’UE, le commerce transfrontalier prospère sans entraves. L’Irlande du Nord a pour premier partenaire économique l’UE, qui représente plus de 60% de ses exportations, dont 61% vers la seule république voisine. Quant à cette dernière, 60% de ses exportations vont vers le Royaume-Uni. Les économies des deux Irlandes sont dépendantes l’une de l’autre.
Dans les commerces de Belcoo, on accepte les euros aussi bien que les livres britanniques, explique la serveuse du Hair of the Dog, le pub local. «On ne veut pas croire que Londres puisse restaurer la frontière ici, c’est impossible.» Mais si le Royaume-Uni active l’article 50 du Traité de Lisbonne, pour lancer la procédure officielle de divorce d’avec l’UE, la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande deviendrait la seule frontière terrestre entre l’UE et la Grande-Bretagne: 310 miles (à peu près 500 kilomètres) d’un tracé compliqué à travers la campagne verdoyante.
Huit jours avant le référendum fatidique, David Cameron, alors premier ministre, avertissait en réponse à une question posée lors d’une session parlementaire: «En cas de sortie de l’UE, […] soit nous devrons imposer un contrôle aux frontières entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, soit – et je le regretterais énormément – nous devrons contrôler les habitants de Belfast et des autres villes du Nord à chaque fois qu’ils voudront rejoindre le reste du Royaume-Uni.»
Le spectre des tensions confessionnelles
L’Irlande du Nord souffre déjà d’un isolement relatif. Un durcissement de la frontière contribuerait à l’enclaver davantage. Economiquement, la perte des subsides européens et la diminution du commerce transfrontalier ne pourront pas être compensées. De toutes les régions et pays de Grande-Bretagne, c’est elle qui a le plus à perdre en cas de mise en œuvre du Brexit. De passage dans sa capitale, Belfast, en juillet, la première ministre, Theresa May, a voulu rassurer:
«Tout sera mis en œuvre pour conserver la liberté de circulation en Irlande.» Mais ses propos n’ont pas fait taire les critiques, car en plus des insolubles questions économiques que pose le Brexit, les Irlandais redoutent que catholiques et protestants ne s’entre-déchirent de nouveau. Ces derniers, favorables à la tutelle de Londres, ont voté majoritairement en faveur du «leave» (c’est-à-dire pour que le Royaume-Uni quitte l’UE), contrairement aux catholiques, qui ont largement plébiscité l’Europe.
Selon l’accord du Vendredi saint, validé par un référendum, les Nord-Irlandais sont souverains en cas de révision constitutionnelle. Le Parlement national d’Irlande du Nord doit être consulté avant que l’article 50 ne soit lancé, ont plaidé les avocats de Raymond McCord. L’argument juridique a fait mouche: le cas est donc renvoyé devant la Cour suprême, la plus haute instance britannique.
Pour Raymond McCord, il ne s’agit pas seulement d’arguties sur le droit, mais du processus de paix lui-même et d’une affaire personnelle. Il espère toujours obtenir justice et réparation pour la mort de son fils. Et après avoir été débouté dans cette affaire par les tribunaux britanniques, qui invoquent le secret d’Etat, il veut saisir la Cour européenne des droits de l’homme. En cas de Brexit, cette perspective s’envolerait définitivement.
Chacun de son côté
En remontant Falls Road depuis le centre de Belfast, on entre peu à peu dans le quartier catholique. Impossible de se tromper: des peintures murales rappellent partout la lutte de l’IRA pour la réunification avec la République d’Irlande, dont les trois couleurs, vert, blanc et orange, sont partout présentes. Falls Road est depuis toujours un bastion catholique et républicain. Des fresques monumentales rappellent le martyre de Bobby Sands, mort en prison en 1981 après une grève de la faim de soixante-cinq jours.
Johnny s’occupe d’un petit musée consacré à l’IRA. Ancien militant, il a passé des années en prison; sa femme, Eileen Hickey, aussi. C’est d’ailleurs elle, militante acharnée, qui a, depuis la prison de Maze où elle était incarcérée, collectionné écrits et objets personnels pour témoigner de la vie des détenues. Après la mort de son épouse, Johnny a perpétué son projet de créer un lieu de mémoire. Il a aussi reconstitué la cellule dans laquelle elle est restée huit ans.
Depuis 2007, il honore le souvenir d’Eileen à travers ce musée consacré au combat de leur vie: «L’UE subventionne toutes les initiatives en faveur de la réconciliation. Londres n’a rien fait. Sans l’Europe, je crains que les protestants ne reprennent les armes.» Pour l’heure, ce sont les républicains catholiques d’un groupe dissident de l’IRA qui ont menacé de le faire.
Derrière le musée, la rue finit en impasse, barrée par une clôture de 15 mètres de haut. Des dizaines d’allées, de routes meurent au pied de ce mur couvert de graffitis. Pour passer dans le quartier protestant, de l’autre côté, il faut prendre la route parallèle, au bout de laquelle un sas permet de traverser. Mais Tony, préposé à l’ouverture des portes à travers la clôture métallique, vient de fermer, 17 heures en semaine, plus tôt le dimanche: «J’ai la responsabilité des quatre passages qui existent dans le quartier. Je cadenasse les deux côtés du sas.»
Exceptionnellement, Tony consent à un petit écart sur l’horaire légal. «Le nombre de murs a augmenté depuis la signature des accords de paix; il y en a 105 dans la ville qui séparent les deux communautés», explique-t-il. Londres a proposé qu’ils soient démantelés pour 2023, si les gens le désirent, mais pour Tony «certains pourraient disparaître dès maintenant, car de toute façon les gens ne se mélangent pas, c’est chacun de son côté. D’autres, en revanche, empêchent les jeunes de s’entre-tuer. Sans eux, ce serait un carnage.»