Urbanisme, culture, infrastructures, plan contre les inégalités, éducation: la ville colombienne a entrepris de grands chantiers pour effacer l’horreur du passé et redonner de l’espoir. Ce succès, auquel a participé la société civile, inspire désormais d’autres pays d’Amérique latine. Récit.
Medellín. Un nom que l’on ne place pas forcément sur la carte mais qui provoque un léger tilt sur la mémoire de chacun. Le plus grand trafiquant de drogue de tous les temps, Pablo Escobar, a réussi cet exploit: sortir à jamais sa ville de l’anonymat. Les séries TV qui illustrent sa guerre se multiplient. Son destin fouette l’imaginaire.
Tous les ingrédients romanesques y sont. L’origine modeste d’une famille de paysans pauvres. L’ascension rapide depuis l’enfance – il trichait en jouant au Monopoly avec ses parents ! – jusqu’au sommet de la puissance criminelle. Les trois quarts de la cocaïne consommée aux Etats-Unis provenaient de son cartel. Sa richesse comptée en milliards de dollars était plutôt voyante. Demeure gigantesque avec héliport et jardin zoologique. Armée de dévoués: plusieurs centaines d’hommes armés pour sa protection.
Ambition politique, servie par des dons aux pauvres et par le massacre de ses adversaires. Il alla jusqu’à faire sauter un avion pour éliminer l’un d’eux… qui ne s’y trouvait pas, causant une centaine de victimes. La traque fut longue et sanglante. Ses affidés étaient liquidés sans procès par la police et l’armée. Et lui ripostait en faisant assassiner des centaines de policiers. Il finit par tomber dans le piège des écoutes téléphoniques: il tenait à parler à ses enfants chéris qu’il avait mis à l’abri.
Assiégé par un commando de spécialistes créé pour lui, il tenta de fuir par les toits et fut abattu. A moins qu’il ne se soit suicidé, comme préfèrent croire ses nostalgiques qui rappellent son mot: «Mieux vaut une tombe en Colombie qu’une cellule aux Etats-Unis.» La photo de son corps, le visage barbu et en sang, le ventre blanc et proéminent, devant un groupe d’hommes armés au large sourire, a fait mille fois le tour du monde.
Ce succès gouvernemental mit fin au fameux cartel de Medellín mais pas à la fascination du personnage. Elle s’est peu à peu effacée au fil des ans mais elle ressurgit à l’occasion des films qui s’en nourrissent. Grâce aussi à l’un de ses lieutenants, alors orchestrateur des tueries, qui, après vingt-trois ans de prison, publie livre sur livre et nourrit une chaîne personnelle de télévision sur YouTube. Où il ne finit pas de demander pardon, tout en donnant une foule de détails sur les abominations commises.
Mais l’horreur sature. A Medellín, on n’en peut plus de cette image de la ville. On critique les agents de voyages qui proposent aux visiteurs un Escobar Tour ainsi que les grands studios nord-américains qui font du truand le héros du Mal.
Ce qui fascine aujourd’hui, c’est le retournement inouï de l’histoire. Après la chute du gang ont suivi quelques années de désarroi, d’inquiétude face à l’éparpillement des bandes criminelles et l’implantation des paramilitaires d’extrême droite. Puis l’opinion publique se mit à afficher une folle ambition: passer du pire au meilleur, du pessimisme à l’optimisme.
Un homme est à la clé de ce sursaut, Sergio Fajardo, maire de Medellín (2003-2007), puis gouverneur de la province d’Antioquia. Il me reçut à deux reprises, dans l’une et l’autre fonction. Col ouvert, cheveux en bataille, parler simple. Membre du Parti vert, à l’écart des grandes formations qui se succédaient au pouvoir depuis des décennies. Ce professeur de mathématiques et journaliste s’est lancé dans la politique, à l’âge de 46 ans, avec un programme clair: donner la priorité à l’éducation et à la culture, remodeler la ville pour intégrer les populations marginalisées.
Medellín s’étale dans une large vallée, avec, sur ses flancs, des bidonvilles en pente où les réseaux criminels trouvaient et trouvent encore leurs hommes de main chez les jeunes au chômage. En bas, la cité moderne, les entreprises industrielles, les bureaux; en haut, les exclus. Sur les hauteurs proches de l’aéroport, on entrevoit de belles maisons, des parcs, des cliniques de luxe où les étrangers viennent se soigner ou se faire refaire le visage.
Deux mondes à relier
L’air est si doux. On vante ici «l’éternel printemps», l’altitude idéale, 1500 mètres. Pas étonnant que les Espagnols, arrivés au début du XVIe siècle, s’y soient sentis bien. Pas étonnant que tant d’entreprises modernes y investissent plutôt que dans la capitale balayée sans cesse par des nuages bas. Le soleil caresse mais ne brûle pas. Les pluies font verdir les forêts et les gazons.
Mais les bidonvilles, dans l’entrelacs des ruelles de terre, restent boueux ou poussiéreux. Les voitures et les bus n’y parviennent pas. Des ânes et des hommes au dos courbé y transportent les paquets. Les gens d’en bas ne s’aventurent pas dans ces quartiers périlleux. Pour leurs habitants, se rendre en ville est un voyage.
Changer cet ordre vénéneux demandait plus que les bonnes intentions d’un maire sympathique. Celui-ci avait son plan d’action. Construire deux téléphériques pour désenclaver ces poches de pauvreté. Et dans la plaine, construire un métro de surface, des gares d’où partent des bus dans toutes les parties de la ville. Tout a été fait. Et plus encore: c’est à Santo Domingo, l’un des lieux les plus touchés par la violence, qu’a été construite une grande bibliothèque, vrai centre d’animation culturelle, avec espaces de jeux pour les enfants et salles de réunion.
Tout cela grâce aussi à l’aide de l’Espagne dont ce «parc bibliothèque» porte le nom. Sur les plans d’un architecte avant-gardiste, Giancarlo Mazzanti. Cette étrange construction en trois blocs gris aux angles tourmentés est devenue l’icône de la Medellín réinventée.
Mais qui lit encore? Fajardo veut que tous s’y mettent. Le budget des écoles est intouchable. Trouvaille: la municipalité publie des livres classiques qui sont déposés dans des boîtes, aux arrêts du métro. On peut les emporter et peut-être les remettre après lecture. Mieux que les journaux gratuits. Il en fallut des palabres, des explications, des compromis pour que tous acceptent de bousculer ainsi les habitudes et de désamorcer les oppositions conservatrices. Surtout pour unir les forces.
Les fruits d’une adhésion
Le succès d’une telle politique s’explique par une planification rigoureuse mais d’abord par l’adhésion d’une société civile, des pauvres aux riches. Trop beau pour être vrai? Chacun peut y aller voir. Mais qui, en Europe, songe à un tel voyage? Ce n’est pas tant la peur qui retient les touristes, c’est plutôt qu’ils ne peuvent croire à tant de bonnes nouvelles. Fajardo explique ainsi le succès: «La population a joué le jeu parce qu’elle se souvient de ce qui prévalait avant.»
Les successeurs de Fajardo, proches de lui, poursuivent l’effort. Le dernier en date, mêmes cheveux rebelles, même allure, plus jeune encore – il a 40 ans –, Federico Gutierrez, universitaire lui aussi, ingénieur civil, veut aller plus loin encore dans le domaine de l’éducation et par ailleurs il se voue à l’encouragement des technologies nouvelles, il veut attirer les entreprises à la pointe. Il a aussi travaillé dans le privé et cela compte.
Il n’a rien de l’idéologue angélique et n’a pas d’états d’âme quand il augmente les crédits pour la sécurité: depuis deux ans, des brigades dites intelligentes détectent les foyers de violence, des caméras scrutent les trains et les rues, recherchent les laboratoires clandestins de la drogue. Résultat: Medellín ne figure plus dans le peloton des villes les plus dangereuses du monde. On s’y assassine toujours moins.
Fajardo me demande comment je vais regagner mon hôtel. En taxi. L’air de ne pas y toucher, il demande néanmoins à ses gardes de me raccompagner dans la voiture blindée de service. La ville est plus sûre mais il n’y a pas que des petits saints. Mon appareil photo en bandoulière pourrait attirer l’attention des chenapans.
La colère des jeunes couve encore contre la Medellín version carte postale. Mais curieusement, elle ne vire pas à l’agressivité contre les autorités. Elle prend de la hauteur, au propre et au figuré. Des groupes de jeunes, dans les bidonvilles, s’expriment par le hip-hop, la break dance et les graffitis. La Comuna 13, elle aussi ensanglantée lors de la guerre anti-Escobar, a vu surgir plusieurs groupes d’artistes et de rappeurs en rupture.
Il en est résulté un ensemble devenu fameux, un centre où musiciens expérimentés et débutants s’en donnent en toute liberté. L’un des leaders, au nom mal choisi, Ciro Censura, explique: «Au début, toutes les chansons parlaient de guerre, de tristesse, de mort… Alors on a décidé de changer, de dire ce que nous avions vécu, d’évoquer les violences subies mais d’affirmer aussi que la vie continue, que l’on rêve, que l’on aime, que l’on crée…»
Pour prendre la mesure du renouveau, il ne suffit pas d’admirer le métro de surface, les routes en bon état, les places vertes, les musées et galeries à la pointe de l’art contemporain. Il faut voir et entendre la culture des hauteurs chaotiques. Les graffitis colorés, les jeunes musiciens et chanteurs qui savent dire, dans des accents heurtés, la révolte et l’espoir.
Un journaliste espagnol d’El País n’en revient pas: il a découvert une école de cuisine improvisée entre les taudis. Fréquentée par de jeunes hommes fatigués de moisir dans les ruelles… et oh ! surprise, par quelques ex-guérilléros, revenus, eux, du rêve révolutionnaire et de la guerre au fond des forêts.
L’euphorie, les jeunes Colombiens commencent à s’en méfier aussi. Le cinéaste Juan Sebastian Mesa et ses amis ont tourné un film: Los Nadie, les «nobody», pourrait-on traduire. Le réalisateur l’exprime ainsi: «Les choses vont mieux mais il reste une carcasse qui cache les problèmes. Nous vivons dans un territoire que dominent encore des pouvoirs noirs.» Ne pas céder à la noirceur, mais les yeux ouverts.
La ville modèle
La promenade sur les larges trottoirs de l’avenue principale est si plaisante. Des groupes de filles, fort belles, rient entre elles, regardent les vitrines et leurs offres souvent inaccessibles. Les garçons bien fringués les regardent de loin. Les jeunes couples flirtent dans les parcs, loin des parents chez qui ils vivent longtemps.
Tous se retrouveront dans les bars et les discos, branchés ou non. Pour la plupart, même si quelques-uns font briller leurs motos de luxe, l’argent est rare. Mais quelque fête est toujours à portée. Pour qui débarque de Paris, c’est le bain de jouvence après avoir croisé les regards défaitistes des Français.
Medellín et sa province ont dit non à l’accord de paix proposé par le président Juan Manuel Santos. Parce qu’une majorité de la population, traumatisée par les guerres menées par Escobar, les paramilitaires, l’est aussi par les exactions des révolutionnaires dévoyés. Elle considère que leur organisation a la part trop belle dans le compromis trouvé. Finalement, les dispositions revues dans un temps record paraissent bien acceptées. Tous veulent la paix et tentent d’y œuvrer.
La ville modèle contribuera sans doute à panser les plaies. Dans ce département d’Antioquia, des brigades où se côtoient des ex-FARC, des ex-paramilitaires et des volontaires sans étiquette ont déjà commencé une tâche titanesque: le déminage. Fléau qui a causé des milliers de morts et de blessés à vie.
Des délégations viennent de toute l’Amérique latine pour s’inspirer de ce succès urbanistique, social, économique et culturel. Les visiteurs européens, eux, sont peu nombreux. Ils se méfient. Ils ne peuvent pas croire à un tel changement. Dont, il est vrai, on leur a peu parlé. La mythologie du Mal a fait le tour du monde sur grands et petits écrans.
En revanche, la mythologie du Progrès, hors des balises idéologiques habituelles, n’infuse guère en direction de l’Europe et de l’Amérique du Nord, embourbées dans des schémas politiques dépassés, dans la contemplation de leurs fragilités, dépourvues de grandes figures du pouvoir capables d’inverser l’humeur morose des peuples.
Ce texte de Jacques Pilet est tiré du livre«Le monde est un village». Collectif, Editions de l’Aire. En vente dès le 10 janvier 2017.