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Genève internationale: le coeur féminin de l'ONU

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Jeudi, 9 Janvier, 2014 - 06:00

Diplomatie.Le nombre de femmes exerçant la fonction d'ambassadeure auprès des Nations Unies ne cesse de croître. Rencontre avec cinq d'entre elles.

Photos Eddy Mottaz

Pas de costume-cravate à l’horizon. Ces réunions informelles n’ont lieu qu’entre femmes, tous les deux mois environ. Elles bossent dur, mais autour d’un thé ou d’un repas. Elles se soutiennent et se conseillent aussi, sans oublier de rigoler. Cela pourrait être un afterwork entre copines, mais c’est bien plus. Il s’agit de l’un des cercles les plus fermés de la Genève internationale, dont font partie toutes les ambassadrices auprès des Nations Unies (protocole diplomatique et féminisation des noms de métiers obligent, certaines d’entre elles insistent pour l’utilisation du terme «ambassadeure»). Le nom de leur groupe sonne comme un défi aux clichés sexistes: Lipstick Club (Club du rouge à lèvres). Mais, à ce niveau d’expérience et de compétences, ces diplomates peuvent bien se le permettre.

Depuis sa création, en 2010, le Lipstick ne cesse de s’agrandir, et pour cause: entre 2008 et 2013, le nombre d’ambassadeures à Genève a presque doublé, passant de 21 à 39 sur 187 représentations. Une évolution à l’image de l’esprit du club, qui refuse de «cantonner les femmes dans le rôle de victimes de violences et d’inégalités». En février dernier, le Lipstick a célébré la réussite féminine à travers le monde en organisant une grande conférence: «The Power of Empowered Women».

Equité. La présence accrue des représentantes permanentes à Genève reflète la relative ascension sociale et économique des femmes à travers le monde. Quitte à en donner une image un brin optimiste: dans d’autres univers professionnels, comme celui de l’entreprise, cette ascension est nettement plus lente. Mais de nombreux pays semblent l’avoir compris: nommer des ambassadeures est une manière convaincante d’afficher sa volonté de mener une politique de développement et de paix.

Certains dirigeants ont ainsi déployé des mesures d’encouragement pour attirer des femmes qualifiées dans les Ministères des affaires étrangères. Exemple emblématique: Catherine Ashton. Dès son arrivée à la tête des Affaires étrangères et de la Politique de sécurité de l’Union européenne, en 2009, la Britannique s’est battue pour une meilleure représentation des femmes au sein du Service d’action extérieure de l’UE. La «disposition spécifique genre» vise ainsi à empêcher les discriminations à l’encontre des femmes au moment du recrutement. Résultat, le nombre de cheffes de délégation européennes a plus que doublé en quatre ans, passant de 11 à 28 sur 140.

Et s’il y en avait plus? Et si, derrière la meilleure représentation des femmes dans les négociations onusiennes se cachaient des aptitudes particulièrement adaptées au job? «Complètement stéréotypé! s’insurge Elissa Golberg, ambassadeure du Canada. Ce n’est pas une question de genre mais de compétences, de connaissances et d’engagement.» Pourtant, nombre de ses collègues jugent le tempérament féminin – empathique, patient, pragmatique – particulièrement adapté à la diplomatie multilatérale, où la dynamique de groupe joue un rôle important. «Les hommes ont tendance à laisser parler leur ego, à jouer au coq, tandis que nous nous concentrons sur l’objectif à atteindre. Nous maîtrisons bien l’art du compromis», illustre Mariangela Zappia, à la tête de la Délégation européenne.

Ne nous méprenons pas: le monde de la diplomatie n’est pas pour autant un paradis égalitaire. Et les bonnes vieilles remarques machistes vont bon train. «Certains collègues masculins disent à nos invités: “Regardez, elle est compétente et en plus elle est belle!”» se moque une cheffe de mission. Pire que le machisme, le paternalisme. «Un jour, un chef a cessé de m’envoyer en mission à l’étranger. Il disait me faciliter la vie, car j’avais un bébé. Mais je n’avais rien demandé!» se rappelle Mariangela Zappia. La cheffe de la délégation européenne note aussi la moins forte présence des femmes dans les endroits jugés «plus importants». A New York, centre politique hébergeant les six organes principaux de l’ONU, le nombre de représentantes permanentes n’atteint que 14%, soit 7% de moins qu’au Palais des Nations. Genève serait-elle donc un centre diplomatique de seconde zone? «Absolument pas! C’est le cœur humain et humanitaire de l’ONU. Nous prenons davantage de décisions qu’à New York et elles ont un impact réel sur la vie des gens», insiste Karen Pierce, ambassadeure britannique.
Et Genève possède l’indispensable: le Lipstick Club. Car, comme disait Madeleine Albright, ex-secrétaire d’Etat américaine, «il existe une place spéciale en enfer pour les femmes qui n’aident pas les autres femmes».


Elissa Golberg
40 ans, ambassadeure de la Mission du Canada auprès des Nations Unies

Ne demandez pas à Elissa Golberg si les femmes ont des dispositions naturelles à la diplomatie. Ce genre de «cliché» l’agace au plus haut point. «Nous ne sommes pas toutes empathiques, douces et patientes, et les hommes n’ont pas tous des ego surdimensionnés.» Avec son agenda de ministre, Son Excellence nous reçoit par téléphone. La voix est souriante – elle rit beaucoup –, mais ferme et un peu pressée. Sûre d’elle, convaincante, on comprend aisément qu’Elissa Golberg ait été nommée représentante permanente du Canada en 2011, à seulement 38 ans.

En intégrant le corps diplomatique canadien, en 1996, cette native de Montréal a encore en tête d’aller travailler dans une ONG. Mais elle se rend vite compte de l’impact «décisif» des diplomates sur la scène internationale. Alors elle reste, se chargeant de dossiers relatifs à la paix et à la sécurité, incluant la gestion de la réponse canadienne à plusieurs crises humanitaires. En 2008, elle devient la première représentante du Canada à Kandahar, Afghanistan, à côté des militaires. Et être une femme l’a parfois aidée. «J’étais en contact direct avec la population, on me laissait entrer dans les espaces non accessibles aux hommes.»

Et que dit son mari de ses activités risquées? «Il me soutient beaucoup», même depuis le Canada. «Skype aide.» Elissa Golberg fait aussi la fierté de ses parents, une Française réfugiée au Canada après la Seconde Guerre mondiale, et un Américain. «C’est fou qu’une immigrée de deuxième génération puisse devenir ambassadeure. Le Canada est vraiment un pays de diversité.» Et, à voir la longue liste de ses récompenses, dont le titre de Jeune Leader mondial décerné par le Forum économique mondial, on se dit que, vraiment, Elissa Golberg devait devenir diplomate.


Wafaa Bassim
58 ans, ambassadeure de la Mission d’Egypte auprès des Nations Unies

Elle était à Genève ce 30 juin 2013. Le jour où des millions de manifestants à travers l'Egypte demandaient la démission du président Mohamed Morsi, élu un an plus tôt. «Mon métier me prive parfois de moments importants.» Il y a chez Wafaa Bassim une sincérité touchante, qui vient des tripes. Sur son bureau, des piles de dossiers et un téléphone qui sonne souvent. Elle parle français, arabe et anglais. La moquette est couleur sable et elle, tout de noir vêtue, ressemble à une reine du désert.

Chez les parents de cette Cairote, un militaire et une femme au foyer, on parlait beaucoup de politique. Alors, à 23 ans, son diplôme de sciences politiques en poche, elle intègre le Ministère des affaires étrangères. «J'ai eu la joie de découvrir le monde», s'émerveille-t-elle encore. En 2001, elle devient ambassadeure d'Egypte en Roumanie, où le président la décorera pour ses services «exceptionnels». Heureusement, la distance et les heures de travail n'affectent pas la relation entre Wafaa Bassim et son mari, un ingénieur égyptien. En ce moment, il est au Caire avec leurs deux fils, alors que la benjamine est à Genève.

Une famille moderne donc, venant d'une Egypte que l'ambassadeure qualifie de «progressiste». Et quid des discriminations notoires envers les femmes? «Certains migrants des pays du Golfe véhiculent des valeurs traditionalistes qui ne sont pas les nôtres», rétorque-t-elle. Sans compter les courants conservateurs qui «instrumentalisent» l'islam à des fins politiques. «Aujourd'hui, nous voulons un gouvernement civil, démocratique et d'unité nationale, qui représente la société et la culture égyptiennes.»


Karen Pierce
54 ans, ambassadeur de la Mission du Royaume-Uni auprès des Nations Unies

English tea. Il fallait s'y attendre: une diplomate anglaise n'allait pas nous offrir du thé vert. Elle n'en boira pas. Assise dans le lobby feutré de l'Intercontinental, à Genève, Karen Pierce se concentre sur ses propos. D'entrée de jeu, la dame intimide. Rien à voir avec sa taille, moyenne, ni sa tenue, classique. Plutôt quelque chose dans l'intensité du regard, dans ces grands yeux bleus qui vous dévorent. Dans une autre vie, Karen Pierce a dû être une lionne.

Passionnée d'avions, cette fille unique scelle son destin à 11 ans, lorsqu'un magazine publie la photo d'une diplomate américaine sur un porte-avions. «En lisant l'article, je me suis dit que son job était le plus fantastique au monde», se souvient-elle. Alors Karen Pierce fonce, direction la prestigieuse Université de Cambridge, devenant la première universitaire de sa famille. Suit son entrée, à 21 ans, au Ministère des affaires étrangères, «un employeur très sévère» qui, jusqu'en 1972, force les femmes diplomates à démissionner en cas d'union. Plutôt rétrograde au pays des suffragettes. «Une femme devait rester loyale à son époux et ne pas voyager tout le temps.»

Pas de ça avec son mari, ex-consultant chez McKinsey désormais au service du Ministère britannique des finances. «Je couche avec l'ennemi!», plaisante-t-elle. Pendant sa carrière, Karen Pierce navigue entre les cinq continents et se spécialise dans la résolution des conflits et les affaires militaires. Cerise sur le cake, l'ambassadeure a trouvé le temps d'élever deux fils. «Avec beaucoup d'organisation, mon mari et moi avons construit une famille unie, même s'il y a eu des erreurs. C'est la vie.»


Mariangela Zappia
54 ans, ambassadeure de la Délégation de l’Union européenne auprès des Nations Unies

Elle parle avec les mains et sourit avec les yeux. Pas de doute: cette gracieuse blonde est de la race des expressives. De celles qui vous mettent immédiatement à l’aise, même dans ce bureau aux airs de (élégant) salon d’aéroport. Et lorsqu’elle écorche le français, on se rappelle qu’elle vient de la botte, italienne bien sûr. C’est d’ailleurs pour servir la Mission permanente de l’Italie auprès de l’ONU que Mariangela Zappia avait d’abord été télescopée à Genève.

Elle est nommée à la tête de la Délégation européenne le 8 mars 2011, journée internationale de la femme. A voir son regard azur s’évader vers le ciel, on devine que la diplomate se serait bien passée de la lourdeur de ce symbole, même si elle reste persuadée qu’il faut «encourager l’engagement des femmes».

C’est que, quand elle passe le concours diplomatique à Rome, en 1983, Mariangela Zappia est la seule femme. «J’étais la mascotte de ma promotion. Et maintenant, mes anciens camarades disent que je suis la reine!» rigole-t-elle. Pour accéder au trône, elle a travaillé «comme un homme»: de douze à quatorze heures par jour, en alternant les postes à Rome, Dakar et New York. Sauf qu’à côté il fallait aussi faire la cuisine ou emmener ses deux enfants, aujourd’hui majeurs, chez le pédiatre. «Contrairement à mes collègues masculins, j’avais un conjoint qui travaillait aussi.» Pendant plus de vingt-cinq ans, son mari sert l’UNICEF et a été pendant plusieurs années secrétaire général de CARE International. «C’était très difficile d’être postés au même endroit en même temps. Mais il comprenait ce mode de vie.» Aujourd’hui, ce retraité dirige Article 15, une fondation qui s’occupe des enfants travailleurs en Afrique de l’Ouest. A Genève.


Laura Dupuy Lasserre
46 ans, ambassadeure de la Mission de l'Uruguay auprès des Nations Unies

Elle a préféré cette salle de conférence un peu austère à son bureau. Assise à une table en bois massif, Laura Dupuy Lasserre semble sur la réserve. Elle ne manque pourtant pas d'humour, mais le manifeste par de petits sourires en coin. Dans quelques jours, elle sera en vacances à la mer, en Uruguay, et son visage s'illumine quand elle en parle. Sous les pavés, la plage.

Née à Montevideo, Laura Dupuy Lasserre a toujours voulu être diplomate. Il faut dire que sa famille compte deux ambassadeurs. Surtout, son père a été fait prisonnier sous la dictature uruguayenne, de 1973 à 1985. «Voir des injustices vous donne une impulsion pour la politique.» Ses parents auraient pourtant préféré qu'elle soit avocate, un métier qui ne «chamboule pas la vie de famille». Elle ne les écoutera pas et, quand elle parle de son divorce, elle assure que c'est «fréquent chez les femmes diplomates. C'est très difficile si l'homme ne travaille pas.» Son nouveau mari, lui, est ambassadeur d'Uruguay à Berne et, ensemble, ils élèvent leur fils de 9 ans.

Depuis le début de sa carrière, Laura Dupuy Lasserre s'intéresse aux questions sociales et économiques, un domaine où l'on a «plus de chances d'amener du changement». Ne pas répliquer les discriminations, notamment envers les femmes, un sujet qui lui est cher. En 2011 et 2012, elle est la première présidente du Conseil des droits de l'homme à Genève. Elle se démarque aussi en tant que plus jeune ambassadeure de son pays. Trop jeune pour certains. «Dès que vous faites du bon travail, on peut vous voir comme un problème, explique-t-elle, résignée. Une fois, l'un de mes chefs a même cru que mon mari m'aidait à faire mon travail.» Vivement le soleil.

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