Hommage. Le meilleur dessinateur du monde s’est éteint à l’âge de 58 ans, des suites d’un cancer. Issu de la mouvance punk, grandi dans le rock, cet humoriste infatigable a posé sa marque sur la Suisse et déridé la moitié de la planète. Il a fait ses débuts à «L’Hebdo», qu’il a accompagné durant vingt-cinq ans.
Au commencement est une baleine. Celle que Philippe Becquelin, à l’âge de 3 ans, dessina sur son petit tableau noir. Ce Léviathan de craie, cette bouche d’ombre épouvantait si fort le bambin qu’il n’osait plus rentrer dans sa chambre. Sa mère a dû effacer l’œuvre, en gourmandant son idiot de fils: «C’est juste un dessin! Et c’est toi qui l’as fait.»
Philippe Becquelin est né à Saint-Maurice, le 6 avril 1958. Son père, mécanicien à l’usine électrique de Lavey, aurait aimé être dessinateur. A défaut d’avoir pu suivre cette voie, il ramène Spirou, Tintin, Pilote à la maison pour le plus grand bonheur de Philippe et de ses deux sœurs. Comme il n’y a pas la télévision, les enfants dessinent tout le temps. Philippe aime Lucky Luke, l’absurde selon Gotlib, le graphisme simple des Peanuts, de Schulz.
Il vénère le Concombre masqué, de Nikita Mandryka. Sous le nom de Nicleb, Philippe illustre le journal de l’école, Le Potin (tirage: 800 exemplaires, ventes: 800 exemplaires, élèves du collège: 800) dans lequel le jeune Daniel Rausis fait ses premières armes. Après une scolarité plutôt orientée sur la cancrerie, puis des études interrompues de graphisme à Sion, le jeune Agaunois débarque à Lausanne.
Aux Beaux-Arts, il rencontre Dominique, une belle Pulliérane, atterrie là parce qu’elle dessinait «assez bien». Ils ne se sépareront plus. Expulsé de l’école pour rock attitude prononcée, le couple y revient par la porte de derrière et décroche tant bien que mal son diplôme. A la fin de l’été 1984, il débarque pour un stage de graphisme à L’Hebdo.
En ces temps où le no futureétait encore tout frais, le couple affectionnait le cuir jusqu’à la casquette. Assis côte à côte, courbés sur la table lumineuse, face au mur, ils se passaient et se repassaient les pages sur lesquelles ils travaillaient et faisaient montre d’un laconisme à toute épreuve.
Au même moment, la librairie Basta!, à Lausanne, exposait La vie après la mort, 40 dessins carrés, dispersion et encre de Chine, dévoilant la vie secrète des squelettes à travers une question existentielle capitale: «L’existence est-elle aussi nulle après la mort qu’avant?»
Danses macabres
Dans le premier article que leur consacrait L’Hebdo, les deux artistes reconnaissent apprécier les graffitis new-yorkais, la bande dessinée et le rock (Clash, Ramones, Zappa, Dylan…), mais observent de loin les courants artistiques. «Mieux vaut être Walt Disney que Warhol!», proclame Mix, avant de rectifier: «Pas Walt Disney, Schulz! C’est le plus grand.» Leur style se réclame de l’«art crocodilien» ou du «minimalisme gzou». Ce concept vient «des robots qui grincent un peu. Leurs articulations rouillées font «gzou gzou.»
C’est l’époque où Lausanne bougeait enfin. La Dolce Vita ouvre ses portes. A travers des danses macabres se réclamant du néo-expressionnisme berlinois, Philippe et Dominique définissent l’esthétique de cette vague culturelle sous le sigle Mix & Remix. Ce pseudonyme intrigant se réfère à la musique; il souligne aussi les bricolages, collages et recollages auxquels ils s’adonnent à quatre mains. Dominique laisse bientôt sa moitié voler de ses propres ailes. Promue «autorité morale», elle porte un jugement parfois sévère sur le travail de son conjoint.
Histoires mécaniques
Dans l’effervescence de la Dolce Vita, Mix & Remix réalise des affiches de concerts, des flyers, des étiquettes de vin… Tourneboulé par cette déferlante de couleurs, L’Hebdo retrouve les deux artistes entre les murs noirs de la Dolce Vita qu’ils ont graffités de toutes les couleurs. Un zéphyr printanier a soufflé sur les ossuaires.
En 1988, ils dessinent des mutants, des animaux rigolos, des robots. Leur créativité déborde dans les pages de L’Hebdo, qui accueille chaque semaine un strip scénarisé par Pierre-Jean Crittin: les Histoires mécaniques observent les cousins de R2-D2 cherchant à craquer les codes de la modernité urbaine.
Tracées en noir et blanc dans une ligne fil de fer, se réclamant d’un esprit Shadoks postpunk, ces scènes de la vie nulle enchantent la moitié des lecteurs. Il n’était pas rare que le rédacteur en chef du magazine se tournât vers le visionnaire anxieux qui avait introduit le loup punk dans la bergerie sociale-démocrate pour un blâme glacial sur la question de l’humour. Après une de ces admonestations, les deux loustics s’étaient vengés en proposant trois figures éprouvées de la mécanique comique comme le râteau dans la figure ou l’arroseur arrosé…
Il a sonné l’heure
Lentement, Mix devient indispensable. Sa rapidité d’exécution et la vivacité de son esprit sauvent L’Hebdo de quelques pannes visuelles. En janvier 1991, il signe sa première couverture, Je suis Suisse mais je me soigne, à l’occasion d’un numéro spécial conjurant les psychodrames liés à la célébration du 700e anniversaire de la Confédération.
Pour proclamer une approche décomplexée et répondre aux provocations de Ben, le dessinateur opte pour un fond rouge comme le sang, le feu, le drapeau, la culotte à Mickey, que barre une croix fédérale biscornue et hilare.
Pour faire bouillir la marmite à côté de ses activités artistiques, Mix travaille comme magasinier ou imprime des t-shirts. Lausanne étant la dernière ville à perpétuer la tradition médiévale du guet, il décroche le job le plus pittoresque du monde: veilleur à la cathédrale. Chaque soir, le dessinateur crie aux quatre points cardinaux: «Il a sonné l’heure!» Ainsi, celui qui veille de nuit sur le sommeil des citoyens est le même qui, le jour venu, réveille les consciences avec ses petits Mickeys.
Agitateur graphique, lanceur de brûlots éphémères, Frédéric Pajak estime dès les années 80 que «Mix & Remix est le meilleur. Le seul dessinateur romand à avoir un langage.» Les deux artistes travaillent de concert, participent à d’innombrables aventures éditoriales (Voir, Good Boy...), montent des expos. Le dimanche soir, Pajak monte retrouver Mix dans sa guérite du beffroi. Ensemble, ils font les illustrations de L’Eternité hebdomadaire. Sous l’influence de Pajak, Mix se dirige vers le dessin satirique.
En 1994, les auteurs des Histoires mécaniques subissent un sévère camouflet: le rédacteur en chef de L’Hebdo les licencie. Il apprécie leur travail, mais a soif de changement. Fin décembre, Mix livre son dernier strip et s’apprête à tirer sa révérence.
Profitant que le chef soit en vacances de neige, le chef de la rubrique culturelle et le rédacteur en chef adjoint s’abstiennent d’entériner une décision que leur supérieur a, semble-t-il, lui-même oubliée... La collaboration se poursuit – sans Crittin, froissé par l’affaire, tandis que Mix imagine un personnage central, Max, un petit gars avec des grandes oreilles.
Gros pifs
Au milieu des années 90, Mix renoue avec les gros nez de l’école franco-belge pour créer son homme universel, une créature insectoïde à pattes grêles et rostre volumineux qui fait la gueule. Comment les gros pifs ont-ils supplanté les squelettes? Ou, pour reprendre ses mots, comment passe-t-on «du Septième sceau aux Rois du gag? Je l’ignore. Ces putains de gros pifs, je trouvais ça vulgaire, horrible.
Et puis, tout à coup, ils étaient là… En dessinant des robots, je suis arrivé assez rapidement à cette stylisation. Quand j’ai commencé à faire du dessin satirique, il fallait que ce soit des êtres humains. J’ai juste mis une tête humaine avec un nez sur ces corps de robots, sur ces pattes. C’est vraiment des gadgets, pas de la vraie caricature.»
Dans la préface de Dessins politiques, Frédéric Pajak souligne que Mix ne recourt jamais à «la caricature ordinaire, besogneuse et stéréotypée». Il va «à l’essentiel. Par le dessin, mais aussi par l’idée. Quelques traits, quelques mots, jamais les uns sans les autres. L’idée, chez lui, n’est pas emberlificotée. Elle n’est jamais démagogique. Elle ne flatte pas le conformisme.»
La révolution graphique marque un changement de tonalité. Aux divagations drolatiques des Histoires mécaniques succède dans L’Hebdo la fameuse Petite semaine de Mix & Remix, des gags sur l’actualité qui font mouche avec une efficacité redoutable. En trois coups de crayon, le ci-devant peintre rock parvient à décortiquer les conjonctures les plus complexes.
Le no future des années de formation nourrit une pensée subversive. Il fait feu de tout bois: gauche-droite, riches-pauvres, crapauds-colombes, pacifistes-militaires, il n’y en a pas un pour sauver l’autre... Sous son apparente désinvolture, le dessinateur s’intéresse à tout et démontre un exceptionnel talent de vulgarisation amusante. Son nihilisme amusant séduit tout le monde.
«Le meilleur»
«Mix, c’est le meilleur, c’est le plus grand», affirme Blaise Duc, ancien gérant de la Dolce Vita, aujourd’hui directeur du département Design & Promotion RTS. Pour Zep, pour Siné, il est simplement le «meilleur dessinateur d’humour de la planète».
Avant de devenir directeur éditorial chez Casterman, Benoît Mouchart dirigeait le Festival d’Angoulême. Il y a organisé en 2005 une petite exposition Mix & Remix, très prisée par les professionnels qui saluent tous «le talent d’humoriste coup de poignard, mais aussi le dessin beaucoup plus sophistiqué, plus élaboré que ne le laisse supposer son apparente simplicité».
A la tête du Courrier international, Odile Conseil ne cache pas son enthousiasme: «Mix se différencie des autres par sa drôlerie incroyable. Il ne se départit jamais de ce principe: aller chercher le truc marrant. Sur certains sujets, on les voit venir de loin, les dessinateurs. Mix, il réussit toujours à aller ailleurs. Les dessins de Mix, on les adore, parce qu’ils font toujours rire, ce qui n’est pas le cas avec ceux des autres.»
Pierre-Jean Crittin confirme. Peut-être Mix a-t-il «pareillement décollé parce qu’il ne vient pas de la même planète que les autres dessinateurs de presse. Je crois qu’il a conservé un rapport au rock. Une chanson de trois minutes pour raconter une histoire: ses dessins procèdent de la même démarche. Ce sont des hits, ils sont catchy. Mix est au dessin ce que les Ramones sont à la musique.»
Gags à deux balles
A côté du dessin d’actualité, Mix perpétue une tradition comique avec ce qu’il appelle ses «gags à deux balles». Frappées au coin de l’absurde, ces histoires d’hommes des cavernes et de Martiens, d’îles désertes, de clowns et de fous renvoient à l’enfance de la BD et nourrissent 1er Degré, publication papier éphémère, pérenne sur le web. On y trouve celle de l’escargot qui a arrêté la coke ou ce dialogue contemporain renversant: «Tu filmes ton oreille?» «Non, je téléphone...»
Au cours de la dernière décennie, Mix se démultiplie. Parallèlement à L’Hebdo, il collabore à Blick, Vibrations, Courrier international, Lire, L’Express, Siné Mensuel, Spirou... Il illustre en direct Infrarouge à la télévision. Il dessine pour l’Administration des impôts, le Centre social protestant, la Loterie romande, les manuels scolaires... Il produit jusqu’à dix dessins par jour, d’une qualité égale.
Le meilleur de son travail est rassemblé dans Gags, Regags, Le Mix et Dessins politiques (Les Cahiers dessinés). Si l’on suggère à l’ex-fer de lance de l’underground lausannois qu’il est devenu une institution, il ricane: «L’underground mène à tout à condition d’en sortir. En fait, je ne me suis jamais senti le fer de lance de quoi que ce soit. Tu es underground parce que l’underground t’engage. Si, dans les années 80, la BCV avait voulu des squelettes, je n’aurais pas été underground...»
Fidèle à L’Hebdo, il y dispose depuis 1998 d’une pleine page, quatre dessins et un strip, pour commenter l’actualité. Il truffe les pages du magazine d’illustrations, sauve par son humour de pesants dossiers sur la fiscalité ou les bilatérales. Le mardi, c’est fête lorsqu’il livre ses dessins.
En 2005, pour un grand portrait, nous avons rejoué la scène primitive: au collège de Saint-Maurice et sur le tableau noir de sa classe, sans peur ni remords, Mix a redessiné la baleine originelle. Et puis, en 2013, après un quart de siècle passé à dérider L’Hebdo humainement et graphiquement (il a même décoré les murs de la salle de conférences), Mix & Remix est parti pour le Matin-Dimanche. Le magazine n’a plus jamais été le même.
Derniers riffs
Au début de l’année, on a diagnostiqué un cancer du pancréas à Philippe Becquelin, qui souffrait de douleurs dorsales. Mix a disparu de la presse et de l’espace public. On l’a recroisé, très amaigri mais toujours rigolard, au festival BD-Fil, au Palais de Rumine où il recevait le Prix du rayonnement de la Fondation vaudoise pour la culture. A la fin de l’été, profitant d’un regain d’énergie, il ouvrait une lucarne en page 2 du Matin-Dimanche.
L’autre jour, l’Espace Richterbuxtorf, à Lausanne, vernissait Venus pour rire, exposition conjointe de Mix & Remix et de Louiza, sa fille. Le père trempe son pinceau dans l’encre la plus noire pour renouer avec le geste paléolithique de ses débuts. Il est difficile de dissocier ces œuvres puissantes de son état de santé. Par exemple Joyeuses Pâques: unies par des filaments, deux figures ovoïdes, l’une chétive et jaune, l’autre forte, rouge et en colère, semblent symboliser le lien entre l’être et la tumeur.
Pour le galeriste Gilles Richter, ces derniers traits arrachés par Mix à la nuit sont comme l’accord brutal et définitif qu’un vieux rockeur plaque sur sa guitare. La comparaison est parfaite. D’ultimes griffures, fortes comme le riff de London Calling. Trente ans de rock’n’roll dans les pognes...
La foule des grands soirs se pressait à Richterbuxtorf. Il y avait là ceux qui, au XXe siècle, faisaient L’Hebdo et la Dolce Vita, Vibrations et Good Boy, et même Philippe Geluck, passé en voisin bruxellois. Mix est arrivé plus tard. Il s’est assis au fond, souffle court. Les amis allaient le saluer comme on rend hommage à un astre qui s’éteint. La semaine suivante, Philippe Becquelin entrait à l’hôpital. Il s’est éteint le 19 décembre 2016.
La bouche d’ombre de la baleine griffée sur un tableau noir en 1961 a fini par engloutir Mix, le seul à même de rendre le sourire à l’époque. Le monde a perdu un génie, nous pleurons un ami.
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