Interview. Un oiseau de malheur? Plutôt un redoutable visionnaire. Le père scientifique du premier bébé-éprouvette français prédisait il y a trente ans la sélection humaine généralisée. La recherche vient de confirmer encore une fois ses intuitions.
L’information est tombée en novembre*: on pourra bientôt (on peut déjà chez la souris) fabriquer des ovules à partir d’un simple prélèvement de peau. Plus rien ne s’oppose à l’avènement de «l’eugénisme démocratique» prédit par Jacques Testart il y a trente ans. Le biologiste qui a permis la naissance d’Amandine, le premier bébé-éprouvette français, est devenu un critique inlassable des dérives technomédicales.
Dans sa maison de la banlieue parisienne caressée par un jardin indiscipliné, retour sur quarante ans de saga procréative. C’était le 8 décembre, jour de l’Immaculée conception.
«Avant la fin du siècle, tous les enfants seront choisis dans les éprouvettes des biogénéticiens», écrivez-vous dans «Faire des enfants demain». Mais qui dit éprouvette dit fécondation in vitro (FIV), une épreuve pénible que l’on n’affronte pas sans raison grave.
C’est vrai, la FIV constitue un véritable obstacle à la généralisation de l’instrument de sélection qu’est le diagnostic préimplantatoire (DPI). Elle reste pénible et son taux de réussite plafonne. Mais ce dernier verrou aussi est en train de sauter. C’est chose faite chez la souris, on vient de l’apprendre: des Japonais ont réussi à fabriquer des souriceaux à partir de cellules banales. C’est une nouvelle énorme, même si elle n’a eu aucun écho dans les médias. La preuve que je ne m’étais pas trompé il y a trente ans…
Expliquez-nous.
La dernière barrière qui nous sépare de l’eugénisme consensuel dont je prédis l’avènement, c’est la production d’ovules, qui reste rare et complexe. J’avais imaginé que l’on se mette à en fabriquer à partir de cellules-souches des ovaires, après une simple biopsie. Mais la découverte japonaise va au-delà: on va pouvoir fabriquer des ovules à l’infini à partir d’un simple prélèvement de peau!
Y compris chez une femme ménopausée?
Bien sûr. Il faut comprendre que le processus d’optimisation de la qualité des bébés passe par le traitement du risque, c’est donc une affaire de statistique et d’algorithmes. Si vous avez des milliers d’embryons, vous pouvez les soumettre à un screening automatisé, par comparaison avec un génome type «normal». L’eugénisme moderne, démocratique et mou est arrivé.
Reprenons l’histoire depuis le début. 1974. Alain Tréboul, prof en région parisienne, demande une vasectomie pour alléger sa femme du poids de la pilule. Les médecins du Cecos (Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains) lui offrent une intervention gratuite en échange d’un don de sperme. Il devient ainsi un des premiers donneurs français. Vous étiez déjà actif dans le domaine de l’aide médicale à la procréation (AMP) à ce moment-là?
Non, je n’ai commencé qu’en 1978. En 1974, j’étais encore avec mes vaches, à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). Je développais la technique des mères porteuses bovines dans un but d’amélioration génétique. Je n’avais pas encore compris que je m’inscrivais dans une logique de croissance complètement stupide au moment où Bruxelles instaurait des quotas laitiers.
Première étape: l’insémination artificielle (IA), qui devient IAD (D comme donneur) lorsque le sperme est celui d’un tiers anonyme. Du point de vue scientifique, c’est du «bricolage», écrivez-vous…
Introduire des spermatozoïdes dans un vagin, ce n’est pas sorcier. Vous pouvez faire ça dans votre cuisine, avec une paille, une cuillère. Aujourd’hui, on optimise en les déposant directement dans l’utérus, mais fondamentalement, la médecine n’a fait là que s’accaparer un geste à la portée de tous. C’est du point de vue éthique que l’IAD marque une rupture problématique puisque le sperme est celui d’un tiers dont on garantit l’anonymat: on fabrique des orphelins génétiques. Mais la pratique s’est imposée en douce, sans soulever le moindre débat…
Alain Tréboul dit: «Les médecins ne nous ont rien expliqué. C’étaient des apprentis sorciers…» Il milite aujourd’hui pour la levée de l’anonymat du don.
Les médecins du Cecos étaient de bonne foi. Le problème est qu’ils ont pensé à aider les parents en oubliant complètement l’enfant. On sous-estime la souffrance que cela implique d’être ainsi coupé de ses origines génétiques. Le paradoxe est que l’anonymat du don est défendu par ces mêmes médecins qui mettent l’accent sur la génétique dans le choix des gamètes au moment de sélectionner un donneur… Mais les plaintes se multiplient et je crois que l’anonymat du don sera levé en France, comme il l’a été en Suisse et dans la plupart des pays du nord de l’Europe.
1982. Naissance d’Amandine, grâce à une fécondation in vitro réalisée dans votre laboratoire de l’hôpital Antoine-Béclère, à Clamart. Techniquement, la FIV est-elle plus complexe que l’IAD?
Un peu, puisqu’il faut arranger le rendez-vous entre les gamètes au bon moment, hors du corps féminin. En revanche, du point de vue éthique, la FIV familiale ne pose aucun problème: on ne fait qu’aider un couple à résoudre une question de plomberie pour faire un enfant aléatoire. Ce qui pose problème, c’est l’anonymat, le tri des embryons, la commercialisation des gamètes. Tout cela a commencé avec l’IAD. C’est pourtant la FIV qui a suscité une vague d’émotion.
Le jour de la naissance d’Amandine, vous n’êtes averti de l’événement qu’après coup par le gynécologue René Frydman, qui, au fil des ans, prend la place du héros principal.
Celui qui cueille les fruits n’est pas le même que celui qui plante les arbres…
Les biologistes ont été «réduits au rôle de petites mains au service de l’affairisme médical», écrivez-vous. Le biologiste serait moins affairiste que le médecin?
C’est un salarié, alors que les actes du gynécologue sont libres. L’AMP est devenue un immense marché et les médecins portent une responsabilité dans cet emballement technocommercial.
Amandine a aujourd’hui 34 ans. L’avez-vous revue?
Il y a eu des rencontres régulières avec la famille, des gens dignes et discrets. Puis je n’ai plus revu Amandine, dont René Frydman est le parrain. Je sais seulement qu’elle va bien, qu’elle travaille dans le domaine médical, qu’elle a eu un enfant.
1986. Vous publiez «L’œuf transparent» et «Le Monde» annonce en une: «Jacques Testart arrête ses recherches.»
Faux. J’ai seulement refusé de m’impliquer dans la recherche qui vise à améliorer la qualité de l’enfant. Mais j’ai continué la FIV, avec la congélation de l’embryon en 1986, puis, en 1994, l’ICSI, qui apporte une réponse à l’infertilité masculine en évitant le don de sperme. En cohérence avec ma ligne de conduite: aider les couples à avoir des «bébés du hasard», mais refuser de les aider à avoir des bébés programmés. Ce à quoi je dis non, c’est la sélection humaine.
Une sélection humaine que vous annoncez alors que le diagnostic préimplantatoire n’existe pas encore: intuition?
Je me suis dit: «Du moment que l’on peut concevoir des œufs hors du corps humain, on peut enquêter sur chaque œuf, et donc opérer une sélection.» A l’époque, on m’a traité de rêveur pessimiste: impossible de poser un diagnostic sur la base d’une seule cellule, m’a-t-on dit. Et aussi: les médecins ont signé le serment d’Hippocrate, ils ne se prêteront jamais à la sélection d’embryons. Quatre ans plus tard, c’était fait: en 1990, le DPI était là.
C’est le moment de votre rupture définitive avec René Frydman et de votre départ de l’hôpital Antoine-Béclère. Le diagnostic préimplantatoire, c’est la découverte de trop?
Oui. Nous glissons inexorablement du désir d’enfant au droit à l’enfant et du droit à l’enfant au droit à l’enfant de qualité. On me reproche de parler d’eugénisme, mais le mot n’est pas usurpé.
Les Suisses ont récemment voté en faveur d’un DPI réservé aux couples souffrant d’une maladie génétique grave. Que leur dites-vous?
Que les barrières législatives ont prouvé leur inefficacité. On est sur une pente glissante. De petit pas en petit pas, on va vers des bouleversements majeurs. Qu’est-ce qu’une «maladie particulièrement grave»? La formule se prête à toutes les interprétations.
Sur Internet, on trouve des tests génétiques vous renseignant sur les probabilités que vous avez de développer telle ou telle maladie. Comment imaginer qu’ils ne serviront pas, demain, pour faire valoir votre droit au DPI? Déjà, en France, où la législation est restrictive, des DPI sont pratiqués pour enrayer la transmission de facteurs de risques comme celui du cancer.
Et aux parents porteurs d’une maladie génétique grave, que dites-vous?
Que le diagnostic préimplantatoire «pour la bonne cause», c’est bien, mais qu’en Suisse comme ailleurs la perversion du progrès est inévitable. Pour leur permettre de faire un enfant sain, il y a le diagnostic prénatal: c’est très pénible, mais c’est une manière d’éviter le pire. Le DPI, lui, devient une manière d’obtenir le meilleur. Aux USA, il permet déjà de choisir le sexe de son enfant.
L’«eugénisme moderne» n’aurait pas été possible sans l’étape de la FIV. Si c’était à refaire?
Je ne sais pas. Je le referais à condition qu’en amont on ait réussi à poser des garde-fous aux dérives.
Un des facteurs de l’emballement actuel, c’est l’extension de l’assistance à la procréation aux demandes «sociétales» et non plus médicales. Le pas de trop?
Oui. Pour moi, la biomédecine doit aider les couples handicapés par une stérilité avérée, non des personnes qui souhaitent un enfant sans passer par le rapport sexuel. Les arguments des couples homosexuels et des femmes seules ne sont pas recevables. Les questions humaines appellent des réponses humaines, pas techniques. Il faut démédicaliser la naissance.
Une réponse, c’est l’«insémination conviviale», entre amis de bonne volonté?
Oui, les lesbiennes américaines la pratiquent depuis les années 70. Et si vous ne trouvez pas la personne de bonne volonté, il faut admettre qu’il y a des situations sans solution. Payer une femme pour porter un enfant, ce n’est pas une solution, c’est de l’esclavage. Pareil pour les femmes ménopausées: il faut admettre qu’on est mortel. Et que si on veut un enfant, il faut le faire à temps.
Vous êtes contre la congélation de convenance des ovocytes?
Oui. Cela banalise l’idée que tout est possible tout le temps. Et le succès est loin d’être garanti: on donne des espoirs et on risque de grosses déconvenues.
Pour que «l’aide conviviale à la procréation» existe, il faut tout de même l’encadrer par des lois…
Je ne suis pas très partisan de ce développement. Mais au cas où il serait adopté, il faudrait alors que les choses soient faites en toute transparence: tous les intervenants devraient apparaître sur la carte d’identité de l’enfant.
On vous a déjà accusé d’homophobie?
Oui, on m’a aussi traité de suppôt du Vatican. Le comble pour un athée de gauche.
La lutte contre la marchandisation du corps humain devrait être un combat de gauche. Pourtant, les dérives de l’AMP sont un sujet étiqueté de droite: l’explication à ce paradoxe?
Peut-être le fait que la gauche tient au «tout est permis», y compris en dépassant les limites de l’espèce. J’ai beaucoup d’amis verts dont la fascination pour les développements de la technomédecine me hérisse. La gauche est encore victime de l’idéologie du progrès.
Finalement, l’eugénisme, pourquoi pas, s’il ne tue pas?
L’humaniste vous répond que l’enfant sur commande devient un objet et non un sujet, qu’il annonce la médicalisation exacerbée des survivants du tamis génétique, la normalisation des sociétés et leur virage autoritaire. Le biologiste, lui, pointe le risque de perte de la diversité humaine. Après quelques générations de sélection généralisée, l’espèce aura muté et deviendra incapable de résister à une épidémie.
Croyez-vous vraiment à ce futur-là?
Je n’en suis pas sûr. Mais si les choses doivent tourner autrement, ce ne sera pas pour des raisons éthiques, mais économiques et environnementales: faute de choisir la frugalité et la convivialité, nous allons vers la décroissance subie, voire l’économie de guerre.
Vous êtes pessimiste.
Ça m’énerve qu’on me dise ça! Tant qu’on agit pour que les choses aillent mieux, on n’est pas pessimiste. Je suis lucide, et militant.
Vous militez pour la démocratisation de la technoscience, notamment via les conventions de citoyens. Expliquez-nous.
L’idée est de soumettre la réflexion sur les innovations à des groupes de citoyens tirés au sort, profanes (sans intérêts dans le domaine) et formés de manière conséquente et objective sur le sujet dont ils auront à débattre. Des groupes de ce genre – les conférences de citoyens, dont nous proposons une version rationalisée – existent depuis une trentaine d’années dans différents pays.
On observe que des gens ordinaires, invités à réfléchir dans ce cadre solennel, deviennent intelligents et altruistes. Ils émettent des idées inédites, ne défendent pas leur pré carré et se prononcent dans l’intérêt des générations futures. Cette qualité qu’ils manifestent, je l’appelle l’humanitude.
C’est ce qu’il y a de plus précieux pour défendre le bien commun, et elle est absente du référendum cher aux Suisses. Les conventions de citoyens devraient réguler la vie politique pas seulement en France, mais dans le monde. Il faut une révolution mondiale pour instaurer la démocratie permanente.
Finalement, vous êtes un champion d’optimisme. Vous avez des enfants?
Quatre, et trois petits-enfants. Je leur ai dédié mon dernier livre avec ces mots: «Parce que, malgré tout, il y aura un futur.»
* «Reconstitution in vitro of the entire cycle of the mouse female germ line». «Nature», 10 novembre 2016.