Interview. Le philosophe français, fondateur de l’Ecole occidentale de méditation, dénonce les injonctions de perfection que nous nous imposons et livre avec «Foutez-vous la paix! Et commencez à vivre» un message de déculpabilisation fort et libératoire.
Et si nous étions allés trop loin? Si l’engouement pour les techniques et les voies dites de «développement personnel», la méditation, le yoga ou les figures de «sages», du dalaï-lama à Matthieu Ricard en passant par Frédéric Lenoir ou Alexandre Jollien, l’attention extrême portée à l’alimentation, la quête du bio, du zen ne masquaient pas un activisme du mieux-faire nous transformant en tortionnaires de nous-mêmes?
C’est ce que soulève le philosophe et écrivain Fabrice Midal, l’un des principaux enseignants de la méditation en France, dans Foutez-vous la paix! Et commencez à vivre. Succès d’édition annoncé, ce livre vigoureux, jubilatoire, libérateur et déculpabilisant met le doigt sur la transformation de cette quête du bonheur en une somme d’injonctions et de normes qui «menacent l’humanité en l’homme».
Coïncidence: les Editions Favre publient un livre qui part du même constat de lassitude face aux objectifs irréalistes de la plupart des ouvrages de pensée positive. Intitulé Rien à battre. Pour en finir avec la mauvaise conscience, signé de l’écrivain et humoriste Tommy Jaud, énorme succès en Allemagne l’an dernier, ce texte provocateur et drôle fait écho avec humour et décalage au livre de Fabrice Midal. Et annonce sans nul doute une tendance de fond.
De quel constat est parti «Foutez-vous la paix!»?
Depuis des années, je constate partout que nous nous torturons à longueur de journée en tentant d’intégrer des normes, des injonctions, des modèles qui ne nous correspondent pas. Nous voulons «mieux faire» en étant persuadés que nous ne savons pas «bien faire». C’est un problème majeur.
La plupart des injonctions qui nous sont assénées pour nous calmer ne font que nous mettre une pression plus grande. Je l’ai constaté même dans mes cours de méditation: quoi que je fasse, les participants se mettent la pression pour réussir, me disent: «Je n’y arrive pas.» Mais il n’y a pas à arriver ou pas arriver! Les gens s’infligent une double punition; non seulement il faut réussir, mais si on n’y arrive pas, on est nul.
«Foutez-vous la paix!» signifie-t-il cesser de suivre les préceptes et les techniques du développement personnel?
Mon livre n’est pas une critique du développement personnel. Le développement personnel, même si je n’aime pas particulièrement cette expression, est un phénomène intéressant et un ensemble de méthodes et de courants de pensées qui aide les gens en recherche de sens et d’harmonie. Je veux aider les gens. Les gens souffrent. Les grandes idéologies se sont effondrées, et nous voulons des réponses concrètes pour nos vies. Nos sociétés ne sont pas plus heureuses malgré tous les progrès faits dans les domaines sociaux, scientifiques, médicaux.
Je suis bien sûr pour que les gens changent s’ils le veulent, mais ça n’ira pas sans arrêter de vouloir changer. Notre obsession de la perfection nous amène à exercer à l’égard de nous-mêmes un harcèlement moral qui tomberait sous le coup de la loi si nous l’appliquions à l’encontre d’un tiers! Nous sommes pris dans un activisme frénétique qui nous rend aveugles. Nous nous agitons en oubliant l’essentiel.
Je suggère quant à moi qu’arrêter devient paradoxalement le seul moyen d’agir, de redécouvrir les possibles en nous que nous avons oubliés. Se foutre la paix devrait être le leitmotiv de toute notre existence.
L’injonction de réussir, l’impératif de réussite économique se seraient étendus à tous les aspects de la vie?
Oui, la notion de productivité s’est étendue à la vie personnelle et intime. Tout est devenu outil de performance. Même la méditation doit servir à être calme et productif. Je suis malheureux lorsque je vois que l’on présente la méditation comme une méthode pour rendre encore plus efficace, calme et performant, augmenter la productivité des travailleurs, ou rendre les enfants silencieux, c’est honteux!
Je souhaite, au contraire, qu’en nous enlevant la pression, nous retrouvions le cœur de ce qui nous rend vivants. Ce perfectionnisme, cette manière de vouloir constamment trop bien faire sont une forme de maladie de notre temps. La plupart des burn-out y sont liés. C’est quelque chose de nouveau dans notre civilisation. Mon livre est une manière de répondre à ce mal-être que nous nous infligeons à nous-mêmes.
Vous relevez l’aspect contradictoire de ces injonctions...
Ces injonctions sont en effet souvent contradictoires: il faudrait être calme et dynamique, sage et drôle, chaleureux et dur en affaires, etc. C’est intenable. Comme dans tous les milieux compétitifs, nous sommes appelés à nous comparer, mais via une injonction paradoxale: soyez comme tout le monde et ne sortez pas du lot, mais en même temps soyez différents.
Think different, «Pense différemment», intime le fameux slogan d’Apple, qui vend pourtant les mêmes ordinateurs, les mêmes tablettes et les mêmes téléphones à des dizaines de millions d’exemplaires dans le monde. Cette double injonction, différenciez-vous en faisant comme tout le monde, est d’une grande violence. Je cherche dans ce livre à décrire une forme de harcèlement moral qui sous-tend le marketing de toutes les marques et globalement le capitalisme de notre XXIe siècle.
Que faire contre cette volonté de contrôle qui domine notre société?
Vous voulez réussir un examen, un entretien? Commencez par vous foutre la paix. Libérez-vous des carcans qui vous emprisonnent sans que vous vous en rendiez compte. Découvrez d’autres forces, d’autres atouts qui tiennent de la capacité d’inventer une réponse, d’entrer dans la danse, de donner le meilleur de soi-même. Lors de mes premières conférences, je multipliais les lectures, les notes, je rédigeais un texte que je lisais.
Tout le monde s’ennuyait, moi le premier. J’obéissais à des règles que j’avais moi-même inventées. Un jour, j’ai fini par comprendre qu’il me fallait transgresser ces règles. La première fois que je me suis lancé, sans texte écrit mais avec juste quelques notes, j’ai eu l’impression d’un saut dans le vide.
J’ai été surpris par l’intensité de l’expérience. J’avais commencé à me faire confiance, et mes conférences à trouver vie. Je n’appelle pas à l’anarchie, mais à la vie sans muselière, à un rapport neuf, vivant aux règles et à la discipline. Nous aurons vraiment confiance en nous le jour où nous admettrons que nous ne maîtrisons pas tout.
Notre engouement pour les thérapies de toutes sortes est aussi le signe de notre volonté, voire de notre obsession, de comprendre, de nous comprendre. Avons-nous tout faux?
Nous entreprenons des thérapies pour essayer de comprendre, en espérant que la compréhension sera libératrice. Nous comprenons beaucoup de choses, mais cela ne nous permet pas de changer. Le chemin vers soi n’est pas balisé comme une carte routière. Etre soi, ce n’est pas se définir, ce n’est pas une affaire expédiée par un test de personnalité chez un psychologue. Ce n’est pas s’étudier, c’est s’oublier. J’aime ce mot de Bernanos:
«Se connaître est la démangeaison des imbéciles.» Cessez de chercher à tout comprendre, découvrez le pouvoir de l’ignorance. Pour peu que nous abandonnions le souci de tout comprendre, une deuxième force se révèle à nous: l’intuition. L’intuition n’est pas irrationnelle, elle est même une forme de rationalité souterraine qui se déploie d’autant mieux que l’on se fiche la paix.
Nous voyons la sagesse comme un remède à nos maux contemporains. A tort?
Nous avons un fantasme de sagesse. Nous regardons les grands sages avec envie. Nous vivons conditionnés par ce rêve que nous pourrions être des sages dans leur tour d’ivoire, impassibles devant les tourments. Mais on se fait de la sagesse une idée fausse et infantile! Comme si la sagesse s’achetait au supermarché en six mois de stage de yoga! Il a fallu à Nelson Mandela ou au dalaï-lama une vie entière d’épreuves, de combats, d’expériences pour devenir Mandela et le dalaï-lama.
Et comme, malgré les conseils «faciles» qui nous sont prodigués de tous les côtés, nous restons colériques, impatients, fragiles, nous en nourrissons une profonde culpabilité, signe de notre échec à être à la hauteur de cet idéal absurde que l’on nous tend... De plus, nous confondons sagesse et calme. La sagesse n’est pas le calme, l’absence d’émotions, tout au contraire.
Je préfère mille fois l’enthousiasme! Nous ne sommes pas assez vivants, c’est cela notre problème, pas de manquer de sagesse! Le mouvement de libération que nous devons faire, c’est de se relier à la vie en soi, pas de se calmer.