Dejan Nikolic
Décodage. Piégés par les grands sites de réservation en ligne et leurs commissions jugées abusives, les hôteliers suisses cherchent par tous les moyens à s’émanciper. Explications et petit tour d’horizon des possibilités pour contourner ces plateformes dominantes.
Voilà environ vingt ans que sont apparues les online travel agencies (OTA), ces intermédiaires dont se sont copieusement servis les hôteliers pour s’offrir une visibilité internationale et démultiplier leur clientèle. Non sans succès. Avec le temps, cependant, l’appui des premières années s’est mué en servitude. Devenus quasi indispensables, les rabatteurs de nuitées sur l’internet imposent désormais 10, 20, voire plus de 30% de commission sur les chambres qu’ils permettent de louer.
Pire: les hôtels ont pour interdiction de proposer des tarifs inférieurs sur leur propre site web, sachant que plus du quart des chambres en Suisse sont aujourd’hui vendues sur l’internet. Principalement par les grandes plateformes que sont Expedia, TripAdvisor, Trivago, HRS ou encore Priceline.com. Sans oublier Booking.com, dont la part de marché sur le territoire helvétique a grimpé de 53% à 71% en quatre ans. Face à cette position dominante, assortie de clauses contractuelles décriées, les enseignes étoilées du pays cherchent la parade ultime.
Si, en Suisse, les hôteliers ne peuvent pas proposer sur leur site internet des offres plus avantageuses que les OTA en vertu de la parité tarifaire, la France ainsi que l’Allemagne ont pourtant interdit de telles clauses. Et l’Italie comme l’Autriche y songent. Afin que l’hôtellerie helvétique ne soit alors pas désavantagée par rapport à ses concurrents européens, le conseiller aux Etats Pirmin Bischof (PDC/SO) a lancé en octobre dernier une motion visant à supprimer cette contrainte contractuelle.
Mais le texte a été tacitement renvoyé en commission. Karine Sieber, porte-parole d’Hotelleriesuisse, attendait avec impatience le résultat des discussions au sein de cette commission de l’économie et des redevances des Etats. Cette dernière a d’ailleurs longuement débattu au début de cette semaine, avant de reporter sa décision à la prochaine séance.
La branche a aussi trouvé un soutien auprès de Stefan Meierhans. Le préposé à la surveillance des prix examine actuellement si la hauteur des commissions fixées par Booking.com peut être qualifiée d’abusive et si l’ouverture d’une enquête se justifie.
La France a par exemple fait sauter, en novembre dernier, deux importants verrous. L’un concerne le musellement par les tarifs imposés par Booking.com, l’autre la contrainte de parité des disponibilités, les hôteliers étant jusqu’alors obligés de toujours proposer le même nombre de chambres que le site de réservation, même s’ils s’attendaient à une forte demande en direct.
«Je crois qu’il est important pour les hôtels que la parité tarifaire soit éliminée au plus vite, analyse Michael Maeder, directeur de Switzerland Travel Centre (STC). Toutefois, cela ne va pas changer beaucoup de choses à court ou à moyen terme. La dominance des OTA n’est à présent plus basée sur la parité. Elle l’était à l’époque où elles cherchaient à avaler des parts de marché et à grandir. Aujourd’hui, la dominance réside dans le pouvoir marketing, la technologie, l’expérience du consommateur et la base de clients.»
Piégés, mais pas contraints
Les Booking.com et Expedia ne peuvent pas forcer les hôtels à travailler avec eux. Ce sont in fine les établissements qui ont la responsabilité de trouver le meilleur alliage en matière de distribution, les plus paresseux ayant a priori davantage recours à des prestataires externes. «Une OTA peut être quelque chose de très positif, souligne Michael Maeder. Vous ne trouvez pas beaucoup de secteurs où un fournisseur a la possibilité de vendre votre produit à l’international, moyennant une commission de 15% seulement.»
Dispositifs moins gourmands
Des possibilités pour contourner les plateformes dominantes existent. Comme la société BookBedder. Créée en Suisse par une équipe basée dans l’incubateur de l’Ecole hôtelière de Lausanne, elle s’efforce depuis un an d’offrir un meilleur retour sur investissement pour les hôteliers. «Malgré notre taux de croissance de 280% en 2016, notre effet sur le marché reste en dessous de nos espérances», déplore Skye Legon, cofondateur de la start-up vaudoise.
Cette dernière concentre son offre exclusivement sur les établissements indépendants, davantage assujettis aux pratiques de Booking.com en raison de ressources marketing trop faibles. A l’inverse des chaînes hôtelières qui ont la taille suffisante pour négocier des conditions plus favorables auprès des grandes OTA.
«Les groupes paient grosso modo la moitié des commissions des petits établissements. C’est-à-dire environ 10% de leurs ventes, soit deux à trois fois moins que pour les enseignes plus modestes», relève Skye Legon. Certains nains de l’hébergement vont jusqu’à dépenser 60% de leur chiffre d’affaires pour s’offrir les services de Booking.com.
Le rêve du gratuit
Winwinbooking existe depuis juillet dernier. Sa recette: l’utilisateur séjourne dans un hôtel, puis recommande l’établissement à son réseau. Si l’un de ses contacts s’y rend à son tour, le premier touche 3% du prix de la réservation. Au passage, la start-up lausannoise prélève 10% de frais.
Autre canal de distribution qui cherche à bousculer les codes: Treovi, un site de réservation genevois lancé en 2012. A l’époque, l’entité revendiquait zéro frais de courtage. Mais son rêve de mettre fin aux pratiques des OTA consistant à rediriger les consommateurs via des algorithmes ayant pour but de maximiser les commissions semble aujourd’hui compromis. La société, toujours active selon le registre du commerce, reste introuvable sur la Toile.
La variante dite équitable
Les groupements hôteliers disposent généralement de leur propre plateforme de réservation. C’est le cas par exemple des Swiss Deluxe Hotels, dont font partie notamment le Montreux Palace, le Beau-Rivage, à Lausanne, ou encore le Four Seasons Hotel des Bergues, à Genève. «Le Switzerland Travel Centre met également à disposition des établissements helvétiques sa propre plateforme, mais avec des taux de courtage inférieurs», souligne Véronique Kanel, porte-parole chez Suisse Tourisme.
STC a vu le jour en 1998. Propriété notamment des CFF, ce distributeur de nuitées en ligne ne vise pas la gratuité. Mais un service au juste prix, soit un prélèvement affiché de 10%. «Notre management a réalisé très tôt que, en tant que PME suisse, il est impossible de rivaliser avec les OTA mondiales. Par conséquent, nous avons ajusté notre stratégie, pour devenir un tour-opérateur spécialisé sur le marché helvétique», pondère Michael Maeder.
Aujourd’hui, STC vend également des appartements et des chalets, via sa filiale e-domizil. La société emploie 100 salariés, répartis entre Zurich, Stuttgart et Londres. Elle génère 80 millions de francs de chiffre d’affaires annuel, dont 10 millions grâce à la réservation d’hôtels en ligne. «Ce segment est important, mais pas vital», résume Michael Maeder, dont la société enregistre une croissance moyenne de 10% par an.
En Suisse, la résistance face à Booking.com prend encore la forme d’un dépliant, invitant les clients à utiliser exclusivement les sites hôteliers pour effectuer leur prochaine réservation. La démarche est signée Hotelleriesuisse. Et elle est soutenue, à l’échelle européenne, par HOTREC, la faîtière du continent. «Tout ce que nous demandons, insiste Karine Sieber, c’est que la liberté entrepreneuriale des hôteliers soit rapidement rétablie.»