Aïna Skjellaug
Reportage. Après Genève en 2007, c’est au tour du canton de Vaud de bannir la mendicité. Le référendum lancé par la gauche pour lutter contre cette interdiction n’a pas abouti. Parler de mendiants en Suisse romande revient à s’intéresser presque exclusivement à la communauté rom. Et celle-ci appréhende plus que tout cette nouvelle loi.
Une, deux, trois, quatre cuillerées de sucre dans la tasse de café. Tupi (prononcez Tsoupi), accoudé à la table de la cuisine, n’a pas le moral. Hier, il est resté assis de 10 à 17 heures au bas de la rue du Petit-Chêne, à Lausanne.
C’était pourtant une froide journée d’hiver, l’une de celles où habituellement «les gens donnent», ahuris que résiste à leurs pieds un homme prostré, alors qu’eux ont déjà les orteils gelés d’avoir parcouru les quelques mètres qui séparent la gare du métro. Mais Tupi, dont le butin journalier se monte parfois à 20 ou 30 francs, n’est rentré hier qu’avec cinq pauvres francs dans son gobelet.
«Dans ces cas-là, je suis découragé, je me fâche. Je me dis que je ne retournerai plus dans la rue, parce que je déteste ça! dit-il dans un bon français, appris à force de côtoyer les Suisses depuis bientôt quatre ans. Quand des gens me demandent parfois qui est le chef pour lequel je travaille, je leur réponds que c’est ma petite fille, son estomac, sa survie.»
Sa petite fille s’appelle Narcissa. Elle va tous les matins à l’école primaire dans le nord de Lausanne puis en revient quasi quotidiennement avec de nouveaux mots qu’elle fait répéter à ses parents. En février, elle aura 5 ans, et elle a déjà décidé qu’elle inviterait ses amis fêter à la maison.
La maison, c’est l’appartement de Mamouchka. C’est ainsi que la communauté rom de Lausanne appelle Véra Tchérémissinoff, psychopédagogue à la retraite, militante POP et présidente de l’association Opre Rrom. «Dans mon travail, je m’occupe d’eux tous. Je les aide lorsqu’ils ont des amendes ou sont envoyés au poste, je veille à leur santé mentale et physique. Mais je n’en héberge que quelques-uns, et c’est bien compris par la communauté», explique Véra dont les cheveux frisés couleur citrouille couronnent la tête.
Tupi, Lala, sa femme, et leur fille Narcissa partagent une chambre où est entassée leur vie. Tapis, vêtements chauds en tout genre, fausse plante, dessins et Barbie jonchent pêle-mêle le sol. Tupi a travaillé six mois l’année dernière, en remplacement dans une ferme, pour un salaire mensuel de 2500 francs. C’est ce qu’il recherche: un travail. Surtout maintenant que la mendicité va être interdite.
«On est traités comme des chiens»
«Jusqu’à aujourd’hui, on suivait les règles, dit-il. On restait tranquilles, loin des bancomats et des entrées des magasins, comme nous l’ordonnait la loi. Mais, déjà, la police nous prenait quelquefois notre argent pour payer nos contraventions en avance. On est traités comme des chiens», lâche-t-il d’un ton désolé. Lala ne mendie plus, elle s’occupe de sa fille. Elle a été traumatisée par un passage au poste de police parce qu’elle faisait la manche dans une zone interdite. La majorité des communes vaudoises a déjà proscrit la mendicité.
A la fin du mois de décembre, les défenseurs des mendiants n’ont pas réussi à déposer les 12 000 signatures nécessaires au référendum contre l’interdiction de la mendicité, décidée par le Grand Conseil en septembre 2016.
Le Parlement avait aussi rejeté le contre-projet du Conseil d’Etat à majorité de gauche qui soulignait que l’interdiction générale décidée à Genève était un échec (les Roms n’ont pas délaissé les rues) et prévoyait une aide au développement dans les régions d’origine des mendiants roms. Désormais, chaque mendiant écopera d’une amende de 50 à 100 francs. Les policiers confisqueront immédiatement l’argent récolté par les mendiants, à titre d’avance sur amende.
Véra Tchérémissinoff est par nature une insurgée, mais «résoudre le problème de la pauvreté par l’interdiction de la mendicité», cela la révolte plus que tout. «Cette loi casse tous nos efforts d’intégration. Les Roms, désormais criminalisés, seront tentés par la délinquance ou vont partir plus loin. Déplacer les Roms d’un endroit à un autre, c’est couper les liens et nourrir cette pauvreté.»
Elle craint aussi que la prohibition ne les pousse à prendre des risques. L’incitation à la prostitution, par exemple, n’est pas interdite. A Genève, un petit réseau de racolage de jeunes hommes roms s’est développé après l’interdiction de la mendicité. Dans le canton de Vaud, cela commence. Quelques garçons préfèrent gagner 30 francs en prodiguant une fellation que de rester assis à faire l’aumône toute la journée. Ils gravitent autour du kiosque de Saint-François, à Lausanne.
Dans la cuisine de Véra Tchérémissinoff, les cigarettes se consument et l’application Facebook Live permet de saluer les amis rentrés en Roumanie. Deux communautés roms se partagent la ville de Lausanne: l’une vient d’Alba Iulia, dans le centre du pays; l’autre, du côté de Bucarest, est constituée d’un groupe d’hommes seuls, ayant laissé leurs familles au pays.
Ils se respectent mais ne se mélangent pas. Une soixantaine de personnes roms ont été répertoriées dans la capitale vaudoise. Elles dorment dans leurs voitures, dans les abris officiels, sous tente quand les nuits se réchauffent.
Cet hiver marque un drôle d’anniversaire: cela fait dix ans que les premiers Roms sont arrivés dans la capitale vaudoise. Les plus vieilles familles mendient aux Bergières depuis sept ans maintenant et dorment sur des parkings. Les habitués du quartier les connaissent, les ont intégrées.
Pour elles, la motivation de retourner un jour au pays est forte. Alors, entre le premier départ et le retour définitif tant attendu, quand un minimum de capital sera enfin accumulé, les Roms effectuent d’innombrables navettes entre la Suisse et la Roumanie au cours de l’été et durant les Fêtes. Pour rester dans la légalité, leur visa de touriste doit être renouvelé tous les trois mois.
A midi, après avoir chassé le mauvais souvenir de la veille, Tupi se décide à tenter de nouveau sa chance dans la rue. Sa femme ôte alors sa polaire pour la lui passer. «Bonne chance, mon mari», lui glisse-t-elle. Il monte dans le bus en espérant ne pas se faire contrôler puis descend à Bel-Air.
Toutes les bonnes places pour faire l’aumône sont déjà prises. Le toit de la Fnac est le point de rendez-vous des Roms durant la journée, le soir, c’est la soupe populaire à la rue Saint-Martin. «Notre argent nous sert à manger, principalement, souffle Tupi. On vit un jour après l’autre en essayant d’amasser un peu d’économies. Entre nous, on se dit combien on a reçu, mais on ne partage pas nos gains.»
Pour se justifier, les initiants de la loi interdisant la mendicité avancent l’argument d’une mafia qui exploiterait les Roms. «Les stéréotypes ont la vie dure. On imagine encore la Mercedes blanche passer vers les mendiants pour récolter l’argent. Pourtant, des enquêtes des polices de Lausanne et de Genève l’ont plusieurs fois révélé: il n’y a pas de mafia rom en Suisse romande», répète inlassablement Véra Tchérémissinoff partout où elle va. «Ce qui gêne certains, c’est de se confronter à une réelle détresse humaine.»
Tributaires de la mendicité
Ce jour-là, dans le centre-ville lausannois, les seuls qui mendient sont des Roms. Quelquefois, un jeune vadrouilleur ou un vieillard SDF demandent aussi l’aumône, mais ils sont en très nette minorité. Tupi acquiesce. «Mendier, c’est notre savoir-faire, c’est ce que l’on a trouvé pour survivre. Mais je suis bien conscient que c’est très précaire: c’est pourquoi ma fille doit aller à l’école, apprendre un métier.»
Dans la rue, les réactions des passants ne sont pas chaleureuses. Au mieux, certains ignorent ceux qui sont à leurs pieds; au pire, ils les agressent. «Vous ne pouvez pas travailler au lieu de nous importuner sans cesse, on ne peut pas faire un pas tranquille dans cette ville!» lâche un homme énervé. Entre Bel-Air et la Riponne, sur 300 mètres, se comptent une dizaine de mendiants.
Depuis vingt ans, le photographe Yves Leresche suit les errances des Roms entre la Roumanie et Lausanne. Selon lui, la dépendance des Roms à la mendicité les éloigne du monde du travail. En gagnant entre 600 et 800 francs par mois et par couple, ils restent tributaires de ce mode de vie qui les fragilise.
«On ne peut comprendre les Roms sans leur rapport à la famille. Ils sont endogames, se marient au sein de leur communauté vivant dans leurs villages d’origine, puis migrent avec leurs épouses afin «d’être ensemble». Si un père est rejeté d’un abri de la protection civile pour la nuit, sa famille va le suivre dans la rue. La mendicité correspond à leur style de migration, et elle a l’avantage d’être souple: où qu’il soit, chaque membre de la famille peut gagner de l’argent qu’ils mettent en commun.»
L’entrée en vigueur de la loi interdisant l’aumône se fera en ce début d’année. Assurément, les Roms ne vont pas arrêter de mendier pour autant. Ils le feront debout, en interpellant les passants, de manière plus insistante et dans la peur constante de se faire amender et emmener au poste. Ils étaient indésirables. Ils sont devenus criminels.