Frédéric Koller
Portrait. Le président chinois Xi Jinping est en visite d’Etat en Suisse. Un voyage passant par Genève et Davos qui lui servira de tribune internationale pour livrer un contre-discours au protectionnisme de Donald Trump. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Le secrétaire général du Parti communiste chinois est tout aussi nationaliste que son homologue américain.
A la fin des années 70, alors qu’il réintègre Nanshagou, le quartier de Pékin réservé à l’élite communiste, Xi Jinping fait figure de rabat-joie au sein de son cercle d’amis. Pourtant, comme eux, il a été envoyé à la campagne durant la Révolution culturelle (1966-1976) pour se faire rééduquer par les masses paysannes.
Comme eux, il a connu la famine et l’humiliation, son père, un compagnon de lutte de Mao Tsé-toung, ayant été «purgé» par le Grand Timonier. Mais, contrairement à ses camarades, il adhère au Parti communiste alors qu’eux préfèrent rattraper les années volées de leur jeunesse en faisant la fête ou en dévorant la littérature et le cinéma étrangers.
Alors qu’autour de lui on lit de Gaulle ou Nixon, Xi Jinping se plonge dans Marx. Et quand les premiers voisins de palier prennent la route des Etats-Unis, le futur numéro un chinois s’engage dans les rangs de l’Armée populaire de libération.
Un homme déterminé
«Il a choisi de survivre en devenant plus rouge que les rouges», explique l’un de ses anciens compagnons installé aux Etats-Unis à un diplomate américain qui l’interroge entre 2007 et 2009, selon un câble révélé par WikiLeaks. Xi Jinping se profile alors comme le dauphin de Hu Jintao, un personnage terne qui aura présidé durant dix ans aux destinées du pays. Qui est cet inconnu qui émerge à la faveur du succès des Jeux olympiques de Pékin, dont il fut le grand coordinateur?
Le «professeur», comme la note diplomatique confidentielle désigne sa source, dresse le portrait d’un homme d’une «intelligence moyenne» mais très tôt déterminé à s’élever au plus haut niveau du pouvoir selon un plan de carrière où rien ne sera laissé au hasard. En fait, dès sa jeunesse, Xi Jinping estime qu’il lui revient de droit de diriger un jour la Chine.
Aujourd’hui, secrétaire général du parti, chef des armées et président de l’Etat, Xi Jinping concentre, à l’âge de 63 ans, plus de pouvoir qu’aucun autre dirigeant chinois n’a jamais eu depuis Mao Tsé-toung. Tenté par le culte de la personnalité, les spécialistes qui scrutent la politique chinoise lui prêtent désormais l’ambition de se maintenir à ces trois postes au-delà de la règle admise des dix ans de règne.
Comme Vladimir Poutine, un chef d’Etat qu’il apprécie, Xi Jinping se serait convaincu d’être l’homme providentiel qui restaurera la grandeur passée de son pays en bâtissant le «rêve chinois».
C’est ce dirigeant, peut-être au faîte de sa gloire, qu’accueillera dimanche à Berne la présidente de la Confédération, Doris Leuthard. Une visite d’Etat qui en rappelle forcément une autre qui avait failli tourner au fiasco: en 1999, Jiang Zemin s’était précipité dans le Palais fédéral sous les sifflets de manifestants tibétains postés aux abords de la place Fédérale avant de faire la leçon au Conseil fédéral in corpore. «N’êtes-vous pas capables de gérer votre pays? Vous pourriez perdre un ami», s’était-il emporté avant de retrouver son calme.
Dix-sept ans plus tard, l’épisode n’est pas tout à fait oublié. Mais il se trouve que ce voyage en Suisse sert opportunément les intérêts de Xi Jinping. Quitte à bousculer quelque peu le calendrier. «C’est quand même étonnant, cette visite. C’est bien pour la Suisse», note un observateur chinois au fait des mœurs politiques du Parti communiste.
Selon le protocole en cours à Pékin, c’est en effet un choix inhabituel. Les présidents chinois réservent leur première sortie de l’année à un pays voisin, la Russie par exemple, ou africain. Il est tout aussi rare qu’ils se déplacent dans un seul pays, honneur réservé aux très grandes nations.
Une tribune internationale
En ce début d’année, avec ce voyage en Helvétie, Xi Jinping fait pourtant d’une pierre trois coups: de Berne à Davos, en passant par Genève, Lausanne et Zurich, il s’adressera au monde et aux Chinois bien plus qu’aux seuls Suisses. «Son grand discours, il le tiendra au Forum économique de Davos, précise le même observateur. Il sera le seul grand chef d’Etat, ce sera le moment fort de cette réunion.» C’est cet événement qui a déterminé la date de son déplacement, juste avant le Nouvel An chinois.
A Genève, il se rendra au Palais des Nations. Ce sera la plus importante apparition d’un chef d’Etat depuis de nombreuses années pour les organisations internationales. A Lausanne, il visitera le siège du Comité international olympique et le passage à Zurich sera réservé à l’économie. A Berne, enfin, où il commence sa visite, Xi Jinping répond à l’invitation faite au printemps dernier à Pékin par Johann Schneider-Ammann. C’est la raison officielle de ce voyage, un prétexte qui tombe à pic.
A la veille de l’investiture de Donald Trump, le dirigeant chinois s’offrira en effet une tribune internationale depuis la Suisse pour livrer un contre-discours à celui du nouveau locataire de la Maison Blanche. Face au repli protectionniste et à l’unilatéralisme affiché par l’élu républicain, la Chine se positionne comme un garant de la globalisation marchande et d’un certain ordre international fondé sur le multilatéralisme de l’ONU. Une posture qui devrait permettre à Xi Jinping de renforcer son crédit sur la scène internationale et intérieure.
Il en aura besoin. Après un parcours sans faute d’apparatchik durant quarante ans, 2017 s’annonce pour Xi Jinping comme l’année de tous les défis. En octobre prochain, le 19e Congrès du Parti communiste chinois devrait confirmer sans surprise un second quinquennat pour l’actuel secrétaire général du parti. Mais l’essentiel se jouera en coulisse durant les mois qui précéderont, avec pour enjeu principal le renouvellement du Comité permanent du Bureau politique dont cinq des sept membres devraient partir à la retraite.
On saura alors si Xi Jinping ouvre la voie à un successeur en 2022 ou s’il verrouille le parti. Dans ce cas, il romprait avec le consensus instauré par Deng Xiaoping dans les années 80, favorisant une direction collective afin d’éviter toute nouvelle dérive dictatoriale d’un seul homme comme du temps de Mao Tsé-toung.
Une mainmise politique
Ce second scénario semble de moins en moins improbable. Après avoir présidé aux principales purges politiques – sous prétexte de lutte contre la corruption – depuis les années 50, l’ingénieur en chimie de formation qu’est Xi Jinping s’est attribué, début 2016, le titre de «commandant en chef de l’armée». Même Mao n’y avait pas songé. Une fois l’armée réorganisée et alignée, le président qui parade volontiers en habit militaire s’est fait désigner l’automne dernier en tant que «cœur» du parti, une appellation qui le rend idéologiquement inattaquable.
Son prédécesseur n’y était pas parvenu. Quant à l’Etat, il l’a en partie marginalisé, reléguant son premier ministre, Li Keqiang, au rôle de figurant. Xi Jinping pilote directement des commissions toutes-puissantes en charge des réformes, de la sécurité et de la discipline. Plus rien ne lui échappe.
«Xi est un vrai «élitiste» dans l’âme, selon le «professeur», notait encore le diplomate américain chargé d’en percer les ressorts pour savoir où il conduirait la Chine. Il croit que la clé pour assurer la stabilité sociale et la force nationale réside dans un leadership du PCC entièrement dédié au pouvoir comme du temps de sa jeunesse, une société qu’il percevait comme étant dominée par les élites du parti, les anciens, l’autorité masculine et les liens familiaux.»
Ce fils de révolutionnaire s’est persuadé de la légitimité des héritiers – le parti des princes (taizi dang), comme on le dit en chinois – pour diriger les affaires. A ses yeux, seule l’aristocratie rouge est apte à faire le tri entre ce qui est bon et ce qui ne l’est pas pour le peuple.
Cette mainmise politique n’est pas sans poser problème. «Il a accumulé tellement de pouvoir qu’il n’existe pratiquement plus de contre-pouvoir, souligne François Godement, directeur du programme Chine et Asie du Conseil européen des relations internationales (ECFR), un groupe de réflexion paneuropéen. La peur règne dans la sphère bureaucratique. On craint de nouvelles campagnes anti-corruption. Du coup, c’est le paradoxe, les réformes qu’ils prônent ne s’appliquent peut-être pas comme il le voudrait.»
Nationalisme décomplexé
Des réformes, la Chine en a pourtant besoin d’urgence pour s’adapter à la «nouvelle normalité», celle d’une croissance avoisinant les 6% – près de la moitié moins qu’il y a une décennie. Celle aussi d’une société qui a vu une classe moyenne émerger avec de nouvelles revendications.
Sur ce plan, Xi Jinping s’est montré volontariste: abandon progressif de la politique de planification familiale (dite de l’enfant unique), remise en question des camps de rééducation par le travail (les tristement célèbres laogai), réforme de la justice et du système d’enregistrement de la population. Dans les domaines économiques et fiscaux, l’ambition n’est pas moindre avec la promotion des industries innovantes et une refonte de l’imposition des entreprises d’Etat. Le système financier doit aussi s’adapter pour faire de la monnaie chinoise (yuan) une devise internationale.
Dans la lignée de Deng Xiaoping, Xi Jinping est un réformateur économique. Mais, bien plus que ce dernier ou que Jiang Zemin ou Hu Jintao avant lui, c’est aussi un farouche conservateur politique qui prône un nationalisme décomplexé. Quitte à refermer de nouveau peu à peu son pays aux influences étrangères.
Cela n’allait pas de soi. Son père, Xi Zhongxun, était réputé plus ouvert. Lors de sa réhabilitation, après la Révolution culturelle, ce dernier se vit confier l’une des premières zones économiques spéciales où seraient testées les recettes du capitalisme: Shenzhen. Sa grande sœur, Xi An’an, est installée de longue date au Canada et son petit frère, Xi Yuanping, a longtemps vécu à Hong Kong. Sa première femme était la fille d’un ambassadeur en Grande-Bretagne, pays où elle est retournée après son divorce.
Lui-même a voyagé à plusieurs reprises aux Etats-Unis, où il a envoyé sa fille Xi Mingze étudier. C’est enfin dans des provinces ouvertes aux vents du large, au Fujian, au Zhejiang, puis à Shanghai, dans cette Chine maritime et pragmatique, qu’il s’est assuré un destin national.
Xi Jinping a également modernisé la fonction présidentielle en donnant pour la première fois sous le régime communiste un rôle à la première dame. Epousée en deuxièmes noces, Peng Liyuan, de onze ans sa cadette, est un extraordinaire atout communicationnel pour un homme plutôt réservé. Soprano de l’Armée populaire de libération – dont elle a le grade de major général –, elle a longtemps été une des grandes vedettes du grand show télévisé de la soirée du Nouvel An chinois grâce à ses compositions traditionnelles et patriotiques.
Et pourtant. Au nom de la révolution, Xi Jinping a remis au goût du jour un vocabulaire communiste qui semblait il y a peu désuet, promu une lecture à nouveau complètement mythifiée du passé chinois, dénoncé les «valeurs occidentales» désormais frappées d’interdit dans les universités, et pourchassé avec acharnement les défenseurs des droits de l’homme. A tel point que de nombreux Chinois évoquent le retour à un climat proche de celui de la Révolution culturelle.
«Un retour à la Révolution culturelle est toutefois la dernière chose que voudrait Xi Jinping», tempère Frank Dikötter, historien à l’Université de Hong Kong, en rappelant que le leader chinois fut lui-même victime de ce mouvement de masse. Par contre, les références au Mao du début du régime communiste se multiplient. L’image du guide suprême, du Staline chinois, revient en force.
A en croire le «professeur» cité par la note diplomatique américaine révélée par WikiLeaks, Xi Jinping n’a jamais été intéressé par l’argent. Etant né avec une cuillère en argent dans la bouche, il a pu se permettre d’être incorruptible. «Mais, ajoutait-il, il est probable qu’il se laisse corrompre par le pouvoir.»
C’est à l’aune de cette réalité chinoise qu’il faut juger les déclarations du secrétaire général du PCC hors de son pays. Quand Xi Jinping se fait l’avocat de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’ouverture des marchés face au retour du protectionnisme aux Etats-Unis ou en Europe, c’est le dirigeant d’un empire très soucieux de sa souveraineté et qui maintient des murailles douanières qui s’exprime.
Et quand Xi Jinping prône devant l’Assemblée générale de l’ONU, comme il l’a fait en 2015, les «valeurs communes de l’humanité» que sont «la paix, le développement, l’équité, la justice, la démocratie et la liberté», il ordonne dans le même temps la chasse aux avocats qui défendent ces idées sur son propre sol.
Le retour de l’autocritique
La Chine de Xi Jinping a procédé à des vagues d’arrestations pour motifs politiques – au sein et hors du parti – sans précédent depuis la répression ayant suivi le massacre de la place Tian’anmen, en 1989. C’est sous son règne qu’est réapparue une pratique qui évoque les sombres heures totalitaires du régime: l’autocritique rendue publique par la télévision. Un exercice humiliant auquel ont dû se plier plusieurs journalistes ou des hommes d’affaires, y compris des étrangers.
C’est probablement sous ses ordres directs qu’ont été arrêtés trois éditeurs hongkongais – l’un sur territoire chinois continental, l’un à Hong Kong et le troisième en Thaïlande – pour empêcher la publication d’un livre le concernant. C’est ainsi qu’il est parvenu jusqu’ici à maintenir en grande partie le secret sur sa vie privée et celle de sa famille.
La Chine de Xi Jinping continue de réprimer les populations tibétaines, mongoles et musulmanes (en particulier ouïghoures), ainsi que les minorités religieuses. Ce qui n’empêcherait pas le secrétaire général, toujours selon son ancien camarade le «professeur», de cultiver une fascination pour les arts martiaux bouddhistes, le qi gong, les pouvoirs mystiques et les forces surnaturelles.
Ceux qui l’écouteront, à Davos, à Genève ou à Berne, encenser les bienfaits de la globalisation ne devront pas l’oublier. Xi Jinping, c’est d’abord et toujours Xi le rouge.