Décodage. Le président Xi Jinping vient en Suisse pour ouvrir les portes des centres de recherche, des universités, des hautes écoles spécialisées, pour apprendre de la formation duale. Objectif: comprendre comment la Suisse s’impose en championne mondiale de l’innovation. Sa visite d’Etat passera aussi par le World Economic Forum de Davos.
Les yeux d’Yves Flückiger en brillent encore. Peu avant Noël, le recteur de l’Université de Genève rentrait de Chine, où il avait emmené une délégation des universités suisses. Et ce qu’il y a vu l’a ébloui: des campus en pleine croissance, des centres de développement pour start-up et, surtout, des institutions académiques avides d’échanges avec leurs homologues à l’étranger. «Notre système de formation intéresse beaucoup les autorités, qui sont engagées dans une réforme de fond de leur réseau de hautes écoles.»
Durant ce voyage, le représentant de l’EPFL, le professeur Stephan Morgenthaler, a pu engager des discussions avec les dirigeants du Shanghai Tech en vue d’un accord avec l’école polytechnique lausannoise.
Mais, à la grande surprise des universitaires, le délégué suisse qui a été le plus sollicité a été le directeur de la Haute école spécialisée (HES) du nord-ouest de la Suisse, Ruedi Nützi. Ce dernier est certes un habitué des visites en Chine, riche d’un dense réseau de contacts.
Mais, surtout, il représente ce que les Chinois cherchent à reproduire chez eux: une filière de formation de haut niveau centrée sur la pratique. Lancées dans une réforme de leur propre système de formation, les autorités chinoises sont en train de transformer de nombreuses académies en hautes écoles professionnelles, et de nombreuses délégations chinoises se rendent en Suisse.
Un partenaire très recherché
La Suisse occupe une place de choix dans la vision du monde chinoise. La visite d’Etat du président chinois en Suisse, prévue du dimanche 15 au mercredi 18 janvier au soir, met particulièrement en lumière la «suisso-manie» qui s’est emparée des cercles dirigeants à Pékin.
Xi Jinping passera quatre jours entiers dans notre pays, déplacement qui le conduira successivement à Zurich, à Berne pour des rencontres officielles, à Davos à l’occasion du Forum économique mondial (WEF) et, enfin, à Lausanne au Comité international olympique (CIO) puis à Genève, où il se rendra notamment à l’ONU et à l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La Suisse a même l’exclusivité de ce voyage puisque le haut responsable ne se rendra dans aucun autre pays européen à cette occasion. Même si elle répond à la visite d’Etat de Johann Schneider-Ammann en avril dernier, cette venue précoce a surpris, même à l’ambassade de Suisse à Pékin: un «retour» de visite d’Etat peut attendre deux, voire trois ans avant d’avoir lieu.
Vu de Chine, la Suisse n’est pas qu’un pays montagnard et neigeux. C’est aussi, et surtout, le vingtième partenaire commercial, l’un des rares à qui le pays achète davantage qu’il ne vend, et avec qui les échanges sont en progression régulière en dépit des crises. Un pays qui a été l’un des premiers à reconnaître la République populaire en janvier 1950, à la politique étrangère et commerciale d’une grande constance, gage de prévisibilité.
Un pays d’artisans perfectionnistes qui a su développer des technologies et des procédés industriels innovants, qui se pose en champion des technologies propres et de la lutte contre la pollution, qui a su se hisser tout en haut de la chaîne de valeur économique, et trône systématiquement au sommet des classements internationaux en matière de compétitivité et d’innovation.
Bref, la Suisse est un modèle, «un pays qui sait combiner le développement avec une utilisation raisonnable des ressources naturelles et la défense de l’écologie», comme l’a résumé Jiang Jianguo, membre du gouvernement et du Comité central du Parti communiste chinois, lors d’une rencontre avec des journalistes suisses mardi matin à Genève.
Les Chinois veulent innover davantage et moins imiter. Pour faire monter leur économie en gamme et affirmer le savoir-faire de leurs propres entreprises. Et pour s’extraire du statut d’«usine du monde» qu’ils ont acquis depuis la fin des années 1970 et qui aboutit à une impasse polluante et toujours plus concurrencée par des pays aux coûts et aux salaires encore plus bas.
La zone industrielle de Plan-les-Ouates n’est pas le lieu le plus glamour de la terre. Les halles de métal et de verre se dressent dans un quartier de cette commune de la périphérie de Genève, situé entre l’autoroute et les tours de Lancy. Directeur général de LEM, une PME qui fabrique des capteurs de courant électrique pour les locomotives, François Gabella se trouve pourtant, dans cette zone peu amène, à la jonction de la Suisse et de la Chine, un pays où sa société réalise 60% de son chiffre d’affaires grâce notamment à une implantation dans la banlieue de Pékin.
«La Suisse dispose d’une attention disproportionnée par rapport à son importance réelle. Notre modèle de développement fascine les Chinois et ils cherchent à en comprendre les mécanismes, à en acquérir les clés.»
LEM participe à l’intensification des relations économiques entre les deux Etats, dont une étape importante a été franchie le 1er juillet 2014 avec l’entrée en vigueur du premier accord de libre-échange conclu par Pékin avec un pays d’Europe continentale, simultanément avec un texte similaire conclu avec l’Islande. « Cet accord nous facilite la pratique des affaires entre les deux pays en offrant des conditions plus avantageuses au plan fiscal et en fluidifiant les relations avec certaines autorités», estime François Gabella.
Les échanges n’avaient pas attendu la signature de ce document pour afficher une progression régulière. De 2010 à 2015, les exportations suisses vers la Chine (y compris Hongkong et Macao) ont augmenté de 18,8% à 14,7 milliards de francs (sans les métaux précieux), selon l’Administration fédérale des douanes. Et les importations de Chine ont explosé, elles, de 90,8% à 13,7 milliards. Cela représente 7,3% des exportations chinoises et 8,2% des importations totales helvétiques. La Suisse conserve une balance commerciale positive avec son partenaire, mais pour combien de temps encore? La chute des exportations horlogères et le tassement de celles des machines prédisent un renversement du rapport entre les deux économies. La Chine s’est hissée au sixième rang des partenaires commerciaux de la Suisse (voir graphique ci-dessous).
A Berne, on reconnaît que l’accord de libre-échange n’a pas encore déployé tous ses effets. Il ne recouvre pas l’ensemble des biens produits en Suisse. Et si les produits industriels sont graduellement inclus dans l’accord selon un calendrier qui s’étend sur quinze ans, il ne concerne les produits agricoles que de manière très restreinte. De plus, des problèmes de «réglage» sont apparus, notamment le refus d’autorités douanières chinoises de reconnaître certaines dispositions.
Mais il est vrai, insiste-t-on, que la Chine emploie 50 000 douaniers et que tous ne peuvent pas être formés aux subtilités du texte du jour au lendemain. De plus, la plupart de ces problèmes seraient «résolus» et une nouvelle négociation est prévue pour étendre la portée du texte.
Les milieux d’affaires ont gardé toutefois un mauvais souvenir du pataquès survenu lors de la visite du président Jiang Zemin en Suisse en 1999, lorsque des militants protibétains avaient manifesté sur la place Fédérale lors de la réception officielle. Et si, à l’instar de nombreux entrepreneurs actifs en Chine, François Gabella a un conseil à donner, c’est de faire profil bas en matière de politique.
«Je suis toujours surpris du paternalisme de l’Occident face à la Chine. Les dirigeants de ce pays sont des gens remarquables. Ils connaissent leurs problèmes et y travaillent.»
Modeste démarrage bancaire
Installés dans des bureaux design où dominent le beige et le bleu, les employés de la China Construction Bank (CCB) doivent se sentir choyés à Zurich. Leur bâtiment se situe dans le quartier le plus huppé de la ville, à la Beethovenstrasse, entre la Paradeplatz et l’Hôtel Baur au Lac.
L’espace ne leur manque pas: 800 mètres carrés, répartis sur deux étages. Le directeur de la CCB, Gong Weyun, montre avec fierté dans une étagère le bouton géant sur lequel ont appuyé les dirigeants d’UBS et de Credit Suisse lors de l’inauguration de l’établissement en novembre 2015, une cérémonie qui s’est déroulée en présence du gratin politico-financier suisse. Un geste fort rare en ce qui concerne l’ouverture d’une banque étrangère.
L’arrivée de la China Construction Bank marquait la réalisation de l’un des objectifs majeurs des banquiers suisses: attirer un établissement chinois dans leurs murs, le premier depuis la fin, en 2011, de la malheureuse aventure à Genève de la Bank of China. Pour la place financière helvétique, ce retour marquait un symbole, l’inscription de la Suisse sur la carte financière de la Chine, aux côtés de centres comme Singapour, Londres, Francfort et Luxembourg.
Quoi de plus vexant, lorsque l’on représente l’une des dix plus grandes places financières internationales, que de ne pas avoir de lien direct avec ce secteur dans le pays le plus peuplé au monde? Cette installation suivait de peu la conclusion d’un accord d’échange de devises entre la Banque nationale suisse et la Banque centrale chinoise, facilitant les transactions entre les deux économies.
Ce lustre contraste avec la modeste taille de l’établissement: 27 employés seulement, dont une dizaine en provenance de Chine populaire ou de Hongkong, répartis dans cinq départements, y compris l’administration (quatre personnes) et le marketing (six personnes).
Le négoce entre le franc et le renminbi, qui avait été présenté comme la justification première de son installation, n’est assuré que par deux employés, séparés physiquement de leurs trois collègues chargés des changes entre le franc et d’autres devises, à la suite d’une exigence du gendarme financier chinois, qui craint l’apparition de conflits d’intérêts si les cinq spécialistes travaillent ensemble.
La CCB a bon espoir de grandir à Zurich: elle compte embaucher cinq personnes supplémentaires ces prochains mois. Et elle fait manifestement des envieux, puisque la plus grande banque commerciale chinoise, Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), a sollicité à son tour une licence bancaire suisse et vise un démarrage de ses activités sous peu, ainsi que le précisent des sources informées.
Mais, au-delà de la symbolique de cette présence bancaire chinoise sur les rives de la Limmat, au-delà des promesses d’affaires sonnantes et trébuchantes, la réalité paraît pour le moment bien modeste. La CCB ne publie pas ses chiffres: impossible, donc, de mesurer la réalité de ses affaires. Les employés disposant d’expériences à Londres et en Allemagne soulignent tous la petite taille de la filiale et, plus généralement, de la place financière helvétique.
L’établissement, qui vise avant tout les banques commerciales et privées suisses, les compagnies d’assurances et les grandes entreprises du pays, a manifestement du pain sur la planche pour convaincre cette clientèle potentielle de recourir à ses services. L’industriel genevois François Gabella, par exemple, avoue passer par d’autres canaux lorsqu’il a besoin de convertir des francs en renminbi ou, plus fréquemment, des renminbi en francs: via les banques de Singapour ou de Hongkong.
Et du côté chinois, on ne montre guère de signes de passion pour l’approfondissement de cet aspect précis des relations sno-suisses.
Partenariat stratégique
Si les yeux d’Yves Flückiger brillent si forts lorsque l’on parle de la Chine, ce n’est pas uniquement en raison du voyage qu’il a entrepris en décembre. Quelques mois plus tôt, au printemps, le recteur de l’Université de Genève signait un accord de partenariat avec l’Université de Tsinghua à Pékin, ouvrant la voie à des échanges d’étudiants et de chercheurs ainsi qu’à l’élaboration d’un diplôme commun en matière de gouvernance internationale.
Pour l’Université de Genève, c’est un partenariat stratégique avec l’une des meilleures universités au monde, celle qui forme les élites dirigeantes en Chine. L’équivalent, pour la République populaire, du Massachusetts Institute of Technology (MIT) aux Etats-Unis, ou de l’EPFZ. Pour la Suisse, c’est un axe essentiel qui a été instauré, qui contribue à renforcer sa présence parmi les hauts responsables chinois.
Le plus étonnant est la manière avec laquelle cet accord a été conclu. «C’était à Davos, lors du Forum de janvier 2016. Une rencontre était prévue avec Qiu Yong, mon collègue de Tsinghua, grâce à l’entremise du milliardaire Jack Ma, fondateur d’Alibaba et membre de l’Advisory Board de l’institution pékinoise. Je savais exactement quoi lui dire, en l’occurrence cette proposition de collaboration. Ce qu’il a immédiatement accepté», ajoute-t-il avec un discret clin d’œil.
Lors de ses déplacements hors de son pays, le recteur de l’Université de Tsinghua n’a pas le droit de prendre l’initiative de collaborations avec des institutions non chinoises. Mais rien ne l’empêche d’accepter les offres étrangères. Il suffit de faire savoir à l’avance ce que l’on désire, afin que la prise de contact formelle se déroule selon le schéma prévu, telle une chorégraphie bien menée. Et que, de manière très asiatique, la face de chacun soit préservée.
En l’occurrence, le rôle d’entremetteur a été assuré par François Grey, professeur de physique à l’Université de Genève. Après une carrière au CERN, ce dernier a été professeur invité à Tsinghua de 2009 à 2013, où il a lancé les premières passerelles interuniversitaires. Mais la chance de l’institution genevoise a été l’intérêt de Jack Ma pour les objectifs des Nations Unies pour le développement durable.
L’immense immeuble de verre du Campus Biotech, qui abrita en son temps le siège de Serono, n’est qu’à quelques jets de pierre de l’entrée de l’Office des Nations Unies à Genève. Attablé à la cafétéria de ce qui est devenu l’un des pôles de recherche de l’Université de Genève et de l’EPFL, François Grey raconte: «Peu avant son voyage à Davos, la délégation de l’Université de Tsinghua nous a fait savoir son intérêt pour une collaboration avec notre université. Nous savions donc exactement ce qu’elle attendait et ce que nous devions lui répondre.»
A l’image de l’Université de Genève, c’est la Suisse, avec ses entreprises et ses centres de recherche, qui a su saisir sa chance. Celle d’apparaître aux yeux de l’immense Chine non seulement comme un pays bien peu menaçant et fort accueillant, mais aussi comme le détenteur d’un savoir-faire unique. Et de le faire savoir aux bons interlocuteurs.
Soixante-sept ans de relations bilatérales
1950: Reconnaissance officielle par la Suisse de la République populaire de Chine.
1961: Voyage du vice-premier ministre chinois Chen Yi à Berne et à Genève.
1973: Visite du conseiller fédéral Max Petitpierre à Pékin.
1980: Schindler crée la première société conjointe industrielle avec une entreprise chinoise.
1999: Visite d’Etat du président chinois Jiang Zeming à Berne.
2000: Visite d’Etat d’Adolf Ogi, alors président de la Confédération, en Chine.
2007: La Suisse reconnaît à la Chine le statut d’économie de marché.
2013: Signature de l’accord de libre- échange.
2014: Signature de l’accord financier.
Crédits photos: Keystone