Christoph Scheuermann
Portrait. La nouvelle première ministre entend changer le Royaume-Uni de fond en comble. Qui est cette femme qui a choisi du mettre en œuvre le Brexit à la dure?
Au milieu de l’une de ces semaines massacrantes imposées par son job de première ministre, Theresa May pénètre par une porte latérale dans l’abbaye de Westminster pour y prier. Elle porte une robe bleue signée de la styliste Amanda Wakeley, un manteau et des chaussures noir et rose, le tout manifestement coûteux. Theresa May est de loin la femme la plus élégante à fréquenter l’église ce jour-là. Les fidèles la suivent du regard dans l’allée centrale.
L’abbaye n’est qu’à un jet de pierre de Downing Street, qui abrite la résidence et les bureaux de la première ministre conservatrice. On y commémore aujourd’hui l’abolition de l’esclavage. L’archevêque de Canterbury est présent, la princesse Eugenie d’York dépose une couronne. Theresa May veut afficher son soutien au combat contre l’esclavage moderne. C’était en octobre, l’un des rares moments sereins de son agenda. Les mauvaises nouvelles affluaient presque d’heure en heure, quasi toujours liées au Brexit.
Puis on apprenait que Theresa May avait mis en garde avant le référendum sur le Brexit. «Beaucoup de gens investissent en Grande-Bretagne parce que nous sommes membres de l’Union européenne», disait-elle lors d’une réunion de banquiers. Autrement dit, si le Royaume-Uni devait quitter l’UE, ces capitaux émigreraient. Les esprits critiques y voient la preuve que leur première ministre est bien plus pro-européenne qu’elle ne voudrait l’admettre. Et que, du coup, elle organise le Brexit à contrecœur. Puis, comme si cela ne suffisait pas, est survenue cette annonce du think tank Resolution Foundation: selon ses calculs, la sortie de l’Union européenne coûterait au Royaume-Uni 84 milliards de livres sur cinq ans.
Theresa May saisit le psautier, psaume 23. Quand l’orgue retentit, elle se lève et chante en chœur: «Si je devais traverser la vallée où règnent les ténèbres de la mort, je ne craindrais aucun mal, car Tu es auprès de moi, Ta houlette me conduit, Ton bâton me protège.»
Les Britanniques ne savent toujours pas exactement ce que signifiera le Brexit et s’il se révélera positif pour tout le monde. Theresa May s’est cependant positionnée du côté de ceux qui demandent une coupure nette. Elle déclare qu’elle n’entend plus se laisser prescrire sa politique d’immigration par l’UE, que les juges de Bruxelles n’ont pas à se mêler des affaires du Royaume-Uni. Elle prend le risque de nuire à l’économie britannique.
Theresa May estime que les Britanniques ont décidé de devenir un autre pays. Un pays avec moins d’immigrants, moins d’Europe. Les citoyens ont voulu divorcer de leurs partenaires du continent en espérant que le reste du monde n’attendait que ce moment pour prendre la Grande-Bretagne dans ses bras. Aux sommets de Bruxelles, le Royaume-Uni est isolé: il ne pourra négocier des accords de libre-échange que lorsqu’il ne sera définitivement plus membre de l’UE. Mais quelle force anime Theresa May dans ce processus délicat?
Fille unique d’un pasteur, elle est née à Eastbourne, dans l’East Sussex, sur la côte sud. A 12 ans déjà, elle aidait les conservateurs à mettre sous pli leurs courriers aux électeurs. La famille a souvent déménagé, mais jamais à Londres. «Elle n’est pas une fille de la ville», écrit l’auteure Virginia Blackburn qui lui a consacré une biographie. Ses parents sont morts alors qu’elle avait à peine plus de 20 ans, le père dans un accident de voiture, la mère des suites d’une sclérose en plaques. Elle aime cuisiner, possède une centaine de livres de cuisine, adore le cricket. Depuis peu, il lui arrive d’admettre qu’avec son époux ils n’ont pas pu avoir d’enfants.
En effet, la question de la descendance a joué un rôle dans la conquête du 10, Downing Street. Andrea Leadsom, sa rivale, partisane du Brexit, avait proclamé dans une interview que, «en tant que mère», elle était mieux placée que Theresa May parce qu’elle se sentait plus de responsabilité que sa concurrente sans enfants. Sous le titre «Etre une maman me donne un avantage face à May». On a vu à cette occasion que les femmes politiques savaient elles aussi frapper au-dessous de la ceinture. Les mœurs ne sont pas tendres dans la vie politique britannique.
S’il est un lieu qui fut longtemps réservé aux mâles alpha, c’est bien la table du Conseil des ministres. Margaret Thatcher avait assez d’énergie et de froideur glaciale pour tenir en échec onze ans durant ce cénacle peuplé de coqs de combat. En ce sens, Thatcher et May se ressemblent: cette dernière s’est fait les dents au fil de ces joutes verbales qui ne laissent que des gagnants et des perdants.
Pourtant, alors que Thatcher se montrait naturellement impitoyable, May passe ses nuits à potasser des dossiers pour être mieux préparée que ses ministres. Elle sait aussi les jouer les uns contre les autres. C’est ainsi qu’elle a confié la responsabilité des négociations avec l’UE à trois hommes qui, au bout de quelques semaines, se crêpaient déjà le chignon: le ministre du Brexit David Davis, le ministre des Affaires étrangères Boris Johnson et le ministre du Commerce Liam Fox.
A la différence de bien des femmes carriéristes, Theresa May n’occulte pas sa féminité. Elle porte des chaussures à talons aiguilles et motif léopard; elle disait il y a deux ans à la BBC que, si elle devait finir ses jours sur une île déserte, elle se souhaitait un abonnement à vie à la revue Vogue. Sept membres de son cabinet sont des femmes (contre une seule pour Tha-tcher). Theresa May n’est pas une féministe mais, avec elle, le pouvoir a aquis un côté féminin plus naturel, plus détendu. Son époux, Philip, travaille dans la finance à la City. Elle l’appelle «mon roc». Ils sont mariés depuis trente-six ans.
L’ascension de Theresa May en dit long sur les changements dans le paysage politique britannique. Elle a entamé sa carrière comme conseillère municipale dans la banlieue sud de Londres, s’y est constitué un réseau d’alliés et d’amis encore utile aujourd’hui. Sa cheffe d’état-major, Fiona Hill, en fait partie, tout comme l’eurosceptique Chris Grayling, qu’elle a nommé ministre des Transports. Tout éloigne la première ministre de son prédécesseur David Cameron, un ancien d’Eton, qui répondit, quand on lui demanda pourquoi il voulait devenir premier ministre: «Je pense que je serai tout simplement assez bon à ce poste.»
Foi et discipline
Theresa May n’a jamais pensé que le monde lui devait quelque chose. Elle a été élevée dans la foi, elle a toujours accordé de la valeur à la discipline. Elle a travaillé dur et longtemps pour arriver au Ministère de l’intérieur. Depuis 1997, elle est députée de Maidenhead, à l’ouest de Londres, une région de pubs campagnards, d’églises de pierres grises et d’épais bocages. La Tamise s’y faufile entre prés et forêts. Dans les villages, le XXIe siècle ne se remarque qu’aux nouveaux modèles de Range Rover. C’est Little England à une heure de train de Londres. Mais la région a aussi attiré des entreprises de biotechnologie et d’informatique, le groupe nippon Hitachi et le logisticien Maersk. Et Theresa May s’efforce autant que possible de passer du temps, une fois par semaine, avec les villageois. Ils sont rares, à Westminster, à en faire autant pour leurs électeurs.
Geoffrey Hill est le représentant local du Parti conservateur. «What you see is what you get», dit-il à propos de Theresa May. Elle n’a pas d’agenda caché, pas de casseroles. Ce qui ne va pas de soi à Londres, où l’on voit des élus danser sur les tables des quartiers chauds. Elle incarne l’efficacité, la solidité, la crédibilité. Elle est comme la Grande-Bretagne voudrait être. Le couple May a une maison dans la circonscription. Parmi leurs voisins, George et Amal Clooney, le chanteur de Led Zeppelin Robert Plant, des banquiers, des joueurs de rugby. Les habitants sont discrets, le pasteur du village avoue avoir refusé au moins 70 demandes d’interview.
Theresa May a fait des notions de patrie, nation et appartenance ses leitmotivs. Dans son discours au congrès du parti, en octobre, elle disait: «Ceux qui se décrivent comme des citoyens du monde ne sont en réalité nulle part chez eux.» Une phrase étrange qui vient de la province profonde. En la prononçant, elle ne s’adressait pas qu’à la caste des entrepreneurs et financiers, elle stigmatisait aussi la «londonisation» du pays. A Londres, ils ont été nombreux à l’entendre comme une déclaration de guerre contre l’ouverture au monde de la Grande-Bretagne. En revanche, elle a été bien reçue à la campagne.
Theresa May peut être cassante et impitoyable. Certaines de ses déclarations peuvent paraître dures et bornées. A sa manière, elle est aussi une dame de fer. Mais, si l’on voit le oui au Brexit comme la vengeance de la campagne contre l’arrogance de la capitale, sa stratégie est la bonne. Elle entend promouvoir les régions larguées du pays, elle distribue des aides financières aux villes et communes confrontées aux conséquences de l’immigration. Elle veut ramener la province au pouvoir. Et il y a un homme qui la soutient dans ce projet.
Nick Timothy, 36 ans, met en mots le monde selon Theresa May. Il écrivait déjà les discours de sa patronne quand elle siégeait au Ministère de l’intérieur. Il passe pour un eurosceptique querelleur et aurait plus d’influence que quiconque sur la première ministre.
Un journaliste de Politico voit en lui «l’homme qui gouverne vraiment la Grande-Bretagne». Nick Timothy est tout le contraire d’un Londonien libéral ouvert aux idées de gauche. Il est issu d’une famille ouvrière de Birmingham et méprise l’élite intellectuelle de la capitale. S’il devait faire un vœu, écrivait-il dans une chronique pour le site ConservativeHome, ce serait que «les stars politiques pompeuses, hypocrites et narcissiques se taisent enfin».
Nick Timothy considère comme sa mission de détacher la classe ouvrière déçue des travaillistes et de l’UKIP pour l’attirer vers les conservateurs. Son avènement illustre combien la rupture avec les années Cameron fut brutale. Mais le risque est que, désormais, la Grande-Bretagne perde sa réputation de havre de commerce international ouvert. Timothy plaide pour une politique étrangère circonspecte, peu interventionniste. Les conservateurs modérés se sentent exclus par une telle rhétorique. Les élus conservateurs qui étaient opposés à la sortie de l’UE sont réduits au silence. Ils se demandent quel rôle ils pourraient bien jouer au sein du parti du Brexit.
Theresa May a proclamé sa volonté de changer le pays. Elle entend réunir le «Royaume-Désuni», les pauvres et les riches, les Ecossais et les Anglais. Elle ne craint pas de se faire des ennemis, crache son venin sur les chefs d’entreprise exploiteurs et promet ses foudres aux groupes coupables d’évasion fiscale. Theresa May a déjà impressionné les Britanniques par sa rapidité et son efficacité dans la reprise des rênes du gouvernement. Elle a abordé tambour battant les négociations avec l’Europe: elle entend déposer la demande de sortie d’ici à mars prochain.
Reste que Bruxelles ne fonctionne pas comme elle, sa politique à 28 est à l’opposé de l’efficacité de l’Anglaise. Elle aura donc besoin de ce qui n’est pas son fort: le patience et l’aptitude à faire les yeux doux à ses interlocuteurs. Les négociations seront aussi ardues pour elle que pour le reste de l’Europe.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation Gian Pozzy
Les illusions tragiques de Theresa May
Boris Mabillard
Dans un discours très attendu, la première ministre a évoqué les contours du Brexit, à commencer par une sortie du marché unique. L’option «dure» a été retenue.
Brexit dur. La première ministre britannique, Theresa May, a levé les doutes sur ses intentions le 17 janvier: la procédure (réglée par l’article 50 de la Constitution européenne) sera lancée en mars afin d’aboutir, deux ans plus tard, à une séparation définitive et sans concession.
Selon ses plans, elle veut que le Royaume-Uni ne tire que du profit du divorce annoncé. Elle souhaite que la Grande-Bretagne se retrouve renforcée, au centre du monde avec de nouveaux partenaires commerciaux. Elle entend surtout ne rien garder des entraves, législations, cadre formel, juridique et autres contraintes qui font le canevas de l’Union européenne. Il s’agit d’une sortie de l’union douanière et du marché unique sans appel.
Pour autant, Londres désire conserver ses relations profitables avec les Etats européens, à travers un futur accord de libre-échange. Et surtout maintenir la liberté de circulation des capitaux. Ce que Theresa May présente comme des intérêts mutuels préservés apparaît comme un songe éveillé: recevoir le plus possible sans rien donner.