Eclairage. Une journaliste française a recueilli les confidences de retraitées du MI5, du Mossad, de la CIA et du KGB, qui officiaient pendant la guerre froide. L’ouvrage rend hommage à ces femmes d’exception, au quotidien parfois très éloigné de celui des James Bond girls.
Dans les années 60, Ludmila quitte sa Russie natale pour rejoindre Buenos Aires. La jeune femme, âgée de 20 ans à peine, est engagée par le KGB, le principal service secret soviétique, pour traquer les nazis réfugiés en Argentine. En quelques mois, la Russe quitte son ancienne vie et adopte celle de l’Allemande Irma. Avec son mari Vlad – un faux nom – qui se fait passer pour un Argentin, elle tient un bar.
La journée, il faut servir les bières, nettoyer les tables. Et le soir, le couple communique à Moscou les informations glanées dans la journée en observant les clients. Les années passent sous cette fausse identité. Entre eux, ils parlent espagnol, de même qu’à leurs deux filles, qui ignorent leurs origines russes. Jusqu’en 1972, où ils sont arrêtés puis extradés vers les Etats-Unis. Avant de finalement rentrer à Moscou.
Aujourd’hui, Ludmila a 77 ans. La journaliste française Chloé Aeberhardt l’a rencontrée chez elle, à Moscou, afin de recueillir ses souvenirs autour d’une tasse de thé. Son témoignage, ainsi que celui d’autres femmes qui ont dédié leur vie aux services secrets pendant la guerre froide, compose la matière du livre Les espionnes racontent, paru début janvier aux Editions Robert Laffont.
Washington, Genève, Tel-Aviv, Paris… Pendant plus de trois ans, l’auteure a enquêté sur ce métier longtemps réservé aux hommes et a pu entendre les récits de ces espionnes désormais retraitées. Toutes les histoires sont différentes, de Geneviève, petite main discrète de la DST, qui n’a «jamais aimé l’action», à Yola, agente du Mossad sous couverture au Soudan pour exfiltrer discrètement des centaines de juifs éthiopiens…
Chloé Aeberhardt le pose dès l’introduction: les espionnes n’ont rien à voir avec les James Bond girls plantureuses et dangereuses des films américains. En cela, son travail démonte les clichés: le métier du renseignement est bien souvent rébarbatif. Les courses poursuites sont rares. Il s’agit d’abord de vérifier des noms et des dates, d’attendre qu’un volet ne s’ouvre, de dresser des listes… Les rendez-vous galants aussi sont peu fréquents, même si être une femme est parfois un atout.
Ainsi Martha, surnommée «Martha Hari» par une amie, pense qu’elle n’aurait jamais eu accès à la maîtresse du dictateur panaméen Manuel Noriega si elle n’avait pas été du même sexe. C’est elle qui a convaincu Vicky Amado d’amadouer Noriega et de le pousser à se rendre, après des semaines de chasse par les militaires américains qui venaient d’envahir le pays.
Des récits parfois invérifiables
La plume de la journaliste française nous emmène d’une anecdote à une autre avec une grande facilité, dans la mesure où elle utilise la première personne du singulier pour tirer le fil de son histoire. «Au début, je ne voulais pas apparaître personnellement dans le récit, explique-t-elle à L’Hebdo. Mais, par définition, le renseignement est un domaine où les informations sont difficiles à vérifier, car tout est souvent classé secret-défense.
Ces espionnes me racontaient-elles vraiment la vérité? En écrivant, j’ai utilisé le «je» pour pouvoir mettre à distance mes interlocutrices, voire mentionner mes doutes au sujet de leur version, comme avec Tatiana, la toute première que j’ai rencontrée.» Le fait que Chloé Aeberhardt ne soit a priori pas familière du sujet rend également son propos très accessible.
La fameuse Tatiana, elle la rencontre près de Genève, dans un hôtel de France voisine. La dame aride dit avoir fait toute sa carrière comme «illégale» pour le KGB – les espions «illégaux» travaillent clandestinement à l’étranger, contrairement à ceux qui bénéficient d’une couverture officielle, en l’occurrence ils occupent fréquemment un poste dans une ambassade.
Le discours ouvertement pro-Poutine de Tatiana et les incohérences de son supposé parcours font penser à Chloé Aeberhardt qu’elle a pu se faire mener en bateau… Heureusement, les autres interviews seront moins tarabiscotées. Quoi qu’il en soit, convaincre les espionnes de parler a été un véritable parcours du combattant pour la journaliste. Au final, celles qui ont accepté de jouer le jeu avaient toutes une bonne raison de le faire.
La britannique Stella Rimington, par exemple, ancienne directrice du MI5, écrit aujourd’hui des romans d’espionnage. L’Américaine Jonna Mendez, elle, a obtenu il y a longtemps le feu vert de son ancien employeur, la CIA, pour parler de son métier. Avec son mari Tony, ils constituent le couple d’espions le plus médiatisé de la planète, surtout depuis l’adaptation par Ben Affleck, avec le film Argo, de l’une des missions les plus risquées de Tony: exfiltrer des diplomates américains réfugiés à l’ambassade canadienne à Téhéran en 1980.
Jonna a longtemps occupé le poste de chief of disguise (chef des déguisements) au sein de l’Office of Technical Service, le bras technique de la CIA. En 1987, elle a par exemple maquillé un agent afin de faciliter le vol, par ses collègues, d’une machine de cryptage dans un pays d’Asie… Du talc pour blanchir les cheveux, un bandage serré pour faire boiter la personne, et le tour était joué.
«Le déguisement n’est possible que dans le cas d’une hypertrophie de l’individu. On peut vous rendre plus vieux, plus gros, plus laid, en revanche on ne pourra jamais vous rendre plus mince…» explique-t-elle.
«Nous étions Q dans James Bond, et tellement plus», affirme Jonna, qui est rompue à l’exercice du story telling. L’enquête de Chloé Aeberhardt montre cependant que la vie des espionnes est souvent loin du glamour. Condamnées à vivre dans le mensonge, confrontées au danger sans être assez exposées pour recevoir des louanges, ces femmes sont surtout les petits rouages d’une machine étatique qui finit par les avaler tout entières. Il leur est extrêmement difficile d’avoir une vie de couple normale, d’élever des enfants.
De Ludmila à Yola, les espionnes vivent seules. La journaliste écrit: «Ces femmes ne pouvaient parler de rien. Ni de la carrière qu’elles sont allées chercher comme on décroche la lune, explosant ce plafond de verre universel, une voûte céleste. Ni des tessons en forme de renoncements, à l’amour, à la maternité, au réconfort d’un foyer, qui en ont lacéré plus d’une dans l’opération. Ni de ces doubles qu’elles ont prétendu être avec tant d’application qu’il leur arrive de se demander, à l’heure des bilans, si ces vies-là n’ont pas compté plus que la leur.»
La Suisse, une étape fréquente
Yola, par exemple, n’a jamais eu d’enfants et a été mariée trois fois. Mais elle n’en a pas souffert: cette Israélienne libérée et charismatique était «faite pour le renseignement». Le scénariste de Hatufim, la série qui a inspiré Homeland, travaille actuellement sur un projet de fiction adapté de son histoire. Au début des années 80, elle part au Soudan pour le Mossad. Sa mission: gérer un hôtel qui n’est en fait qu’une couverture servant à exfiltrer les Falachas, juifs éthiopiens souffrant de la famine, vers la terre promise.
Avant d’aller endosser son costume soudanais, Yola passe par la Suisse, une étape fréquente sur la route des espionnes. «La Suisse leur permettait de se refaire une virginité, comme elles disent, précise Chloé Aeberhardt. Il s’agissait de changer de passeport, se créer une nouvelle identité, brouiller les pistes…»
Au final, cet ouvrage est un savant mélange: celui des aventures, épiques, des espionnes, avec leurs souvenirs plus intimes et leur vie, désormais routinière, de retraitées. Le récit donne une idée de plus du monde dichotomique qu’était celui de la guerre froide. Depuis, avec l’arrivée du numérique, le renseignement a considérablement changé de visage. De ce point de vue là, les espionnes de Chloé Aeberhardt sont carrément dépassées.
La journaliste les a-t-elle interrogées sur Edward Snowden, qui a dénoncé les abus de la NSA, l’agence nationale de sécurité américaine? «Nous en avons peu parlé, répond-elle. Mais elles étaient toutes contre les lanceurs d’alerte. Pour ces femmes, qui sont habitées par un sens civique fort et l’envie d’aider leur pays, le renseignement doit être protégé par la culture du secret. Violer ce principe est donc considéré comme un acte irresponsable.»
«Les espionnes racontent». De Chloé Aeberhardt. Robert Laffont, 304 p.