Histoire. La Suisse préside cette année, pour la première fois, l’Alliance internationale du souvenir de l’Holocauste. L’occasion de réparer des injustices du passé, dont les maigres honneurs accordés à Carl Lutz, juste parmi les nations.
C’est un 27 janvier (1945) qu’a été libéré le camp d’Auschwitz. Le jour est désormais consacré à la mémoire des victimes de l’Holocauste et, parce que le pire est toujours possible, à la prévention des crimes contre l’humanité. Comme chaque année, la Suisse marquera cette journée du souvenir par un message de la Confédération et des interventions dans les milieux scolaires.
En 2017, la Suisse a une responsabilité supplémentaire dans l’entretien de la mémoire collective de la Shoah et l’attention portée aux enseignements de cette période noire du XXe siècle. La Suisse préside l’International Holocaust Remembrance Alliance, une organisation dont elle est l’un des 31 Etats membres. Basée à Berlin, l’IHRA a été créée en 1998 par un autre pays neutre: la Suède.
C’était la volonté de l’ancien premier ministre Göran Persson, vite soutenue par Bill Clinton et Tony Blair. Le but premier de l’organisation est de renforcer dans le monde entier l’éducation à l’Holocauste, mais aussi de cultiver le souvenir et de soutenir la recherche historique. L’IHRA étend son action à la lutte contre l’antisémitisme, le révisionnisme, les génocides, les épurations ethniques, le racisme, la discrimination de minorités comme les Roms.
Rien d’honorifique
L’IHRA met chaque année sur pied des réunions plénières dans les pays qui assument la présidence de l’organisation; ce sera le cas en juin à Genève et en novembre à Berne. C’est ainsi, également, que le président de l’IHRA en 2017 est Benno Bättig, secrétaire général du Département fédéral des affaires étrangères. Le DFAE est à l’origine de la candidature de la Suisse à la présidence de l’IHRA, une responsabilité qu’elle n’avait jusqu’ici jamais assumée.
«Cette présidence n’a rien d’honorifique, note Benno Bättig. La Suisse lui donne au contraire une grande importance. Elle mettra tout en œuvre pour apporter sa contribution active à la mémoire de l’Holocauste. La Suisse s’est toujours engagée pour la protection des minorités ou le combat contre l’antisémitisme, le racisme, la xénophobie. C’est d’autant plus important aujourd’hui. Les actes racistes sont hélas devenus des événements quotidiens. Présider l’IHRA, c’est renforcer encore cet engagement.»
Très bien, mais cet honneur n’est-il pas aussi une opération de communication à l’échelle internationale, vingt ans après l’affaire des fonds juifs en déshérence, quinze ans après la remise du rapport Bergier? «Nous n’établissons pas de lien entre cette présidence de l’IHRA et l’affaire des fonds juifs, rétorque Benno Bättig. La Suisse a, en l’occurrence, pleinement assumé ses responsabilités. Elle les assumera à l’avenir. Notre candidature s’est faite sur une base volontaire. Nous y tenions beaucoup.»
Immense courage
L’occasion est aussi idéale pour évoquer les justes suisses qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont protégé des juifs. Surtout, puisque la présidence de l’IHRA est l’affaire de la Confédération, un illustre membre de l’administration fédérale: Carl Lutz. Vice-consul en poste à Budapest entre 1942 et 1945, représentant sur place de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de douze autres pays en guerre, Carl Lutz a réussi à sauver 62 000 juifs de la déportation dans les camps de la mort en leur délivrant des lettres de protection suisses.
Cette action d’un immense courage et d’une habileté diplomatique hors norme est considérée aujourd’hui comme l’opération de sauvetage de vies juives la plus importante dans l’Europe nazie.
Benno Bättig indique que la mémoire de Carl Lutz sera honorée en 2017. Entre autres choses, un livre de récits de personnes sauvées par les sauf-conduits de Carl Lutz sera présenté lors de la séance plénière de l’IHRA en novembre à Berne. Il a été réalisé par Agnes Hirschi, la fille adoptive de Carl Lutz, et Charlotte Schallié, professeur à l’Université de Victoria, au Canada.
Il s’agit d’interviews menées dans le monde entier auprès de survivants de la dernière guerre. Cette recherche de témoignages éclaire l’importance de la présidence suisse de l’IHRA en 2017. Les derniers témoins directs de la destruction des juifs d’Europe disparaissent à un rythme croissant. Bientôt, cette mémoire ne sera plus qu’indirecte, ce qui contraindra la recherche et l’éducation sur l’Holocauste à ajuster leur discours.
Toujours dans cette perspective d’avenir, le souvenir de la détermination héroïque de Carl Just pendant la guerre ne mériterait-il pas davantage de considération en Suisse? Le Musée national suisse, à Zurich, ne consacre qu’un coin de vitrine à Lutz. Pis, le Dictionnaire historique de la Suisse indique, dans son article sur le vice-consul, qu’il a sauvé des juifs grâce à une action «qui dépassait son mandat, mais que Berne tolérait».
Berne n’a au contraire rien toléré, ne cessant de blâmer un Carl Lutz vu comme un gêneur, surtout au regard des relations avec l’Allemagne nazie. Lutz n’aura droit qu’à une petite reconnaissance parlementaire en 1958. Puis à des excuses officielles en 1995, en pleine affaire des fonds juifs. Lutz était mort depuis vingt ans.
L’ingratitude de la Suisse
Agnes Hirschi espère que les actions de son père «seront mieux connues ici et partout dans le monde» grâce à la présidence suisse de l’IHRA en 2017. Membre de la Fondation Carl Lutz, basée à Budapest, le Genevois Xavier Cornut est plus critique:
«Il est important que la Suisse officielle assume enfin pleinement son rôle face à l’Holocauste en prenant la présidence de l’IHRA. Reconnaître ses erreurs est une étape nécessaire, mais cela ne suffit pas. Il faut en tirer des leçons et promouvoir le courage civique par l’exemple. D’autres nations neutres le font déjà depuis plus d’un demi-siècle, à l’image de la Suède. Il est tout à fait ahurissant de penser qu’un fonctionnaire fédéral comme Carl Lutz, juste parmi les nations, ait été décoré par des institutions aux Etats-Unis, en Allemagne, en Israël, en Hongrie, mais jamais par son propre employeur. Le Parlement et la Confédération pensent-ils enfin réparer cette injustice flagrante?»