Portrait. Alors que l’économie du ski souffre du manque de neige, de prix élevés et de la baisse du nombre de skieurs, Eric Balet, le patron de Téléverbier, est l’un des rares responsables de station de ski à produire des bénéfices. Grâce à beaucoup de rigueur. Et à l’énergie de ce survivant.
Des bureaux de Téléverbier, perchés au-dessus de la gare des télécabines de Médran, la vue porte sur les cimes étincelantes du massif du Mont-Blanc, à une quinzaine de kilomètres de là. De son fauteuil, Eric Balet, le maître des lieux, peut voir par temps clair le Portalet, qui domine les glaciers d’Orny et du Trient.
Un sommet rocheux de plus de 3344 mètres d’altitude, bien connu des grimpeurs, où s’est déroulé un drame: la mort de sa fille Estelle. Cette freerideuse brillante, double championne du monde à 21 ans, fauchée par une avalanche alors qu’elle dévalait une pente de poudreuse pour le tournage de son premier film de freeride. C’était le mardi 19 avril 2016.
Le lundi suivant, Eric Balet, dévasté, rassemblait ses employés et leur tenait ces paroles, après leur avoir expliqué l’accident de sa fille: «Je suis là pour survivre. Et je ne ferai aucune concession à la médiocrité.» Chacun pouvait se le tenir pour dit: le patron était là pour rester. S’affirmer. Et toujours, sans concession, générer des millions de francs à partir de hautes altitudes où presque rien ne pousse, où les skieurs sont moins nombreux qu’avant.
Téléverbier, c’est une machine façonnée au fil des décennies pour le bonheur des skieurs, l’une des très rares entreprises romandes de remontées mécaniques aux finances saines, qui dégage année après année un bénéfice. Et son nombre de skieurs s’est stabilisé ces dernières saisons malgré la baisse de cette activité touristique dans l’ensemble du pays.
C’est aussi une station qui s’est hissée au quatrième rang en Suisse, derrière Zermatt, Saint-Moritz et Adelboden-Lenk, par la fréquentation. C’est encore une histoire qui a permis à Verbier de devenir cette ville à la montagne prisée par la jet-set.
L’aventure Téléverbier a été lancée par des passionnés de ski dans la première moitié du XXe siècle. Une aventure marquée par l’engagement quasi militaire du colonel Rodolphe Tissières, avocat-notaire de Martigny, bâtisseur dès 1950 du domaine skiable, non sans de sérieux affrontements avec les organisations de sauvegarde de l’environnement.
Et par l’enjeu, au tournant du millénaire, d’une tentative de prise de contrôle par la Compagnie des Alpes, groupe français alors semi-étatique qui a convaincu Téléverbier d’entrer en Bourse avant d’abandonner la partie en 2006. La station alpine se distingue encore comme l’une des premières à nouer des partenariats, non seulement avec des domaines américains, comme Aspen, mais aussi avec des sites chinois tout juste sortis de terre (lire Eric Balet: "La Chine est un eldorado pour les stations de montagne suisses").
Un roc valaisan
Il faut être un roc pour résister à ce climat permanent de turbulences en haute altitude. Et Eric Balet en est un. L’homme au regard clair et à la voix caverneuse peut se montrer comme un chef dur et, parfois, cassant.
«J’admets être un patron à l’américaine. Qui connnaît sa société à fond et qui exige par conséquent de voir ce que font les autres. Qui essaie de tenir une ligne que les autres doivent suivre.» Un patron qui, s’il n’a pas de MBA, a acquis les instruments de gestion d’entreprise lors de ses études et complété ce savoir sur le terrain. Plus d’un cadre l’a appris à ses dépens, via la porte.
Le dirigeant se veut ouvert, aussi. «Si j’apporte des solutions, je ne mets cependant pas mon grain de sel partout et tout le temps.» L’avocat Jean-Pierre Morand, qui le connaît bien pour avoir présidé Téléverbier pendant quinze ans, avoue admirer Eric Balet «pour son énergie, sa capacité de décision, sa vitalité». D’aucuns relèvent aussi une personnalité parfois trop affirmée face à ses collaborateurs.
Eric Balet, un roc valaisan, oui, avec toutes les aspérités qui le caractérisent. Cet originaire de Saint-Léonard, village du district de Sierre où il est né voici soixante ans, quittera son canton pour celui de Genève. Là, il entre à l’université, à la faculté de droit avec un détour en sciences économiques et sociales.
Puis entame une carrière de dix ans de journalisme à la Tribune de Genève, où il travaille notamment à la rubrique économique. Déjà à cette époque son tempérament de chef prend le dessus. Il prend ainsi la tête de la Société des rédacteurs, le syndicat interne, puis devient le directeur de production du quotidien.
Il rentre en Valais en 1992, à l’appel de son beau-père, Ulysse Siggen, entrepreneur à Vercorin. La société de remontées mécaniques familiale, qui exploite le domaine de ce village à l’entrée du val d’Anniviers, au-dessus de Sierre, a besoin d’un coup de fouet. Quelle chance, en plus de la gestion d’entreprise, Eric Balet aime le ski. N’a-t-il pas été moniteur, rencontré son épouse sur les pistes? N’a-t-il pas également présidé la section suisse du Ski-club international des journalistes?
A la tête de la PME pendant onze ans, il triple le chiffre d’affaires. Son truc, ouvrir des restaurants sur les pistes. Les remontées mécaniques ne produisant plus guère de marges bénéficiaires. Ce sont donc les estomacs des skieurs qui apportent la différence.
En 2003, Louis Moix, patron de Téléverbier qui va prendre sa retraite, lui propose de lui succéder. La société vient alors juste de sortir de l’«affaire Téléverbier», imbroglio politico-judiciéro-financiéro-clientéliste valaisan qui a vu fleurir les tentatives de manipulations pour empêcher l’entrée de la Compagnie des Alpes au capital de la société bagnarde. La page étant tournée, il s’agit, pour le nouveau patron, d’imprimer un nouveau départ. La société dégage alors un chiffre d’affaires de 46,9 millions de francs pour un bénéfice net de 4,6 millions.
Eric Balet réédite le coup de Vercorin. Il ouvre dix restaurants d’altitude, qui complètent les 14 déjà existants appartenant à des privés. En 2009, la société voit son chiffre d’affaires progresser à 56,6 millions de francs et dégage un bénéfice net de 6,6 millions. Elle atteint là son pic absolu avant d’être touchée à son tour par l’impact des crises financières à répétition qui frappent le monde, et particulièrement les pays voisins de la Suisse.
Verbier, plus bilingue français-anglais que jamais, reste un pôle d’attraction pour Anglo-Saxons. Mais elle ne peut rien faire contre l’appauvrissement de sa clientèle étrangère habituelle, ni contre le renchérissement de la Suisse à cause du franc fort. Ni contre la raréfaction de la neige lors des vacances de fin d’année, qui décourage les visiteurs. Mais Eric Balet parvient à limiter les dégâts, à maintenir dans le noir les comptes de la société.
Son arme favorite, l’image de fantastiques descentes en freeride dans les couloirs d’abondante poudreuse. Une image soutenue par des manifestations comme l’Xtreme, organisé chaque année en avril sur le Bec des Rosses, un sommet aux pentes vertigineuses. Un fantasme, un rêve absolu pour des nuées de touristes en mal de liberté. L’instrument qui a assis la bonne santé financière de l’entreprise est beaucoup plus terre à terre: la vente en 2010 au groupe hôtelier Starwood du parking de la télécabine de Médran pour 43 millions de francs.
A la place se dresse aujourd’hui un ensemble immobilier autour d’un hôtel de luxe. «Même si on peut améliorer la qualité des restaurants, la société est bien gérée», témoigne Florian Michellod, banquier à Verbier et surtout président de l’association des petits actionnaires locaux.
Le poids lourd
Autre vue plongeante depuis un bureau. Pas à Verbier. Nous sommes sur les hauts de Pully, aux portes de Lausanne, un petit immeuble résidentiel blanc aux lignes contemporaines dont les grandes pièces lumineuses se prolongent sur de vastes terrasses dominant le lac Léman. Bienvenue au cœur des affaires de Christian Burrus.
La cinquantaine sportive, légère barbe soigneusement taillée, crédité d’une fortune de quelque 200 millions d’euros par le magazine français Challenges, l’héritier de la famille des fabricants de tabac de Boncourt est le poids lourd financier de Téléverbier: actionnaire de référence avec sa famille à hauteur de 28,32% du capital, il en est l’administrateur délégué.
En 2015, alors devenu premier actionnaire de la société non sans provoquer une certaine frustration des actionnaires locaux, il signifiait à Jean-Pierre Morand, dont la famille compte parmi les actionnaires historiques, qu’il ne voulait plus de lui à la présidence de la société. Il lui a préféré un homme qui ne lui fasse pas d’ombre, Jean-Albert Ferrez, directeur général d’Energies Sion Région.
Christian Burrus est presque un enfant de Verbier. Sa famille s’y rend en vacances depuis des décennies. Elle est entrée au capital de Téléverbier dans les années 80 avant de relever sa participation en 1998-99, appelée par la commune de Bagnes qui cherchait des contrepoids à l’arrivée de la Compagnie des Alpes. Depuis, l’héritier se sent chez lui auprès de Téléverbier.
Qu’est-ce qui pousse cet homme d’affaires, qui investit des centaines de millions dans des compagnies d’assurances, à tant s’impliquer? Certainement pas la perspective de devenir encore plus riche. «Contrairement à d’autres placements, il ne faut pas attendre des rendements à deux chiffres avec Téléverbier», explique Christian Burrus. Pis, même, cet investissement est très chronophage par rapport aux gains qu’il produit, alors que «les choses n’évoluent que très lentement, beaucoup plus lentement que sur les autres affaires dans lesquelles je suis engagé».
Christian Burrus n’aime guère qu’on lui demande pourquoi il consacre autant d’énergie et de passion à une entreprise apparemment aussi compliquée, aussi peu intéressante pour un investisseur tel que lui, alors que la valeur de son placement n’avoisine que 12,4 millions de francs, quelques pour cent de sa fortune.
Serait-elle sa danseuse, son instrument pour affirmer sa visibilité, sa prééminence dans une station aussi huppée que Verbier? Question qu’il balaie d’une grimace: «Ni l’un ni l’autre. Je crois que cet instrument est sous-utilisé. Nous pouvons faire beaucoup mieux que ce qui existe.»
Le capitalisme d’altitude
Christian Burrus a décidé de croire au potentiel de développement de la station, et l’avenir lui donnera sans doute raison, en dépit du tassement de la fréquentation des remontées mécaniques. Encore faut-il que tous les acteurs s’accordent sur une démarche cohérente et raisonnée de développement. Un objectif apparemment difficile à atteindre, tant la passion semble dominer les actions des uns et des autres. Les règles du capitalisme seraient-elles différentes en altitude?
Jean-Pierre Morand, qui connaît parfaitement ce monde tout en gardant les pieds sur terre, admet qu’«il existe des gens qui investissent à Verbier au-delà du raisonnable et ne pourront jamais rentabiliser leur affaire», qui se lancent parfois dans des guerres de tranchées, suivant moins des considérations financières que pour affirmer un certain pouvoir sur le lieu.
Et comment expliquer l’impossibilité, jusqu’à présent, de réunir enfin toutes les sociétés exploitant les 4 Vallées sous une seule et même direction? Une réunion pourtant souhaitée aussi bien par Christian Burrus et Eric Balet pour Téléverbier que par Jean-Marie Fournier, patron de l’autre partie du domaine skiable, la société des remontées mécaniques de Nendaz-Veysonnaz.
Des hommes qui auraient pourtant tout à y gagner, à commencer par se classer en tête des stations suisses, devant Zermatt avec 1,4 million de journées-skieur. Un très bel argument marketing, le gage d’une vraie visibilité internationale. Mais il y a des ego plus difficiles à faire bouger que les montagnes.
Constituées en 1975, les 4 Vallées réunissaient à l’origine autant d’entreprises de remontées mécaniques: Thyon, Veysonnaz, Nendaz et Verbier. Au fil de décennies de jeux d’échecs, de manipulations diverses, de menaces de ruptures jamais consommées et de tentatives d’intimidation, les deux premières ont été absorbées par les deux dernières, qui se font désormais face dans une relation complexe: la grande Verbier, avec ses 50,6 millions de chiffre d’affaires et ses 119,1 millions de fonds propres, semble tenir le couteau par le manche face à la petite Nendaz-Veysonnaz et ses 22,4 millions de chiffre d’affaires et 25,4 millions de fonds propres.
Mais cette dernière s’appuie sur une situation financière saine et un actionnaire prépondérant, Jean-Marie Fournier, déterminé à rester le roi de la station de Veysonnaz, dont il détient les leviers essentiels de l’immobilier touristique.
La géopolitique locale lui confère un avantage supplémentaire: sa société exploite le centre du domaine, une position qui sera encore renforcée avec la construction prochaine d’une télécabine reliant directement la gare de Sion à la télécabine de l’Ours, à Veysonnaz, apportant encore plus de skieurs. Pour sa part, Téléverbier est séparée de Thyon, qu’elle possède en majorité, par le domaine de son partenaire.
Désirs de fusion, réalité des gens
C’est au bien nommé Chalet Royal, l’hôtel dressé juste en face du départ de la télécabine de Veysonnaz qui marque le centre de son empire, que Jean-Marie Fournier reçoit son visiteur. Dans le vaste salon-bar avec vue saisissante sur les Alpes bernoises, le maître des lieux explique que s’il veut bien d’une réunion de l’exploitation de toutes les sociétés de remontées mécaniques, la question d’une fusion pleine et complète est encore loin de rencontrer son agrément. Ne se sent-il pas dans la peau de l’assiégé qui ne fait que retarder l’inéluctable absorption par son partenaire?
«Oui, bien sûr, quand vous avez passé des années à batailler pour empêcher que les 4 Vallées passent en main de la Compagnie des Alpes, puis pour acquérir la majorité de TéléNendaz à la place de Verbier. Mais aujourd’hui, Nendaz-Veysonnaz est très solide et n’est pas absorbable par qui que ce soit», lance-t-il.
Le maître de Veysonnaz est un propriétaire au sens plein du terme. Héritier des affaires de son père René, fondateur de la station en 1962, Jean-Marie a non seulement réussi à maintenir à flot la société mais aussi à la développer. Il se profile également comme un homme d’influence, ancien administrateur du Nouvelliste, proche du conseiller d’Etat PLR Jacques Melly. Et comme un joueur d’échecs qui sait garder un coup d’avance sur ses adversaires.
Exemple avec ce jour de 2008 où il s’est rendu le premier au tribunal lyonnais qui déclarait la faillite de la société hôtelière française Transmontagne afin de récupérer les actions qu’elle détenait dans la société des remontées mécaniques de Nendaz. Ce qui lui a alors assuré un avantage décisif face à Téléverbier, qui cherchait elle aussi à s’en emparer. Il est ainsi devenu l’un des plus importants entrepreneurs proprement valaisans dans le domaine du ski, qui se prévaut du maintien de nombreux emplois dans la région.
Bien sûr, Jean-Marie Fournier aurait pu tout vendre et se retirer. Mais il ne veut pas abandonner la partie. A 60 ans, il veut continuer de se battre et transmettre le patrimoine selon ses projets à lui. Et s’il n’est pas encore sûr que ses enfants reprendront le flambeau, les plans sont prêts pour maintenir la pérennité de ses affaires.
Bref, Jean-Marie Fournier est le caillou dans la chaussure de Christian Burrus, qui reconnaît qu’«il est difficile de réaliser des affaires avec les gens des montagnes. Ils y mettent beaucoup d’affect et tout prend beaucoup de temps.» Et, bien sûr, dans celle des autres dirigeants de Téléverbier qui rêvent, ou ont rêvé, de foncer, de régler l’affaire de la fusion une fois pour toutes et de placer les 4 Vallées au sommet des stations de ski suisses.