Lise Bailat et Michel Guillaume
Enquête. La réforme de l’imposition des entreprises révèle le malaise latent des grandes villes, qui souvent essuient les plâtres des déci sions prises sous la Coupole fédérale.
Ce n’est qu’une anecdote, mais elle en dit long sur la manière dont les villes et communes ont été traitées au cours de l’élaboration de la troisième réforme de l’imposition des entreprises. Lorsque l’influente Commission de l’économie et des redevances (CER) du Conseil des Etats l’aborde, le 25 juin 2015, elle leur laisse trois minutes pour s’exprimer. Trois minutes pour défendre les intérêts de municipalités comme Zurich (au budget de 8,7 milliards, le quatrième du pays) ou de Lausanne (2 milliards).
Tout cela ressemble beaucoup à une audition alibi, alors que les représentants des gouvernements cantonaux, en l’occurrence Peter Hegglin (ZG), Serge Dal Busco (GE) et Maurice Tornay (VS), se voient dérouler le tapis rouge. C’est à eux que s’adressent toutes les questions des sénateurs. «Nous n’avons pas été pris au sérieux», témoigne Silvia Steidle, vice-présidente de la Conférence des directeurs communaux des finances.
1. Bienne, Lausanne et Winterthour, même combat
Cette femme PLR de 44 ans tient les cordons de la bourse de la ville de Bienne. Une fonction périlleuse, surtout lorsqu’elle a dû augmenter les impôts tout en ficelant un paquet d’économies en 2015. Aujourd’hui, elle craint un nouveau psychodrame si le peuple suisse devait approuver la RIE III le 12 février prochain, qui priverait ses caisses de 15 millions de recettes fiscales.
Aux côtés de ses collègues Florence Germond (Lausanne) et Yvonne Beutler (Winterthour), elle incarne la révolte des villes, se battant en l’occurrence contre son propre parti et même contre son ancien chef, Ueli Maurer, dont elle a été la porte-parole au Département de la défense.
La RIE III, c’est cette réforme fédérale qui supprime les privilèges fiscaux accordés en principe à des firmes étrangères, à laquelle les cantons répondent par une baisse du taux d’imposition des sociétés ordinaires. Le projet fédéral s’accompagne d’une boîte de nouveaux outils fiscaux dans laquelle les cantons pourront puiser selon leurs besoins. Comme Bienne n’a quasiment pas de statuts spéciaux, elle perdra quelque 15 millions de recettes fiscales.
Or, la capitale du Seeland (55 000 habitants) ploie déjà sous le fardeau de sa dette de 800 millions, qui pourrait atteindre le milliard à l’horizon 2020. Sa structure des contribuables est fragile: 24% d’entre eux ne paient pas d’impôts. Au sommet de la pyramide, seuls 5% déclarent un revenu imposable supérieur à 100 000 francs. Chaque franc investi est financé par un emprunt. C’est dans ce contexte que l’intendant des impôts Urs Stauffer tire la sonnette d’alarme: «Pour Bienne, la réforme RIE III est mortelle.»
Des propos exagérément dramatiques? Bien sûr, la vie continuera, le 13 février prochain, quel que soit le résultat de la votation. Mais, comme les dépenses liées à des lois cantonales et fédérales représentent plus de 90% du budget, Bienne perdra quasiment sa souveraineté financière. Silvia Steidle se retrouvera face à un cruel dilemme. Soit elle augmente les impôts de deux dixièmes, et c’est le contribuable qui paiera la facture de la RIE III à raison de 500 francs par an et par ménage. Soit elle procède à des coupes brutales dans le budget.
«Nous devrons vraiment nous poser des questions existentielles», avertit Silvia Steidle. Faudra-t-il par exemple, pour économiser 700 000 francs par an, fermer la piscine du Palais des Congrès, celle qui a permis à Etienne Dagon de devenir le seul nageur suisse médaillé olympique?
Bienne n’est pas la seule ville à se faire du souci. A Lausanne, la conseillère municipale chargée des finances, la socialiste Florence Germond, ne décolère pas: «Le Parlement fédéral a concocté une réforme sur notre dos, tout en muselant les cantons en leur rétrocédant une part plus importante de l’impôt fédéral direct.»
Contrairement à la situation biennoise, à Lausanne la menace n’est pas existentielle. Mais impact il y aura. «Les pertes pour Lausanne s’élèveront à plusieurs dizaines de millions de francs. Il est impossible d’être plus précis, car il subsiste toute une série de doutes sur l’utilisation des nouveaux outils fiscaux par le canton.» In fine, les villes sont condamnées à attendre des décisions sur lesquelles elles n’ont aucune influence.
A Genève, la conseillère administrative responsable des finances, Sandrine Salerno, considère aussi qu’il est trop tôt pour dresser une liste des prestations communales menacées par la réforme. Mais la socialiste est montée à Berne, aux côtés de ses collègues, pour dire non au projet fédéral. «Il ne faut pas voir ce front des villes comme un pouvoir qui s’oppose à un autre. Les répercussions de la réforme se feront sentir dans les politiques de proximité. Les communes craignent les baisses de leurs propres recettes fiscales, mais aussi les reports de charges.»
En ville de Genève, les pertes nettes dues à la réforme sont estimées entre 50 et 70 millions de francs en 2019. Pas de quoi décourager pourtant le maire de Genève et conseiller national (PDC) Guillaume Barazzone. Il ne partage pas l’avis de sa collègue socialiste: la réforme fédérale est selon lui «équilibrée et nécessaire» pour sa ville. Contrairement à Bienne et à Winterthour, Genève est l’une des villes qui comptent le plus de sociétés à statuts spéciaux: environ 1400.
En plus, il estime que la mise en musique cantonale de cette réforme prend en compte les besoins des communes. «Moi aussi, en tant que magistrat, je suis attaché à la continuité dans la mission publique. Je ne suis pas naïf: je sais qu’il ne sera pas facile d’absorber les pertes pour ma ville. Mais le projet cantonal comprend la garantie d’une compensation pour les communes et la possibilité de faire des déficits pendant cinq ans», affirme le maire.
A Winterthour, la trésorière, Yvonne Beutler, ferraille ferme contre la réforme. Après deux plans d’austérité et la suppression de quelques dizaines d’emplois dans l’administration, elle craint de devoir en concocter un troisième si la RIE III est acceptée. Sa commune perdra 34 millions de recettes fiscales, dont 18 millions devraient être compensés par le canton. «Nous risquons de devoir couper dans tout ce qui fait la qualité de vie d’une ville: la culture, le sport, les programmes de prévention touchant à la santé, à la sécurité ou à l’environnement.»
2. La reconnaissance tardive des villes
Dans un pays dont les chantres du fédéralisme se sont toujours arrêtés à l’échelon du canton, les villes n’ont longtemps pas existé, dans la Constitution en tout cas! Dans l’imaginaire collectif, les villes sont connotées négativement dans les années 1970 et 1980. C’est là qu’y résident les plus mal lotis et les improductifs de la société: les étrangers, les requérants d’asile, les pauvres, les personnes âgées et les étudiants.
Les cinq A, disait-on jadis cyniquement outre-Sarine, car en allemand tous ces mots commencent par un A. La qualité de vie, c’est ailleurs qu’on la trouvait. «De 1970 à 2000, les grandes villes ont perdu un quart de leur population», rappelle Martin Tschirren, vice-directeur de l’Union des villes suisses.
Ce n’est qu’au tournant du siècle que ces grandes oubliées de la Suisse moderne vont connaître plus qu’une renaissance: une reconnaissance. Grâce notamment à la pugnacité de la syndique de Lausanne Yvette Jaggi, ainsi que des maires de Zurich et de Saint- Gall, Josef Estermann et Heinz Christen, les villes et les agglomérations font leur apparition dans un nouvel article 50 de la Constitution.
Un symbole fort, qui débouche non seulement sur une plateforme de discussion (la CTA,lire Les villes en Suisse, un combat permanent), mais aussi sur des actes concrets, tel un fonds d’infrastructure permettant de développer notamment les transports publics dans les agglomérations. Bénéficiant d’une conjoncture favorable, les villes procèdent à d’énormes investissements qui leur permettent d’augmenter la qualité de vie et de retrouver une croissance démographique.
«Le fameux A si décrié par le passé est devenu synonyme d’attractivité, surtout auprès des jeunes générations», se réjouit Martin Tschirren.
Malgré cette embellie, les villes ne sont pas parvenues à assainir leurs finances. Contrairement à la Confédération et aux cantons qui réussissent à réduire leurs dettes, elles voient les leurs grimper de 4,5 milliards entre 2003 et 2013. Et au niveau politique, elles ne pèsent toujours pas lourd, comme le montre le début sur la RIE.
Même le maire PLR de Soleure et conseiller national Kurt Fluri, qui soutient la réforme, regrette que «l’esprit de l’article 50 de la Constitution n’a pas été respecté», lui qui est aussi président de l’Union des villes suisses. Les villes ont certes été entendues, mais pas écoutées.
3. Une réforme au détriment des villes
Mais comment la RIE III, si souvent qualifiée de «mère des batailles» par les milieux économiques et politiques, a-t-elle fini par déboucher sur une opposition entre les cantons – unanimes à défendre le paquet – et les plus grandes villes de Suisse, en tout cas à leurs grands argentiers?
Pour comprendre la situation, il faut se replonger dans le débat parlementaire. Interlocuteurs privilégiés de la Confédération, les cantons ont obtenu les garanties minimales qu’ils souhaitaient: une compensation pour moitié de leurs pertes fiscales prévues, soit 1 milliard de francs grosso modo, par la hausse de la part de l’impôt fédéral direct qui leur revient.
Les cantons les moins riches – souvent ceux qui comptent le moins de sociétés fiscalement privilégiées – pourront encore se consoler: ils se partageront un montant total de 180 millions de francs pendant sept ans pour atténuer les effets de la réforme. La péréquation financière, qui atténue les disparités économiques entre cantons, fera le reste.
Mais les villes ne disposent pas d’un tel coussin amortisseur. «On peut parler de mépris de la Berne fédérale pour la position des villes dans le dossier RIE III. Nous avons fait plusieurs courriers pour être reçus par le conseiller fédéral en charge du dossier. Mais tant Eveline Widmer-Schlumpf qu’Ueli Maurer n’ont jamais daigné y donner suite», regrette Florence Germond. Elle gère pourtant à Lausanne un budget équivalent à celui du canton de Neuchâtel.
«L’administration fédérale nous a traités comme des lobbyistes quelconques, alors que nous sommes des acteurs fondamentaux et que nous représentons des intérêts publics. Pire: le cabinet KPMG a participé à l’élaboration de la loi en donnant son expertise tandis que nous avons été tenus à l’écart», poursuit la socialiste.
Au-delà de la forme, le Parlement a manqué l’occasion d’atténuer la fronde des villes sur le fond. Il avait la possibilité d’inscrire une clause communale dans la loi. Coup de théâtre: après deux navettes entre les Chambres, le Conseil national a fini par rejeter cette disposition. C’est l’abstention du bloc rose-vert qui a fait pencher la balance.
De quoi nourrir l’amertume de Dominique de Buman (PDC/FR), auteur de cette clause: «Je soutiens la RIE III. J’aurais certes souhaité une loi plus rassembleuse. Mais c’est la politique du pire de la gauche qui ne l’a pas permis. Les trésoriers socialistes peuvent écrire à la direction du parti s’ils sont mécontents aujourd’hui.»
Florence Germond balaie la critique. «Cette clause n’était pas contraignante! Elle a été proposée uniquement pour faire passer la pilule. Une bonne intention ne suffisait pas pour nous garantir d’obtenir une partie de la compensation financière versée aux cantons.» Aujourd’hui, certains cantons garantissent des compensations, d’autres pas. Mais le mal est fait: «A lui seul, le mépris témoigné à l’encontre des villes et des communes constitue déjà un motif de rejeter la RIE III», assène Florence Germond.
4. Le malaise profond des villes
Symbole de la révolte des villes aujourd’hui, la RIE III n’est que la pointe de l’iceberg. Le malaise est bien plus profond. «Les villes manquent clairement de relais au niveau fédéral. Or, c’est à Berne que l’on fixe les cadres, tandis que les cantons ne font souvent qu’exécuter les décisions.
Ce phénomène s’est accéléré ces trente dernières années», explique Sandrine Salerno. Les villes essaient donc de peser davantage là où la politique se fait, souvent sans succès. «De manière générale, les villes finissent toujours par essuyer les plâtres des lois fédérales et cantonales», déplore Yvonne Beutler.
Pour Florence Germond, c’est tout le système institutionnel qu’il faudrait repenser. «Les représentants des centres urbains sont sous-représentés dans les institutions fédérales. Notre système de vote donne largement plus de poids à la voix d’un Schwytzois qu’à la voix d’un Zurichois dans les scrutins constitutionnels. Nous avons un véritable problème démocratique.»
Mais à Berne ce débat est tabou. Dernière tentative sérieuse en date, une initiative parlementaire déposée en 2010 par Hans-Jürg Fehr (PS/SH) qui proposait d’octroyer le statut de demi-canton aux six villes de plus de 100 000 habitants a tourné au fiasco. Même si quelques élus de petites communes l’ont soutenue, à l’instar de Jacques-André Maire (PS/NE). «Je voulais au moins qu’on ouvre le débat. J’ai l’impression que notre système est en quelque sorte sclérosé aujourd’hui.»
Ce qui est sûr, c’est que tout changement institutionnel en faveur des centres urbains avantagerait la gauche. Du coup, les partis bourgeois s’y opposent catégoriquement, comme les représentants des cantons moins urbains: «Donner la parole aux villes au Conseil des Etats, c’est la fin du fédéralisme!» tonne le ministre jurassien Charles Juillard (PDC).
L’Ajoulot rappelle que les «petits cantons», en finançant les hautes études ou encore les grands investissements ferroviaires – dépenses qui leur profitent peu directement – font aussi preuve de solidarité. «80 à 90% des conseillers nationaux habitent en ville. Elles doivent arrêter de dire qu’elles ne sont pas suffisamment entendues ou représentées sur le plan fédéral!»
Pourtant, des changements institutionnels sont inéluctables. Telle est la conviction de Sandrine Salerno, qui ne se fait pas d’illusions: «Ces changements prendront des dizaines d’années. Mais un jour – encore au XXIe siècle, j’espère – les villes pèseront plus dans le débat.» Le 12 février prochain, elles ont en tout cas l’occasion de montrer leur force de frappe. C’est ce qu’espère Jacques-André Maire: «Il faudrait bien un électrochoc de ce genre pour faire bouger les fronts!»