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Caroline Fourest déshabille Inna la Femen

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Jeudi, 16 Janvier, 2014 - 05:52

Document. La journaliste et écrivaine livre avec «Inna» un portrait-enquête remarquable et personnel de la leader de Femen, l’Ukrainienne Inna Shevchenko.

Inna Shevchenko arrive en avance dans ce café du Marais parisien proche du domicile de Caroline Fourest. Col roulé moulant, bottines, 23 ans, blonde. Quelques minutes plus tard, Caroline, 38 ans, jean sage, la rejoint. La première fois qu’Inna est allée chez Caroline, courant 2012, celle-ci s’affole: ses amies portent toutes des chaussures plates et son parquet ne supportera pas les talons affûtés de l’Ukrainienne tout juste débarquée en France. Depuis, Inna n’a pas converti Caroline aux talons, pas plus que Caroline n’a convaincu Inna des bienfaits des cheveux courts. Si tout les rassemble – mêmes ennemis, mêmes rêves égalitaires –, beaucoup de choses les séparent, à commencer par leur méthode de combat. L’une pense, dénonce, débat; l’autre occupe la rue, se déshabille, activiste avant tout.

Mais c’est ensemble qu’elles présentent Inna, à paraître le 22 janvier chez Grasset. Signé Caroline Fourest, Inna est une plongée toute personnelle dans la vie et l’œuvre de la Femen, arrivée à Paris en août 2012 avec un visa de touriste, réfugiée politique depuis avril 2013.
Journaliste, rédactrice en chef de la revue ProChoix, figure incontournable du débat intellectuel, auteure d’une vingtaine d’essais consacrés à toutes les formes d’extrémismes (Les nouveaux soldats du pape, Frère Tariq, Marine Le Pen, Les anti-pacs), Caroline Fourest livre ici son premier livre consacré à une personnalité de son propre camp.

Choc des cultures. Inna est le roman vrai, passionnant, documenté, lyrique mais jamais naïf, d’une rencontre multiple: celle de deux personnalités fortes qui se battent depuis des années pour leurs convictions. Celle de deux visions du féminisme, cette nébuleuse en redéfinition permanente. Celle de deux manières, quasi irréconciliables, de faire passer ses idées. Inna constitue un document remarquable sur le choc des cultures: choc de la rencontre entre Inna Shevchenko et Caroline Fourest, choc de la rencontre entre Inna la Femen et la France, qui ne s’en est pas encore remise – la classe politique dans son ensemble réprouve la récente action dans l’église de la Madeleine, où une militante a mimé un avortement avant d’uriner… Inna est une déclaration d’amour forcément contrariée – les amazones ne s’embarrassent pas de sentiments. Inna est une affirmation: une armée de femmes guerrières est en marche et, à l’image de leur blonde leader, elles sont prêtes à tout.

Rencontre. Elles se rencontrent en 2012 à Paris, alors qu’Inna vient de tronçonner une croix en soutien aux Pussy Riot et de fuir son pays pour ne pas être arrêtée. Réalisatrice, Caroline suit ses premiers pas en France. Féministes, elles se bagarrent côte à côte pour sauver Amina des geôles tunisiennes. Elles passent ensemble sous les bottes des néofascistes lors d’une manifestation d’opposants au Mariage pour tous. Pendant de longs mois, Inna se laisse filmer pour le documentaire (Nos seins, nos armes) de Caroline. Laquelle a dû «batailler» pour vaincre la «méfiance maladive» d’Inna, elle-même «recevoir mille coups de poignard» au fur et à mesure qu’elle s’approchait.

Naissance. Page après page, on suit, entre Paris, l’Espagne ou le Vatican, Inna, mais aussi Oksana, Alexandra, Anna, la rousse fondatrice de Femen, leur copain de jeunesse Viktor, dont le rôle sera déformé et amplifié par les médias à la suite du film de Kitty Green, Ukraine is Not a Brothel, présenté au festival de Venise. On assiste à la naissance des Femen dans une partie de l’Ukraine restée soumise aux diktats du Kremlin. Fourest décortique leur activisme (un art de la performance hérité, tout comme chez les Pussy Riot, de l’actionnisme viennois des années 60 et 70), leurs codes, leur message, leur iconographie «efficace», qui réside dans la mise en scène de nouvelles femmes «puissantes et autonomes, loin de l’Eve tentatrice et de la Vierge Marie».

Surtout, on plonge dans la jeunesse d’Inna, née en 1990 à Kherson, port de Crimée de 300 000 âmes, seconde fille d’un ancien marin reconverti dans l’armée qui, tous les matins pendant un an, lave le nourrisson à l’eau glacée, pour le rendre fort. Inna raconte ce moment où l’élève modèle, diplômée en journalisme de l’Université de Kiev, punie pour avoir manifesté contre le candidat à la présidentielle Viktor Iouchtchenko, bascule dans la révolte et rejoint les Femen en 2009, un an après leur création. «Au début, je n’étais pas féministe, c’était par curiosité. Mais, quand j’ai perdu mon emploi à cause de mon engagement, j’ai compris que cette lutte était juste.» Quatre ans plus tard, Femen compte quelque 300 sextremists dans le monde, dont 70 en France. Inna a pris le lead sur le mouvement et supervise les onze antennes en Europe et au Canada.

Il ressort d’Inna le portrait d’une femme plus articulée, froide et volontaire que le folklore coloré servi par les médias. Une femme qui se déclare «100% activiste, 100% Femen», dont l’iPad est devenu le chez-soi. Certains enfants sont nés pour être «premiers en tout, enfant préféré, délégué de classe, futur patron ou leader». Inna est de ceux-là.

A Paris, elle et sept Femen viennent de quitter le bar-théâtre alternatif qui les avait accueillies, le Lavoir, pour occuper une maison dont elle garde «pour le moment» l’adresse secrète. La France est pour elle «une source d’inspiration et de déception» à la fois. «Dans la rue, j’ai droit aux mêmes commentaires mâles qu’en Ukraine. Ce n’est donc pas un problème politique, mais celui d’un monde fait par les hommes, pour les hommes.»

Au début, elle était contre les seins nus. Mais, action après action, la tenue s’est «imposée». «C’est efficace. Cela rend malade le monde patriarcal.» «Les Femen sont très bonnes dans l’iconographie, elles savent détourner les symboles en se déguisant en Barbie pour castrer une image millénaire», admire Caroline Fourest. Inna jure que Femen ne sélectionne pas ses membres au physique. «Pour avoir le courage de se dénuder, il faut une bonne dose de confiance en soi, toutes ne l’ont pas.»

Avenir. Inna court trois fois par semaine et a mis sur pied un entraînement hebdomadaire pour ses troupes chaque samedi. Au programme: self-defense et organisation de groupe. L’avenir? Inna n’y pense pas. «Je n’imagine pas quitter le mouvement. C’est ma vie. On nous reproche de n’avoir pas de stratégie. Regardez comment Femen s’est développé en trois ans!» Pour Caroline Fourest, ce mouvement peut «s’épuiser» comme s’étendre. «C’est un mouvement facile à développer, un groupe Facebook, une action bien faite. Il suffit de quelques femmes déterminées dans chaque pays. Pour l’instant, Femen n’a jamais franchi la ligne. Mais un jour, qui sait? Si son mouvement tournait mal, comme c’est arrivé à tant de groupes d’extrême gauche?»

Amoureuse. L’une des couches du récit dense de Caroline Fourest concerne leur relation personnelle. Elle avertit: «Les gens pensent qu’il faut se tenir loin de son sujet pour être un bon journaliste. C’est faux. Il faut être au plus près, tout en conservant du recul sur soi-même.»

La rencontre de ces deux femmes exemplaires, pionnières et révolutionnaires chacune à sa manière, est fascinante, autant que la lecture que chacune en fait a posteriori.

Caroline ne cache pas les «sentiments grandissants» qui l’ont animée, les «moments doux volés», puis la rupture, politique autant qu’amoureuse. «Je ne sais pas comment qualifier ce que nous avons vécu, avoue Caroline. Les lecteurs se feront leur propre idée. Nous nous voyons peu désormais. Trop de divergences et de rendez-vous manqués nous ont durcies l’une contre l’autre.»

«Caroline m’a appris beaucoup de choses sur la France, les médias, reconnaît Inna. Mais quand je l’ai rencontrée, elle était à mes yeux le modèle type de la féministe ennuyeuse. Tout brûlait autour de moi, et je me retrouvais à demander si je devais enlever mes chaussures en entrant chez elle! Elle a son propre mode d’expression, je ne souhaite pas qu’elle m’influence.» Amies? «Je n’ai pas d’amies. J’ai grandi ainsi, ce n’est pas parce que je suis une activiste. Je ne nie pas que nous avons eu une aventure, mais cela n’a jamais été davantage. Nous voyons notre relation passée d’une manière différente.» Côté cœur? «Je suis très mauvaise en matière de sentiments. Ne parlons même pas d’amour, je ne sais pas ce que ce mot signifie. J’ai les Femen.»

Elles se lèvent ensemble pour sortir du café. Caroline signera seule ce livre intitulé Inna.

«Inna». De Caroline Fourest. Grasset, 390 p.
En librairie le 22 janvier.

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JF Paga / Grasset
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