Santé.Tolérants envers les ratés des soins, les patients souffrent du manque d’écoute et d’information. C’est le bilan du nouveau bureau des doléances du CHUV. Bonne nouvelle: ce genre de dispositif se multiplie, signe qu’on va vers le mieux.
La plupart du temps, quand ils frappent à la porte, ils sont très en colère. «Il m’arrive d’ouvrir la bouche après vingt minutes d’entretien seulement, raconte Thierry Currat, l’un des trois médiateurs de l’Espace Patients & Proches du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Ils ont besoin de vider leur sac, j’écoute.»
Qu’entend-il? Des choses qui ravivent des souvenirs désagréables chez bien des gens passés par là. Du type: «C’est la cinquième fois que je raconte la même chose, il n’y a pas de transmission d’informations entre les services?» Ou bien: «Il aurait suffi qu’il me dise qu’il est désolé de ce qui m’arrive pour me calmer, mais il n’en est visiblement pas capable!» Et aussi: «Attendre cinq heures, passe encore. Mais se voir refuser un verre d’eau sans explications (…), c’est insupportable.» Ou encore des cris du cœur exacerbés: «Je suis un steak pour eux (…), j’ai l’impression de n’être rien.»
Bienvenue à l’hôpital, cette grande machine où la souffrance vient de la maladie, mais aussi du manque d’écoute, de l’information défaillante, du sentiment de n’être plus tout à fait une personne mais seulement un corps en morceaux.
La bonne nouvelle, c’est que le diagnostic vient, courageusement, de l’hôpital lui-même. Les citations ci-dessus sont en effet tirées du premier rapport d’activité de l’Espace Patients & Proches (EPP), sorte de bureau des doléances ouvert il y a un an dans le hall d’entrée du CHUV.
Les cinq hôpitaux universitaires de Suisse sont désormais dotés de dispositifs similaires, et ce n’est pas un hasard. Ici comme ailleurs, une prise de conscience gagne du terrain: la prestation médicale toute nue ne suffit pas, ce que le patient ressent a autant d’importance, pour sa guérison même, que son taux de glycémie. Longtemps obnubilée par la technicité, la médecine aurait en somme touché le fond de la piscine de la déshumanisation. C’est la conviction de Béatrice Schaad, créatrice de l’espace d’écoute du CHUV: l’avenir est à la relation retrouvée (lire son interview).
Le rapport du CHUV a été mis en ligne sur le site de l’établissement lundi 13 janvier, consultable par tout un chacun (www.chuv.ch). Le nombre de plaintes qu’il recense – 335 en une année pour 46 000 hospitalisations – correspond à la moyenne suisse et rappelle que, globalement, la qualité de la prise en charge reste excellente. Ce qu’il met en évidence de manière frappante, c’est que le grand corps hospitalier souffre d’abord du mal d’écoute.
Tolérance remarquable. Etonnement: on imagine des patients-clients prêts à courir chez leur avocat à la moindre piqûre de travers. Il n’en est rien: les malades et leurs proches font preuve d’une tolérance remarquable vis-à-vis des ratés de l’hôpital, erreurs médicales comprises. Ils admettent que le métier de soignant est compliqué et dangereux. «L’erreur est humaine», disent-ils, sensibles à la charge de travail de leurs interlocuteurs – «Le personnel fait tout ce qu’il peut, on voit bien qu’ils sont surchargés».
Ce qu’ils ne supportent pas, en revanche, c’est qu’à une prise en charge déficiente s’ajoute le sentiment de ne pas être entendu. L’erreur est humaine, à condition qu’elle soit assumée. Le rapport donne le contre-exemple d’un enfant ayant subi un accident grave lors d’une intervention: ses parents disent ne pas en vouloir au médecin «parce qu’il nous a annoncé la nouvelle les larmes aux yeux». A l’inverse, les professionnels sont souvent perçus comme «défensifs», et les médiateurs les sentent «inquiets de voir toute expression de regret perçue comme un aveu de culpabilité».
Si l’on arrive à faire la différence entre l’une et l’autre, on va vers l’apaisement du conflit, observent ces professionnels de l’écoute. Pas toujours facile. Aux Etats-Unis, pays de la judiciarisation à outrance, une loi spécialement conçue, la «loi de l’excuse», permet désormais aux médecins de dire leurs regrets sans donner prise à une plainte pénale (lire l'encadré ci-dessous).
Mais les pannes de communication ont, la plupart du temps, des causes plus anodines. Les intervenants sont innombrables, et tout se passe comme si le devoir d’information tombait dans le trou entre l’un et l’autre: «Je ne suis qu’un numéro: croyez-vous que quelqu’un m’aurait donné les raisons pour lesquelles on a annulé mon opération?» La circulation défaillante de l’information entre les services fait dangereusement monter le taux d’angoisse. Tel se voit prescrire des examens qu’il vient de subir, tel autre dit son désarroi face aux indications contradictoires de différents spécialistes: «Certains m’ont dit d’opérer, d’autres pas. Je ne sais plus qui croire.»
Pour l’essentiel, ce premier bilan de l’EPP du CHUV recoupe celui de l’Espace médiation de l’hôpital de Genève, également disponible sur le site de l’établissement (www.hug-ge.ch): «Les problématiques liées aux relations interpersonnelles et à la communication au sens large viennent en première place», y lit-on. Le mérite du rapport vaudois est d’en rendre compte de manière particulièrement sensible, notamment en faisant entendre la voix des patients et de leurs proches.
Changements concrets? Ces derniers sont aussi nombreux à se plaindre que les hospitalisés. Ils souffrent d’être mal pris en compte et mal informés, surtout s’ils n’ont pas un lien familial reconnu avec le malade. Ainsi, cette femme dont l’ami proche est mort seul, car personne ne l’a prévenue. Son nom était pourtant inscrit partout dans le dossier.
Entendre les plaintes, c’est bien, mais est-ce que cela sert à provoquer des changements concrets? Thierry Currat insiste sur le fait que ses collègues et lui ne sont pas là pour établir des faits, qu’ils travaillent sur le «ressenti». N’empêche: il y a des plaintes récurrentes, qui désignent des zones particulièrement douloureuses du corps hospitalier. Les urgences et les services traitant les personnes en fin de vie. La gestion des entrées et du report des rendez-vous. La fragmentation des interlocuteurs, qui peut devenir dramatique en cas de polymorbidité. Le contact défaillant avec le médecin traitant, auquel il arrive d’apprendre par les annonces mortuaires le décès de son patient.
La com, ça marche.«Le but est de transformer les données recueillies en projet clinique, dit Béatrice Schaad. Le pire serait que tout ce travail ne débouche sur rien. Les sujets de doléances récurrents font tous l’objet de discussions avec la direction, et certains projets sont déjà en cours. Par exemple, la communication entre l’hôpital et les médecins traitants s’est déjà améliorée. Et le projet de désigner un médecin de référence par patient est à l’étude.»
La nouvelle réjouissante, c’est que, de par son existence même, l’EPP du CHUV réussit à résoudre un nombre considérable de problèmes. La moitié des doléances trouvent une solution simplement par l’écoute, un complément d’information ou la restauration de la communication entre les parties, sans médiation active. «Notre rôle est aussi de responsabiliser les patients, note Thierry Currat. Il arrive qu’ils se scandalisent de manquer d’une information qu’ils n’ont pas songé à demander.»
Autre indice d’efficacité pour l’équipe des trois «coordinateurs», venus d’horizons divers mais tous formés à la médiation: un cas sur deux est réglé en moins d’une heure. Tel médecin, se rendant compte que son patient ne sait plus à qui s’adresser, décide d’endosser le rôle d’interlocuteur de référence. Tel autre s’écrie simplement: «Ah oui, je ne m’étais pas rendu compte, merci de me dire!» Et lorsque le patient, fumant de rage, est prêt à cogner le médecin, qui l’envoie silencieusement aux pives? «L’important, c’est de réussir à faire baisser la tension, poursuit Thierry Currat. Ensuite, tout devient possible. Très souvent, d’ailleurs, le patient, calmé de s’être senti écouté, précise qu’il a aussi eu affaire à tel infirmier extraordinaire ou tel médecin sympa.»
Le soignant, lui, entre en matière d’autant plus volontiers qu’il a l’impression d’avoir affaire à un interlocuteur neutre, qui n’est pas là pour juger son travail. Indice positif encore: les professionnels sont de plus en plus nombreux à s’adresser spontanément à l’équipe (5% dans le rapport).
A l’évidence, la cellule des doléances du CHUV a réussi à endosser le rôle délicat de rétablisseur de courant. La qualité de son travail jouit d’un taux de satisfaction stratosphérique (90%). Un médecin de famille lui fait ce compliment: «C’est du bon boulot que vous avez fait. Vous avez réconcilié mon patient avec l’institution.»
L’expérience le prouve, cher docteur: la relation est un puissant médicament.
Fragmentation des soins
Hommage à la femme de ménage
Dans un beau livre* qui raconte sa traversée de la maladie et son hospitalisation, le professeur de psychologie Rémy Droz rend un hommage vibrant à la femme de ménage qui nettoyait sa chambre: la seule personne, dans la grande machine hospitalière, avec qui il ait entretenu un rapport humain digne de ce nom.
Eric Bonvin, psychiatre et directeur général de l’Hôpital du Valais, lui fait écho lorsqu’il considère l’évolution de l’institution hospitalière: «Il n’y a pas si longtemps, bien des hôpitaux étaient, comme en Valais, gérés par des congrégations religieuses. Les sœurs étaient là en permanence. Aujourd’hui, il y a un tel morcellement des interlocuteurs que le personnel de nettoyage acquiert une importance insoupçonnée: souvent, la femme de ménage est la seule personne stable dans la vie du patient.»
Comment en est-on arrivé là? C’est, analyse Eric Bonvin, la conséquence logique de l’évolution d’une discipline qui a voulu, à juste titre, s’affranchir de la figure du médecin tout-puissant et paternaliste. «La médecine contemporaine s’est fortement engagée dans la voie de l’objectivation. On l’a voulue evidence-based, fondée sur des données quantifiables. C’est sa grande force, mais c’est aussi sa faiblesse.» Car, au centre de cette médecine-là, il y a la prestation, et non plus la relation. «Et même si aujourd’hui on prend conscience de l’immense importance de la dimension relationnelle, il est difficile, pour des médecins formés dans l’idéologie du contrôle et de l’objectivation, d’accepter de faire place à la part incertaine et subjective du métier.»
Mais Eric Bonvin diagnostique un autre point douloureux, dans la relation du médecin à son propre métier cette fois: «Derrière l’exigence que chaque acte soit basé sur des données objectives, il y a, au fond, l’idée qu’on ne fait plus confiance ni au patient ni au médecin.» D’une certaine manière, le médecin est poussé au détachement, dessaisi qu’il est de son rôle de protagoniste. «C’est l’Etat, aujourd’hui, qui porte le souci sanitaire de la population. Et, à l’hôpital même, le médecin n’a plus un rôle central. Qui dirige aujourd’hui les établissements? Un médecin à la tête d’un hôpital, c’est devenu une exception.»
* «Mon cerveau farceur». De Rémy Droz. L’Aire, 1996.
La confiance progresse: indices
En France: Depuis 2002, en vertu de la loi Kouchner, tous les hôpitaux disposent d’une cellule de médiation. Idem en Belgique.
Aux Etats-Unis: L’Apology Law permet, dans 35 Etats, à un médecin de s’excuser sans que cela soit pris comme une preuve d’erreur. Bénéfique pour l’âme et le porte-monnaie.
Au Royaume-Uni: Care Connect, une plateforme de notation en ligne des hôpitaux dont le design rappelle celui de TripAdvisor, va être généralisée à tous les établissements du pays. Ces derniers s’engagent à répondre aux doléances des plaignants.