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Dans la Silicon Savannah

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Jeudi, 23 Janvier, 2014 - 05:55

REVOLUTION NUMERIQUE.Grâce au téléphone mobile et à l’internet, l’Afrique est désormais connectée au monde entier. Et capable de lui en remontrer en matière d’astuce.

 

Jan Puhl

Aux longues tables de bois s’alignent des jeunes gens absorbés par les écrans de leurs ordinateurs portables. Pas des geeks ni des nerds, juste des filles aux couettes tressées et des garçons aux T-shirts bigarrés. Ils sont tous étudiants, futurs blogueurs, programmeurs ou concepteurs de sites. Et ça ne se passe pas en Californie mais à Ngong Road, Nairobi (Kenya).
Ici, au iHub, se retrouvent ceux qui œuvrent à l’avenir de l’internet en Afrique. Des gens comme Wesley Kirinya. Cet entrepreneur de 30 ans a laissé tomber il y a trois ans ses études de médecine pour fonder la société Leti Games et emploie désormais six personnes sur le continent. Il a loué une table devant la fenêtre. Tant que Leti Games est encore en phase de start-up, c’est dans cet immeuble qu’est domicilié le siège de sa société, à quelques mètres du café du iHub où il va se tirer un latte macchiato à la machine en payant 100 shillings kényans (1 franc) par SMS. Il tape le numéro de téléphone du bistrot, puis un code secret et appuie sur la touche de connexion: payé!

Le système de paiement s’appelle M-Pesa, M pour mobile, pesa pour argent comptant dans l’idiome local, le swahili. M-Pesa fait du téléphone mobile à la fois un compte en banque, une carte de crédit et un porte-monnaie. Mis au point au Kenya, il est désormais en usage dans presque tous les pays en développement. Un tiers des échanges commerciaux au Kenya se déroulent déjà par le biais de M-Pesa, alors qu’en Europe de tels systèmes de paiement aux caisses des parkings en sont encore au stade expérimental dans quelques grandes villes.

Croissance inouïe. Le dernier projet de Wesley Kirinya, qui programme des jeux mobiles, se nomme Ananse: un être aux allures d’araignée tiré de la mythologie ghanéenne y traque les politiciens corrompus. Lancé sur le marché au Ghana et au Kenya en octobre, le jeu s’est déjà vendu à plus de 100 000 exemplaires. Dès janvier, il devrait rapporter de l’argent car Wesley demandera alors 1 dollar pour le télécharger, sans parler des mises à jour. Le versement se fera évidemment par M-Pesa.

Wesley Kirinya s’est déjà fait un nom dans le petit monde branché. Et pas seulement en Afrique. En mars, il s’est rendu avec des copains à une foire spécialisée à San Francisco: «Ils nous ont pris parfaitement au sérieux, nous autres Africains.» Bien sûr, les Américains ont beaucoup d’avance et travaillent dans des conditions dont le jeune entrepreneur ne peut que rêver. «Et nous avons remarqué qu’ils savent apprécier ce que nous réalisons avec nos possibilités.» Notamment des appareils ne nécessitant pas de grands moyens techniques, comme ceux qu’il développe pour le marché africain. «Ça leur a un peu rappelé leur propre époque de pionniers.»

Wesley travaille douze heures par jour au iHub, sa femme est furieuse et les enfants rouspètent. Malgré tout, il caresse déjà un nouveau projet: créer un portail d’informations africain pour téléphone mobile.

 

Postes de travail à louer. Au iHub, ils sont un peu tous comme Wesley. La structure, un ancien supermarché, a été soutenue en 2007 par Pierre Omidyar, le fondateur d’eBay. Les postes de travail y sont à louer. Le modèle est né en Inde où, dans les années 80, l’essor des technologies de l’information (IT) a fait de ce pays émergent un laboratoire où ils sont des millions à développer des logiciels, à programmer des jeux et à travailler dans des call centers.

Au Kenya, le secteur IT contribue déjà à plus de 5% de la performance économique. Des groupes globaux comme Google, Microsoft, Cisco et IBM se sont installés dans le voisinage et Ngong Road a été rebaptisée Silicon Savannah.

Le fait est que l’Afrique subsaharienne connaît la plus forte croissance de la planète en matière de téléphonie mobile, tablettes et ordinateurs portables. On y compte plus de cartes SIM qu’en Amérique du Nord. Près de la moitié de la population a moins de 15 ans et l’on estime que, d’ici à 2050, la région comptera plus d’un milliard d’utilisateurs supplémentaires.

En à peine dix ans, la téléphonie mobile et l’internet ont bouleversé la vie des Africains, au moins autant que leur indépendance des puissances coloniales. A l’époque, ils espéraient s’ouvrir enfin au reste du monde mais, après cinquante ans de crises, de guerres, de corruption et de famine, c’est la première fois que l’objectif paraît réalisable. Car les smartphones permettent ce que les gouvernements ont négligé de faire: ils remplacent une infrastructure lacunaire, principal obstacle au développement.

Là où la téléphonie mobile fonctionne, il faut moins de routes, de cliniques et d’écoles, car un téléphone est à la fois une filiale bancaire, une station météorologique, un cabinet médical, une boussole, un manuel scolaire, une station de radio et de télévision. Par une simple pression sur une touche, les Africains envoient de l’argent à travers jungle et savane, les commerçants comparent les prix sur les marchés, les paysans enregistrent des données climatiques et se font conseiller par le vétérinaire. Blogueurs et membres des réseaux sociaux contrôlent les puissants. Pour tous ces services, il suffit d’une antenne, évidemment pas installée par les gouvernements mais par des entreprises privées.

«De nos jours, il est plus facile d’alimenter un village en accès internet qu’en eau potable», souligne Mo Ibrahim, un des artisans de la révolution numérique africaine, un Soudanais que le magazine Time considère comme l’un des hommes les plus influents de notre temps. En juin dernier, il participait à la réunion présidée par Bill Clinton qui réunissait à New York le chanteur Bono, la présidente du FMI Christine Lagarde et la patronne de Facebook Sheryl Sandberg sur le thème du VIH.

Mo Ibrahim a fondé en 1998 la société Celtel, un des premiers prestataires de téléphonie mobile d’Afrique. Quand, en 2005, il a vendu Celtel à son concurrent koweïtien MTC pour la bagatelle de 3,4 milliards de dollars, la société était présente dans treize pays, comptait 24 millions d’abonnés et employait 5000 personnes.

Mo Ibrahim croit fermement que l’Afrique se développera grâce à l’internet et à la téléphonie mobile. «Ce sont des instruments essentiels à la société civile. Si, à la frontière, un douanier te rançonne, photographie-le et mets son portrait sur la Toile. Pareil si, lors d’élections, quelqu’un entend te dicter ton vote.»

Pour lui, même les tensions tribales ou ethniques peuvent être surmontées quand les villages sont connectés, au lieu de mariner dans leur isolement: «Plus nous en saurons des uns et des autres, plus il sera difficile de semer la zizanie. Par la communication moderne, les Africains apprendront qu’il vaut mieux commercer les uns avec les autres que de se haïr.» Le milliardaire Mo Ibrahim et l’entrepreneur Wesley Kirinya incarnent tous deux la nouvelle Afrique: avec une bonne idée, le premier a déjà pris pied dans l’avenir, le second se met tout juste en chemin pour faire de même. Et avec lui toute une génération d’Africains.

On voit de plus en plus d’Africains s’exprimer aux conférences de donateurs, non plus comme demandeurs mais comme experts des IT. Leur savoir est précieux car, chez eux, les développeurs doivent être particulièrement créatifs. Le problème majeur est que sur leur continent, à ce jour, seule une petite partie des téléphones sont connectables à l’internet. Mais les programmeurs africains ont trouvé moyen de tirer davantage de fonctionnalités des téléphones les plus simples: un programme spécial permet de convertir les SMS en courriels; les informations entrantes sont traitées par des hautes écoles ou des banques, par exemple, avant d’être réacheminées sur la Toile.

Assistance pour bovins. En Afrique du Sud, c’est ainsi que fonctionne le réseau social Mxit. Pour participer à des chats ou télécharger des posts, les plus de 7 millions d’utilisateurs envoient simplement des textos. Mxit propose ses propres chatrooms qui connectent les utilisateurs ou les branchent sur Facebook ou Yahoo.

Autre application africaine qui cartonne: le programme iCow. L’éleveuse kényane Su Kahumbu en a eu l’idée et une fondation britannique l’a financée. Aujourd’hui, les petits paysans de tout le pays s’annoncent avec le code *285# pour enregistrer leurs bovins en indiquant leurs âge, race, poids, sexe et dernier vêlage. ICow leur envoie alors des conseils développés par des vétérinaires sur des sujets comme la nourriture, les possibles maladies et les cycles de fertilité. Afin de ne pas exclure les analphabètes, le système fonctionne même sur commande vocale. Le nombre d’utilisateurs atteint des dizaines de milliers.

 

Médecins en ligne. L’internet choie aussi les humains malades. De nos jours, presque aucun médecin ne pratique autrement qu’en ligne. Même les cabinets villageois envoient désormais leurs relevés de laboratoire à des cliniques universitaires et reçoivent en échange diagnostics et propositions de thérapie. De tels systèmes d’alerte donnent la possibilité d’enrayer la naissance d’une épidémie ou, du moins, sa propagation. Même topo pour vérifier l’authenticité et la qualité des médicaments: en Afrique, les contrefaçons tuent chaque année des milliers de personnes.

Des informaticiens du Ghana ont développé à ce propos un programme de sécurité élémentaire: à l’aide de leur téléphone, les patients scannent un code-barres sur l’emballage ou relèvent le numéro d’enregistrement. Ils l’envoient à une centrale qui vérifie et renvoie le résultat, y compris la posologie idoine. Baptisé MPedigree, le système est soutenu par les autorités sanitaires en Afrique de l’Ouest.

Sur le continent, la téléphonie mobile n’assiste pas que les malades, les paysans ou les enfants. En cas de guerre ou de catastrophe, elle sait aussi sauver des vies. Exemple: l’invention de la société Ushahidi au Kenya, dont les bureaux sont aussi au iHub de Ngong Road. En swahili, ushahidi signifie déclaration de témoin et c’est aussi le nom du programme qui permet de signaler des combats, des crimes ou des épidémies. Ushahidi propose une application gratuite au moyen de laquelle des cartes de catastrophe interactives peuvent être constituées, aidant les victimes, témoins et sauveteurs.

Cerner les conflits et combattre la corruption. Le politologue Daudi Were a participé au développement d’Ushahidi. Il était un des blogueurs les plus réputés du pays il y a six ans, quand le Kenya a élu son nouveau président et que la nuit de la Saint-Sylvestre s’est terminée en explosion de violence entre les partisans de l’un et de l’autre candidat. En l’espace de quelques heures, même Ngong Road se mua en champ de bataille et plus de 1500 personnes furent tuées dans l’ensemble du pays. «Nous étions secoués, se souvient Daudi Were. Personne ne connaissait l’étendue des violences et nul ne se fiait aux informations du gouvernement.» Il s’est alors mis au boulot avec des amis programmeurs et, en six jours seulement, ils ont développé le logiciel Ushahidi. Plus de 5000 témoins et victimes des violences ont fait connaître par SMS ce qu’ils avaient vécu.

Il existe aujourd’hui quelque 45 000 cartes constituées sur la base de ce programme bricolé en quelques jours par une bande de copains. L’ONU, les experts en droits de l’homme, les services d’aide en cas de catastrophe le mettent en service dans le monde entier. Même les rebelles libyens qui ont eu la peau de Mouammar Kadhafi en 2011 ont fabriqué leurs cartes des combats et des mouvements de troupes avec Ushahidi. En Macédoine, l’ONG Transparency Watch utilise le programme pour enregistrer les cas de corruption. La chaîne de télévision Al Jazeera a cartographié à l’automne 2011 les dégâts causés par un séisme dans la province de Van, en Turquie. Et des scientifiques de l’Université de Heidelberg ont rassemblé sur une carte Ushahidi l’ensemble des ravages causés par le typhon Haiyan aux Philippines.

«Ces cartes ont deux fonctions, explique Daudi Were. Elles servent à avoir une vue d’ensemble de l’importance d’une crise et permettent aux équipes de sauvetage d’entrer en contact avec les victimes et les témoins. On a ainsi pu sauver bon nombre de vies.» Cela parce que les personnes qui interviennent peuvent laisser leur numéro de téléphone ou leur adresse électronique.

Le prochain projet des fondateurs d’Ushahidi s’appellera Brck, contraction du mot anglais brick: un appareil de la taille d’une brique contenant un routeur en mesure de connecter à l’internet jusqu’à 20 téléphones mobiles, laptops et tablettes, y compris dans les villages les plus perdus. Il est pourvu d’un accumulateur capable de suppléer une coupure de courant pendant huit heures. Les premiers prototypes sont en phase de stress test dans les conditions extrêmes relativement courantes au Kenya.

Commencera alors la production en série, sans doute en Asie. Mais Daudi Were compte bien qu’un jour ce type de production soit rapatrié en Afrique. Le Brck serait alors le premier composant hardware produit par des Africains chez eux. Les précommandes sont déjà au nombre de 700, venues d’organisations d’assistance et de l’ONU. Daudi Were estime que les possibilités d’exportation sont gigantesques: 4,3 milliards de terriens ne sont toujours pas connectés. Et de conclure: «Ce qui fonctionne en Afrique peut fonctionner n’importe où!»

©Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzi

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Sven Torfinn / LAIF
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